Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

Au plus près des besoins de l’enfant – Accompagner l’élève
Texte précédent Quelle place accorder à l’erreur dans sa pratique pédagogique ? Texte suivant

 

 
Un texte de Daniel Calin
 

À l’école, les erreurs ont longtemps été des fautes. Elles n’étaient pas considérées comme des occasions d’apprendre, mais comme les bases de l’évaluation. Elles étaient suivies d’une correction, dans laquelle les maîtres se contentaient généralement d’amener l’élève à effacer sa faute en lui substituant la bonne réponse, dictée par la maître, à la mauvaise réponse qu’il avait produite lorsqu’il était livré à lui-même, lors de la réalisation de l’exercice ou du devoir(1). Malgré les évolutions en cours depuis une vingtaine d’années, il n’est pas certain que l’esprit des classes d’aujourd’hui ait vraiment changé. L’évolution est peut-être plus dans les mots que dans les choses, conformément à cette loi fondamentale de nos grandes révolutions intellectuelles contemporaines, qui se réduisent le plus souvent à substituer le troisième âge à la vieillesse ou le sans domicile fixe au clochard...

 

Quel est le problème ?

Selon le modèle pédagogique actuellement dominant, le terme même de faute serait à proscrire, du fait de sa connotation morale négative. Il faudrait lui substituer le terme neutre d’erreur. L’idée est plus ancienne qu’on ne l’imagine. Alain, déjà, dans son propos XXIX(2), opposait l’enseignement scolaire à l’apprentissage en milieu professionnel. Les exigences du monde du travail, en termes d’efficacité et de rentabilité, font que les erreurs de l’apprenti sont coûteuses pour le maître, donc interdites autant que possible. Alain montre qu’une telle situation interdit toute réflexion au profit de l’imposition d’une conformité rigoureuse à un modèle. Il conclut : « un gamin qui gagne sa vie fait une mauvaise expérience. Il prend la prudence trop tôt ; il apprend à ne plus oser ». Et plus loin : « l’enfant qui a été apprenti trop tôt, et trop peu de temps écolier, est toute sa vie machine ». Alain oppose l’école aux exigences productivistes du monde du travail, étouffantes pour toute pensée. L’école n’est pas soumise aux contraintes de la production, mais vouée au travail de la pensée, lequel exige tâtonnements, recherches, essais et erreurs : l’école « échappe à la sévère loi du travail ; ici l’on se trompe, l’on recommence ; les fausses additions n’y ruinent personne ». Ce qu’il n’appelle pas encore le droit à l’erreur est une condition au développement de l’esprit : « l’entendement (...) se trompe, mais prend force par l’erreur redressé ». Plus loin : « nous ne raisonnons jamais que sur une erreur reconnue ».

Alain anticipe ainsi remarquablement sur la philosophie bachelardienne, dont on s’accorde d’ordinaire à faire l’inspiratrice des pédagogies de l’erreur(3). Bachelard appelait à les professeurs à « une psychologie de l’erreur, de l’ignorance, de l’irréflexion »(4). Il ne conçoit l’enseignement scientifique que comme un exercice de transformation : « il s’agit alors, non pas d’acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale »(5). Il poursuit : « toute culture scientifique doit commencer (...) par une catharsis intellectuelle et affective »(6), car la science est une longue « perspective d’erreurs rectifiées »(7). Plus brutalement, il oppose ce qu’il nomme l’âme professorale, « toute fière de son dogmatisme, immobile dans sa première abstraction, appuyée pour la vie sur les succès scolaires de sa jeunesse » à « l’âme en mal d’abstraire et de quintessencier, conscience scientifique douloureuse, livrés aux intérêts inductifs toujours imparfaits, jouant le jeu de la pensée sans support expérimental stable »(8). Alain et l’erreur reconnue, Bachelard et l’erreur rectifiée, ces deux auteurs invitaient déjà les enseignants à faire de l’erreur le ressort même de la formation intellectuelle des écoliers. Malgré la large reconnaissance dont ils ont chacun bénéficié de leur temps, on a l’impression qu’ils ont été fort peu entendus par leurs étudiants ou leurs lecteurs.

 

Qu’on ne s’y trompe cependant pas. Alain n’appelle pas à renoncer à la faute, ni au mot, ni à son esprit. Bachelard n’a cessé de mettre en avant la dimension ascétique de toute formation intellectuelle. Alain a écrit, sans craindre de nommer les réalités : « [le maître] veut placer le petit sot en présence de sa propre sottise ». Et plus loin : « ce n’est pas peu de chose si le sot rit d’une énorme erreur qu’il a faite. Par ce rire, il se juge lui-même ». Et ce jugement de soi par soi est la clef même du progrès de la pensée, ce qui permettra à l’écolier de ne pas être machine toute sa vie : « Et quand l’écolier content de soi découvre la faute, c’est une honte sans crainte, c’est-à-dire à laquelle l’opinion des autres n’ajoute rien. Cette autre prudence est la pensée. » On est loin de certaines mièvreries contemporaines qui voudraient, en changeant les fautes en erreurs, ne surtout pas blesser l’élève. Le problème n’est pas de blesser ou non l’élève, le problème est de le rendre maître de sa pensée. Le tort majeur des pratiques traditionnelles n’est pas de sanctionner des fautes, mais de ne pas amener l’enfant à comprendre sa faute comme faute, en se contentant le plus souvent, face à la faute de l’élève, de poser à nouveau le bon modèle, la bonne réponse. « Pédagogie » du dressage, typique selon Alain des apprentissages en milieu professionnel, qui rabaisse l’élève comme le maître, indigne de l’école, qui doit toujours être vouée à l’essor de la pensée.

