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Au plus près des besoins de l’enfant – Accompagner l’élève
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Un texte de Daniel Calin
 

Aux yeux de la majorité des enseignants, la structuration des savoirs ne fait pas problème. Les programmes scolaires, compartimentés en disciplines et ordonnés en chapitres à l’intérieur de chacune des grandes disciplines, sont la structuration des savoirs. Certes, les programmes de l’enseignement primaire ont cessé de suivre rigoureusement l’organisation universitaire des disciplines, ce que certains critiques lui reprochent d’ailleurs violemment(1). Au-delà des mots, on retrouve pourtant aisément le fil des disciplines scolaires traditionnelles, même dans les programmes pour l’école maternelle. Quoi qu’il en soit, en cycle III, les disciplines scolaires sont bien là, à peine masquées derrière des titres plus généraux. Le résumé des programmes de ce cycle est très explicite à cet égard : « Le programme du cycle des approfondissements fait apparaître des champs disciplinaires (le français, l’histoire, les mathématiques, etc.) regroupés en grands domaines (« Langue française, éducation littéraire et humaine », par exemple), qui prennent une identité plus forte et préparent les élèves aux disciplines d’enseignement du collège. »

Jean-Paul Sartre, dans La nausée, campe remarquablement(2) un personnage qu’il ne nomme que l’Autodidacte. Cet autodidacte fréquente assidûment la bibliothèque municipale de Bouville pour construire seul sa propre culture. Sa méthode est simple, littéralement lettrée : il lit les volumes de cette bibliothèque dans leur ordre alphabétique. On peut en faire un symbole de l’homme sans école. Certes, tout le savoir humain est dans les livres. Mais comment se l’approprier ? La méthode alphabétique de l’autodidacte est certes une absolue non-méthode. Elle ne génère aucun sens, elle ne tisse aucun lien sensé d’un livre à l’autre. L’école, au sens large, propose sa méthode, longuement polie par sa propre histoire : l’organisation disciplinaire des connaissances et les progressions définies par les programmes dans chaque discipline. Et certes un « escholier » est moins menacé d’absurdité et de non-sens que l’Autodidacte de Bouville. Mais pour autant sait-il bien ce qu’il sait ? Quel sens ont réellement pour lui l’ensemble des enseignements qu’il a suivis, selon les distinctions et les progressions définies par les programmes ?

De fait, on reproche de longue date aux programmes scolaires, dès l’enseignement primaire et plus encore pour l’enseignement secondaire, de conduire à un simple empilement de connaissances, dans chaque champ disciplinaire comme dans l’ensemble. Ce morcellement des connaissances menace leurs significations, comme la signification de l’ensemble de la culture scolaire, presque autant que le désordre alphabétique de l’Autodidacte. Cette précarité du sens des enseignements scolaires tient, nous semble-t-il, à deux phénomènes distincts, même s’ils sont probablement interdépendants.

Le premier tient au plan d’ensemble de l’enseignement, à savoir sa structuration en disciplines séparées. Pour que ce système puisse faire sens pour des élèves, il faudrait que le sens de cette organisation en disciplines soit travaillé, lui-même enseigné. Or, il n’est ni pensé ni enseigné, sauf peut-être par quelques enseignants exceptionnels. Plus exactement, le système présuppose que chaque discipline se définit elle-même, en particulier par son « objet » ou son « champ ». Ce qui ne fait que déplacer le problème : comment spécifier chacun de ces « objets » sans le faire par rapport aux autres ? Ici, c’est pourtant l’ensemble qui peut seul donner sens aux parties. Cette absence de fondation du système des disciplines menace de tarir à sa source la signification de tout enseignement. Bourdieu dirait ici que de ce fait seuls les héritiers de la culture ont les clefs du système, ce qui fait que cet immense implicite serait le plus parfait barrage à la réussite des enfants du peuple. Peut-être, pour une part. Mais, concrètement, quelle famille, même cultivée, est capable de transmettre à ses enfants les significations du système des disciplines ? Il est plus probable que les familles cultivées elles-mêmes n’ont généralement pas ces clefs, tout simplement parce qu’elles sont elles-mêmes le produit du système scolaire, tel qu’il est de longue date(3), y compris dans ses silences ou ses implicites.

