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Un texte de Daniel Calin
 

La question des finalités de l’école est susceptible d’approches multiples.

La domination actuelle d’une certaine idéologie « économique » tend souvent à la réduire à la préparation des nouvelles générations à l’entrée sur le marché du travail. Le système scolaire devrait avant tout préparer l’insertion professionnelle future de ses élèves actuels, et devrait être jugé sur la bonne conduite de cette mission. Peur du chômage et montée des attitudes consu­méristes des familles, comme des élèves eux-mêmes dans l’enseignement secondaire et supérieur, contribuent solidairement à la montée en puissance d’une telle approche.

A priori à l’autre extrême d’un certain échiquier idéologique, on trouve l’idée que la finalité essentielle de l’école est l’éducation à la citoyenneté, la formation des futurs citoyens. Cette conception est largement répandue parmi les professeurs des écoles. Elle est même nettement mise en avant dans les textes réglementaires eux-mêmes, comme si l’enseignement primaire était relativement protégé des préoccupations professionnelles qui pèsent dès le collège. Parado­xalement, nous semblons nous soucier d’autant plus d’une éducation citoyenne que les élèves sont éloignés de l’âge de la citoyenneté.

Il est possible aussi de considérer que ces deux conceptions sont moins opposées que ne le pensent souvent leurs partisans respectifs. La recherche d’une utilité économique ou professionnelle n’est effectivement pas sans points communs avec la recherche d’une utilité sociale et politique. Ces deux conceptions sont axées sur un souci commun de socialisation, même si cette finalité est vue sous des angles différents, mais peut-être après tout plus complémentaires que réellement opposés. Contre cette prééminence accordée au social, au collectif, on peut choisir de privilégier la recherche de l’épanouissement des personnes. Ou encore, peut-être comme une modalité particulière de ce choix de l’épanouissement des personnes, viser avant tout la formation intellectuelle et culturelle, c’est-à-dire, au fond, faire de l’école sa propre finalité, tentation banale de bien des enseignants, à tous les niveaux du système éducatif, malgré sa nette coloration « autistique ».

On le voit, la question des finalités de l’école est complexe et ouverte. Plus que d’approches « pragmatiques », qui reposent toujours sur des choix préalables qu’elles ne font ensuite que justifier, cette question appelle à une interrogation philosophique, à portée très générale. Les choix éducatifs ne peuvent pas ne pas impliquer des choix anthropologiques : éduquer les hommes et les femmes de demain, c’est nécessairement choisir l’humanité que l’on veut pour demain.

 

La philosophie de l’éducation : présentation

La philosophie de l’éducation interroge l’ensemble des pratiques éducatives, sur leurs finalités, comme sur les principes méthodologiques qui les guident. Elle consiste, comme toute entreprise philosophique, plus à ouvrir des questionnements ou à les maintenir ouverts qu’à leur apporter des réponses assurées ou définitives. Elle est en cela vitale pour faire barrage aux dérives technicistes qui menacent en permanence les pratiques éducatives, sous les pressions croisées des multiples experts qui se penchent sur elles : économistes, médecins, spécialistes des neurosciences, psychologues de diverses obédiences, sociologues, etc. Elle est également vitale pour résister à la redoutable et florissante espèce des bureaucrates évaluateurs, non pas pour s’opposer à toute évaluation(1), mais pour poser sur le fond les difficiles questions du choix de ce qu’il est acceptable d’évaluer et des méthodes acceptables pour le faire.