Il est d’ailleurs loin d’être assuré que la substitution de la sanction des fautes par un travail de rectification des erreurs évite de blesser l’élève. Même autorisé par le maître à se tromper, l’élève est rarement assez sot pour ne pas comprendre qu’il s’est trompé, alors que d’autres ont trouvé la bonne réponse ou la bonne manière de faire. Et comme ce sont souvent les mêmes qui se trompent, les effets négatifs reprochés aux pratiques pédagogiques traditionnelles risquent fort de se retrouver inchangées dans les « pédagogies de l’erreur » ou les « pédagogies de l’essai ». Voire aggravées : le travail sur l’erreur implique un retour sur soi difficile, voire très pesant, pour beaucoup d’élèves. Après tout, les élèves qui se trompent souvent sont des élèves dont le problème fondamental est qu’ils ne possèdent pas les capacités métacognitives pour moins se tromper(9). Les seuls élèves pour lesquels la compréhension de leurs erreurs n’est pas problématique sont les bons élèves.

Le problème essentiel ici n’est pas d’adoucir la relation à l’élève. Il est d’abord d’autoriser l’élève à se tromper, de ne pas dramatiser excessivement la faute, de poser clairement le principe que la classe est un lieu ouvert aux tâtonnements de la pensée : c’était déjà la position d’Alain. Il s’agit ensuite de faire de la faute une occasion d’apprentissage intelligent, donc une erreur à comprendre et à rectifier. Cela suppose de considérer l’élève non comme objet à mesurer mais comme sujet pensant, comme acteur de ses pensées, de ses pensées justes comme de ses pensées fausses. Vouloir par trop atténuer pour ses élèves les chocs de la découverte de leurs errements, c’est les postuler comme faibles, c’est refuser de faire confiance à leur capacité à sortir grandis de leurs épreuves, c’est nier la réalité du développement de la pensée : erreurs reconnues, erreurs rectifiées, vérité conquises.

En cela, le travail sur la faute ou l’erreur, peu importe le mot, n’est pas un moment de la pédagogie, c’est l’essentiel de la pédagogie. Si l’on distingue didactique et pédagogie, le maître se fait pédagogue essentiellement lorsqu’il va vers l’élève, lors qu’il s’approche suffisamment près de ses incompréhensions et de ses errements pour être en mesure de l’accompagner dans le travail de rumination de ses erreurs qui seule peut faire jaillir l’étincelle d’une intelligence vraie. Un bon pédagogue est alors celui qui, à travers cet accompagnement, comprend avant l’élève, parfois juste avant lui, pourquoi il s’est trompé et qui l’amène alors à entrevoir, guidé par lui mais par lui-même cependant, les raisons de ses déraisons. Ainsi conçue, la pédagogie de l’erreur est une transmission de conscience et d’intelligence. C’est le fond du métier. C’est, définitivement, sa plus grande difficulté.

Daniel Calin
Septembre 2006


*   *   *
*

Propositions bibliographiques


*   *   *
*

Notes

(1) Notons toutefois que les bons maîtres, même très traditionnels, tiraient parti des « fautes » de leurs élèves pour réguler leur propre enseignement, reprendre leurs leçons par d’autres voies, trouver des explications ou des démonstrations mieux adaptées. Voire pour revenir en arrière, combler des lacunes ou reprendre des notions mal acquises. Il est toujours absurde d’imaginer que l’intelligence pédagogique puisse être une invention récente.

(2) Propos sur l’éducation, pages 75 à 77.

(3) Stella Baruk, qui est l’initiatrice de ce courant pédagogique, est ouvertement bachelardienne.

(4) La formation de l’esprit scientifique, page 18.

(5) Idem.

(6) Idem.

(7) Ibidem, page 10.

(8) Ibidem, page 9.

(9) Nous posons ici le principe, à l’encontre de bien des théories explicatives ressassées, que les difficultés scolaires prennent le plus souvent racine essentiellement dans des capacités métacognitives insuffisantes.


*   *   *
*

Informations sur cette page Retour en haut de la page
Valid XHTML 1.1 Valid CSS
Dernière révision : mercredi 01 janvier 2014 – 00:00:00
Daniel Calin © 2013 – Tous droits réservés