Le second phénomène qui fragilise le sens du système scolaire tient à la manie analytique de la programmation scolaire. On pourrait en donner de multiples exemples. Celui de la programmation scolaire des apprentissages de la temporalité nous semble particulièrement révélatrice. Le temps, dont Kant faisait une forme a priori de la sensibilité, est, avec l’espace, une grande notion organisatrice, qui joue à l’évidence un rôle majeur dans l’organisation de nos représentations. Voyons comment les programmes scolaires envisagent d’initier les enfants à cette notion. Sous la rubrique “Le temps qui passe”, le programme pour l’école maternelle commence par affirmer : « Le temps du tout-petit est un temps cyclique, caractérisé par le retour régulier d’événements attendus ». Et les compétences à viser telles que la suite du programme les définit se limitent effectivement à la reconnaissance des constituants fondamentaux de la temporalité(4) et à l’exploration des temps cycliques, en particulier sociaux(5). Il faut attendre le cycle III pour initier vraiment les élèves au temps linéaire, au temps historique. Mais qui a décidé que « le temps du tout-petit est un temps cyclique » ? Dès la deuxième année, les petits sont au contraire travaillés par leur propre croissance, par leurs propres progrès, en particulier dans la foulée de la grande conquête qu’est pour eux la marche. L’entrée à l’école maternelle, généralement annoncée et longtemps attendue, est elle-même une expérience majeure de la temporalité. Or, il n’est nullement question de temps cyclique, ici, ni dans la marche, ni dans l’entrée à l’école, mais bien d’expériences majeures, lourdement significatives, de la temporalité linéaire. Plus globalement, les petits, plus encore que les enfants plus grands d’ailleurs, sont obsédés par le devenir-grand, dont ils savent bien qu’il est sans retour. Enfermer ces enfants conquérants dans une temporalité cyclique est plus qu’une erreur, c’est leur couper les ailes, ces ailes qui sont précisément le moteur de leur investissement scolaire. Chez les petits comme chez les grands, la temporalité ne peut prendre sens que globalement, des rythmes courts au fil de la vie et du monde. Plus tard dans la scolarité, le découpage annuel des programmes d’histoire perpétuera ce dysfonctionnement majeur : l’histoire ne peut commencer à prendre sens que lorsqu’on l’a parcourue toute entière. À vrai dire, c’est le présent qui lui donne sens pour nous. Or l’on sait que les programmes d’histoire, s’ils vont jamais dans les faits jusqu’au présent, ne le font qu’à la fin.

La structuration des savoirs scolaires nous semble donc bien poser, fortement, problème, malgré l’ordre rigoureux des programmes, voire, comme nous venons de le voir, du fait de cet ordre, dont la rigueur n’est qu’apparente. On sait que, dans la névrose obsessionnelle, la manie de l’ordre est une façon d’écraser le sens possible des conduites obsédantes. On peut se demander si l’ordre scolaire n’est pas lui aussi une machine à écraser le sens de l’école plus qu’une organisation pour l’incarner et le transmettre.

La réponse en vogue depuis deux ou trois décennies aux problèmes induits par l’émiettement des savoirs est l’interdisciplinarité. C’est d’ailleurs cette idée d’interdisciplinarité qui inspire manifestement les regroupements thématiques opérés par les programmes scolaires de 2002. À l’école élémentaire, l’enseignant, seul en charge de sa classe, peut donner sens à cette interdisciplinarité, dans la mesure où il en est intellectuellement capable(6), en faire le levier d’un travail avec ses élèves sur le sens général des savoirs scolaires, en particulier en cycle III, probablement. Dans les lycées et collèges, on sait que les pratiques interdisciplinaires butent sur la puissance des identités disciplinaires des enseignants, même si la création des travaux personnels encadrés(7) et leur généralisation à partir de la rentrée 2000, a peut-être initié une évolution intéressante, si du moins la contre-réforme initiée par le ministère Fillon(8) n’inverse pas la tendance. Quoi qu’il en soit, l’interdisciplinarité ne peut être qu’une réponse partielle à la question posée. Voire une réponse pervertie : organiser le côtoiement des disciplines est peut-être le meilleur moyen de conserver l’ordre en place, et le désordre fondamental qu’il masque.

L’auteur qui pose le mieux la question de la structuration des savoirs scolaires est sans conteste Edgar Morin. À l’intérieur de chaque discipline, Morin met l’accent sur ce qu’il nomme les « savoirs stratégiques », qui organisent un champ de savoir, voire irradient sur plusieurs champs. Il fait du code génétique dans la biologie contemporaine un exemple caractéristique de savoir stratégique. Il souligne qu’un savoir n’est en général stratégique qu’à un moment donné de l’histoire de la pensée. En biologie, le savoir stratégique fondateur au XVIIIème siècle a été l’anatomie, savoir qui a été le creuset de la découverte de l’évolution des espèces, savoir stratégique à son tour du milieu du XIXème au milieu du XXème siècle. Or, les programmes scolaires, à tous les niveaux, se contentent d’aligner des notions, sans les hiérarchiser. Cette idée d’une hiérarchisation des notions « au programme » suscite d’ailleurs une forte méfiance de la plupart des enseignants, qui y voient une validation des « impasses » des élèves et une justification potentielle de la remise en cause des volumes horaires impartis à leur discipline.