Les pédagogues sont devenus très soucieux du sens des apprentissages pour les élèves. Mais cette question ne prend toute sa dimension qu’en s’ouvrant sur celle du sens de l’apprentissage scolaire lui-même en général, du sens de la présence à l’école, donc du sens de l’institution scolaire elle-même. Et l’institution scolaire ne peut prendre sens qu’en relation avec ses modalités d’articulation avec la société dans son ensemble. Le « pourquoi va-t-on à l’école ? » mène au « pourquoi et comment vivre ensemble ? ». Et, au fond, au « pourquoi vivre ? » C’est probablement ce cheminement qui a conduit ces dernières années au développement de pratiques d’interrogation philosophique avec les élèves eux-mêmes, même avec les enfants des écoles primaires(2). L’important est moins d’apporter une réponse, au fond impossible, que d’ouvrir un espace à la mise en mots et à la mise en commun des interrogations et des perplexités. Apprendre aux enfants à circuler sur des réseaux de question, donc, afin de ne pas les laisser buter sur un mur d’incompréhension et de silence.

Appliquée aux pratiques scolaires, le regard philosophique est par ailleurs la source d’un des principes les plus précieux du système scolaire français : la liberté pédagogique des ensei­gnants. Régulièrement menacé, voire entamé, par les gestionnaires du système éducatif, ce principe suppose en effet que l’éducation est irréductible à une pratique technique. Toute pratique technique est susceptible d’être évaluée en termes d’efficacité et de rentabilité et ces critères tendent à encadrer strictement les choix des « techniciens ». Dans un monde façonné par des progrès technologiques spectaculaires, la tentation est grande d’appliquer à l’école les modèles issus de l’univers des technologies. Si l’éducation ne doit pas être jugée seulement en termes d’efficacité, encore moins de productivité, c’est qu’elle engage toujours, de part en part, des valeurs, donc, en profondeur, la conscience de ses acteurs, professeurs comme élèves. Seule la permanence et la vitalité du questionnement philosophique peut maintenir vivants les fondements humanistes de la liberté pédagogique des enseignants.

Nous allons voir que la philosophie de l’éducation est travaillée par des oppositions qui prennent souvent des formes virulentes, en particulier en France, pays dans lequel la question scolaire occupe une place politique exceptionnelle. Mais nous verrons aussi que toutes ces antinomies, sans exception, ne résistent pas à l’analyse : chacune d’elle définit plus des facettes complémentaires des réalités de l’éducation que des orientations inconciliables.

 

Les antinomies de la philosophie de l’éducation

Éduquer contre la nature ou éducation naturelle ?

L’opposition la plus ancienne et apparemment la plus irréductible met face à face les partisans d’une éducation qui doit s’opposer à la nature de l’enfant et ceux d’une éducation qui doit permettre à la nature de l’enfant de s’épanouir.

La première a des racines anciennes, en particulier chrétiennes : l’enfant, et tout particu­lièrement le petit enfant, porte la marque du péché originel, l’enfant d’avant le langage est étranger au Verbe divin, son impulsivité et son animalité doivent être bridées et combattues pour l’arracher au péché et l’ouvrir à la pensée, pour l’amener au bien et à la raison, à cet « âge de raison » que la tradition chrétienne situait vers sept ans. Cette conception est inscrite dans l’étymologie : éduquer, c’est ex-ducere, conduire hors de. Hors de la nature animale de l’être humain. On retrouve des représentations similaires chez des penseurs éloignés de toute religiosité, y compris chez certains fondateurs de la modernité. Freud, en particulier, pourtant souvent mis au service d’une certaine permissivité éducative, défend, dans Malaise dans la civilisation, des conceptions qui font de l’œuvre « civilisatrice », au niveau individuel comme au niveau collectif, une indispensable répression des penchants destructeurs des individus humains. L’éthologue Konrad Lorenz considère, lui, que l’éducation doit se substituer aux régulations instinctuelles défaillantes de l’espèce humaine(3).

On fait habituellement de Rousseau le représentant d’une position diamétralement opposée : l’éducateur doit préserver l’enfant des perversions du « monde », de la vie sociale et lui permettre, dans un cadre naturel exemplaire, de déployer sa nature intime, guidée par un « instinct divin » qui ne peut le porter que vers le bien(4). Maria Montessori comme Célestin Freinet, ces deux inspirateurs essentiels des pédagogies modernes, font largement écho aux perspectives ouvertes par Rousseau. L’entreprise éducative, scolarisation comprise, est mise au service de l’épanouissement de l’enfant, du déploiement des potentialités inscrites dans sa nature. C’est la croissance naturelle de l’enfant qui doit guider un « éducateur » dont la fonction consiste seulement à accompagner et favoriser ce développement naturel, et non à l’induire ni la façonner. L’appel de Pindare(5), « Deviens ce que tu es », pourrait résumer convenablement ce type de conception de l’éducation. On retrouve cet idéal d’une scolarisation réglée sur la dynamique développementale interne de l’enfant aussi bien dans l’attention portée par Maria Montessori aux périodes sensibles à tel ou tel apprentissage que dans l’appel constant de Piaget aux pédagogues pour qu’ils « respectent » les stages développementaux de l’intelligence enfantine(6), en particulier plutôt que de les précéder. On peut rapprocher de la même logique l’attention portée depuis deux décennies aux rythmes biologiques de l’enfant(7), et la volonté d’amener l’école à respecter cette temporalité intime de ses élèves(8).

 Doux rêveurs contre pessimistes réalistes, on est tenté de résumer ainsi ce débat, dès lors vite tranché : la moindre expérience des cours de récréation a vite fait de détruire les illusions rousseauistes sur la bonté naturelle de l’enfance, tout comme la moindre expérience des salles de classe amène à s’interroger sérieusement sur la réalité d’un goût naturel des enfants pour les études. Les problématiques de la plupart des théoriciens de l’éducation sont cependant plus complexes. Par exemple, le pédagogue américain John Dewey (1859-1952), théoricien d’une pédagogie fondée sur les centre d’intérêts de l’enfant, reste à bien des égards rattaché au naturalisme optimiste de Rousseau. Il a cependant constamment insisté sur la distinction entre les désirs immédiats de l’enfant et ses intérêts profonds. Il charge donc le pédagogue d’amener l’enfant à suivre ces intérêts profonds, dont il n’a pas spontanément conscience, plutôt que ses désirs immédiats. Position certainement très sage, mais fort éloignée de tout culte de la spontanéité enfantine. De même, une lecture un tant soit peu attentive de L’Émile montre que l’éducation selon Rousseau a plus à voir avec un art consommé de la manipulation qu’avec un abandon aux mouvements spontanés de l’enfant. Il est même tentant d’interpréter son souci de préserver l’enfant des influences délétères de la vie sociale en l’élevant dans un cadre naturel comme la manifestation d’un désir de contrôle absolu sur tout ce qui est susceptible d’infléchir le développement de son cher élève. Chez Maria Montessori, plus clairement encore, la « liberté » laissée aux enfants dans leurs activités est encadrée par une régulation rigoureuse de l’accès aux matériels éducatifs.

On en vient parfois à se demander qui est le moins « directif », du maître austère qui du haut de sa chaire laisse au moins un espace à l’insoumission, ou du bon pédagogue rousseauiste qui enserre son élève de sa toute-puissante bienveillance. C’est probablement qu’au fond une confiance absolue dans la capacité des enfants à se développer convenablement est incompatible avec l’idée même d’éducation. Et les rares exemples d’enfants livrés à leur « spontanéité » montrent à quel point il serait absurde de voir là un idéal(9). Edgar Morin a parfaitement montré que la nature humaine s’était construite, à travers le processus d’hominisation, comme une adaptation biologique à la culture(10). Elle appelle donc l’acculturation. Et la nature de l’enfant ne peut qu’appeler une éducation, quelles que soient les formes que cette entreprise éducative puisse prendre ou ait pu prendre au cours de l’histoire de l’humanité.