Morin met également l’accent sur des concepts stratégiques particuliers, et particulièrement stratégiques, en ce sens qu’ils sont transversaux, transdisciplinaires, à l’exemple du concept de « code », concept technique au départ, issu surtout du droit, promu par la linguistique saussurienne, repris ensuite par la biologie, d’usage important en ethnologie et en sociologie. Bien d’autres concepts occupent des positions tout aussi particulières : loi, modèle, système, interaction, etc. Certains concepts fondamentaux traversent pratiquement tous les savoirs, comme les concepts d’espace et de temps. Il faudrait bien sûr y ajouter le concept clef de « complexité » proposé par Edgar Morin lui-même, comme principal fédérateur des savoirs contemporains. De tels concepts, atomisés entre les diverses disciplines qui les manient, perdent l’essentiel de leur sens, qui est précisément d’être des organisateurs généraux de la pensée.

On a pu dire que « La culture, c’est ce qui demeure dans l’homme lorsqu’il a tout oublié »(9). Cette formule paradoxale trouve peut-être ici sa signification. L’accumulation scolaire des savoirs est parfois source d’une certaine forme d’inculture, par incapacité à utiliser intelligemment les savoirs accumulés, voire incompréhension profonde de ces savoirs eux-mêmes. On peut être à la fois savant et ignare, comme l’Autodidacte campé par Sartre. Si l’amnésie n’est évidemment pas un idéal de culture, cette formule dit assez bien à quel lent et obscur travail de « digestion » des savoirs appris il est nécessaire de se livrer pour en tirer, selon la formule de Rabelais, « la substantifique moelle »(10), qui serait ici un ensemble de représentations susceptibles d’éclairer notre humaine condition.

Piaget a toujours fait place, dans la psychogenèse, à ce qu’il nommait l’organisation, sans avoir jamais vraiment travaillé sur ce concept. Selon lui, les expériences nouvelles impliquent une déstabilisation des structures cognitives en place, à laquelle le sujet répond par un travail cognitif d’adaptation ou d’accommodation, selon les cas, en particulier selon le degré de nouveauté de l’expérience. Mais ces processus partiels d’adaptation ou d’accommodation menacent la cohérence générale des structures cognitives en place, qui doivent, en interne et en arrière-plan, se réorganiser ou se transformer en profondeur. C’est ce dernier processus que Piaget nomme l’organisation. On peut certainement rapprocher ce concept piagétien de la question de la structuration des savoirs. Piaget, comme toujours en ce qui concerne le développement intellectuel, se méfie des pédagogues et fait confiance au fonctionnement spontané de l’enfant. En ce qui concerne l’organisation générale de la pensée, il est clair que l’observation de l’état intellectuel de la grande majorité des élèves au débouché de leur cursus scolaire ne plaide guère en faveur de la thèse piagétienne d’une organisation spontanée de la pensée. Il nous semble nécessaire d’appeler l’attention des futurs enseignants sur la difficulté des élèves à élaborer une culture ordonnée, à construire un ensemble cohérent de représentations d’eux-mêmes et du monde, qui est au fond l’ultime mesure de la validité humaine de tout enseignement. Cette construction globale du savoir ne résulte certainement pas automatiquement de l’accumulation linéaire de savoirs partiels. Elle appelle pour le moins un accompagnement pédagogique. Il est vrai que les modalités d’un tel accompagnement à la construc­tion des savoirs reste, largement, à inventer.

Daniel Calin
Septembre 2006


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Propositions bibliographiques


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Notes

(1) En particulier ceux qui s’auto-proclament « républicains ». Voir le point 6.1, titre Éduquer ou instruire ?

(2) Mais avec un mépris de jeune bourgeois formé aux meilleures écoles, difficilement supportable quand on n’est pas de ce monde-là.

(3) On peut faire de La grande didactique de Comenius (1592-1670), sinon la source, du moins le symbole de cet ordre scolaire. La grande didactique (ou l’art universel de tout enseigner à tous) a été éditée en français par Klincksieck en 2002.

(4) En particulier l’agencement passé/présent/futur.

(5) « Être capable de reconnaître le caractère cyclique de certains phénomènes, utiliser des repères relatifs aux rythmes de la journée, de la semaine et de l’année (...) ».

(6) Il est lui-même un produit de l’école telle qu’elle est !

(7) Voir les textes de références à partir de cette page Web.

(8) Voir l’arrêté du 9 décembre 2004 supprimant les TPE au baccalauréat.

(9) Souvent déformée ainsi : « la culture, c’est ce qui reste lorsqu’on a tout oublié », il s’agit d’une formule d’Édouard Herriot, dans ses Notes et Maximes, Hachette, 1961. Édouard Herriot attribue cette formule à un « pédagogue japonais », sans le nommer. Karl Petit, auteur d’un Dictionnaire des citations du monde entier (Marabout, 1960), en attribue l’inspiration à la femme de lettres suédoise Selma Lagerlöf, prix Nobel de littérature en 1909).

(10) Dans Gargantua.


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