Inversement, on ne saurait assimiler la tradition éducative chrétienne à une « fabrication » de l’enfant par l’adulte. Le christianisme aurait d’ailleurs tôt fait de voir là, à fort juste titre, une forme extrême du péché d’orgueil : Dieu seul fait l’homme, et il l’a fait à son image. L’éducation ne crée pas l’âme, donnée par Dieu dès la naissance ou la conception. Elle ne peut que l’aider à prendre progressivement l’ascendant sur le corps, sur l’animalité pécheresse de l’enfant. Elle ne saurait prétendre à une création, elle se doit seulement d’accompagner une assomption. Freud est moins éloigné qu’il ne peut y paraître de ce modèle : il n’appelle pas à une répression massive des instincts, dont il connaît le pouvoir pathogène, mais à une sublimation aussi large que possible des énergies instinctuelles, sans lesquelles l’œuvre civilisatrice ne saurait s’épanouir.

D’une façon plus générale, les pédagogies les plus « autoritaires » ou les plus « directives » ne peuvent se réduire au laminage d’une nature enfantine supposée mauvaise ou dangereuse. Ces pédagogies, comme toutes les autres au fond, en appellent à la « part raisonnable » de l’enfant, ou à son potentiel de raison, qu’elles se donnent pour objectif de développer, comme toutes les pédagogies éthiquement acceptables. Elles sont donc contraintes à se chercher des alliés en l’enfant lui-même, afin qu’il puisse « intérioriser » les règles et les savoirs qu’elles veulent transmettre, se les approprier, en faire une dimension authentique de sa personnalité, et non une gangue imposée, définitivement étrangère à son être. Sinon, on sort de registre de l’éducation pour sombrer dans celui du terrorisme. Ou du pur dressage : il n’est guère que du côté du comportementalisme qu’on puisse trouver une éducation indifférente à la subjectivité de celui auquel elle s’applique. Mais, à l’encontre de ces prétentions « éducatives » des comportementalistes, de Pavlov(11) et Skinner(12) à leurs émules contemporains(13), on peut suivre Olivier Reboul lorsqu’il écrit que le dressage « se situe à un niveau plus bas que tout apprentissage, car son résultat est un automatisme aveugle et qui n’a pas d’utilité pour le sujet lui-même mais seulement pour le dresseur »(14). Il conclura ce chapitre en affirmant : « un apprentissage humain est celui où l’on apprend à apprendre et par là même à être »(15).

 

Épanouir ou adapter ?

Une autre antinomie classique de la philosophie de l’éducation oppose la recherche de l’épanouissement de l’enfant au souci de son adaptation à la société. Cette antinomie n’est manifestement pas sans lien avec la précédente : l’idéal d’épanouissement de l’enfant tend à présupposer chez lui une essence intrinsèquement bonne qu’il suffirait d’aider à se déployer, alors que la volonté d’adapter l’enfant aux exigences de la vie sociale présuppose une lutte contre ce qui chez lui résiste à ces exigences de la vie sociale.

On peut rapprocher de cette antinomie une autre opposition en lien très étroit avec elle, entre deux conceptions antagoniques des rapports entre l’école et son environnement. La recherche de l’épanouissement personnel des élèves tend à faire de l’école un lien relativement clos, replié sur lui-même, protégé des duretés de la vie sociale adulte. C’est le très vieil idéal d’une école conventuelle heureuse, dont l’abbaye de Thélème(16) imaginée par Rabelais est certainement la plus belle représentation. Inversement, la volonté d’ouvrir l’école sur la vie est généralement liée à des objectifs adaptatifs, en lien en particulier avec les exigences du marché du travail, donc, à la fois, avec les besoins des entreprises en main-d’œuvre et les stratégies d’insertion et d’ascension sociales des familles, ou des élèves et étudiants.

On peut rapprocher également de cette antinomie l’opposition très classique entre le souci de la culture générale et la recherche de la formation professionnelle. Ce rapprochement suppose que l’on admet que la formation intellectuelle et culturelle est nécessairement une source d’épanouissement, alors que la formation professionnelle est inévitablement pesante et ennuyeuse. Il est clair que ces présupposés sont loin de correspondre aux appréciations de tous les élèves. Manifestement, le scolaire « classique » ennuie prodigieusement nombre d’élèves, qui ne commenceront à investir la « scolarité » que lorsqu’elle deviendra formation professionnelle. On peut interpréter ces préjugés résistants comme la traduction d’un fonds de mépris latin, et chrétien, pour le monde du travail.

Il faut bien entendu relativiser cette opposition classique entre épanouissement et adaptation. Une telle opposition est d’abord fondée sur une sous-estimation de l’importance de l’insertion sociale pour l’épanouissement personnel. La multiplication contemporaine des situations de marginalisation et d’exclusion montrent pourtant par contraste à quel point une bonne insertion sociale conditionne profondément les possibilités d’épanouissement personnel. Les exemples de marginalité heureuse, choisie ou non, sont rarissimes, si tant est qu’ils existent ailleurs que dans des songes. La marginalisation est au contraire un univers de souffrance, voire de troubles psychiques sévères(17). Plus fondamentalement, nous sous-estimons presque toujours la dépen­dance de notre structuration psychique par rapport à nos milieux d’insertion, tant personnels que professionnels. Les situations de rupture, que notre monde multiplie, viennent rappeler les dures réalités de ces dépendances intimes.

Cette opposition entre épanouissement et adaptation est d’ailleurs particulièrement contestable lorsqu’elle s’applique à des enfants. Nous avons vu(18) à quel point les enfants, en particulier durant la seconde enfance, celle de l’école élémentaire, sont attachés à la vie groupale, psychiquement dépendants d’une bonne insertion parmi leurs pairs, laquelle est alors une condition indispensable à leur bon développement psychique et relationnel. Durant cette phase de la vie, la société des enfants est d’ailleurs elle-même « éducative », d’une façon souvent plus brutale, et plus efficace, que les adultes, en terme d’imposition de conduites adaptées à la vie en collectivité. Certes, l’ampleur de l’investissement groupal varie beaucoup d’un enfant à l’autre, comme elle variera par la suite chez les adultes. Certains enfants ont besoin de temps importants de repli – c’est souvent le cas des grands lecteurs. D’autres s’ennuient très vite dans la solitude. Mais l’absence d’investissement de la relation à autrui est toujours, dans l’enfance plus encore qu’à l’âge adulte, un signal psychologiquement inquiétant.

L’opposition entre épanouissement et adaptation est également largement en contradiction avec « l’esprit du temps » : nos sociétés ont certes de lourdes exigences adaptatives dans le monde du travail, mais elles laissent aux individus une très large liberté hors de cet univers. Notre modèle humain mêle, jusqu’à la schizophrénie, culte du travail et culte du plaisir, soumission à l’ordre économique et libération des désirs. Une éducation contemporaine ne saurait s’enfermer dans cette opposition entre épanouissement personnel et adaptation sociale. On peut au contraire à bon droit estimer que son objectif central est de former des adultes capables de gérer cette tension centrale de la vie dans nos sociétés. Ou, peut-être plus justement, cette tension constitutive de la vie humaine, exacerbée dans les sociétés développées.

 

Éduquer ou instruire ?

Ces dernières décennies ont vu flamber des débats virulents autour des finalités du système scolaire, entre, d’une part, les partisans d’une stricte limitation de la scolarisation à l’instruction, c’est-à-dire aux enseignements disciplinaires définis par les programmes, et, d’autre part, les partisans de conceptions élargies du travail des enseignants, prenant en compte, selon la formule consacrée, « l’élève dans sa globalité », donc la nécessité d’une éducation à l’ensemble des dimensions de la vie humaine.

Avec cette antinomie entre instruction et éducation, nous entrons dans un débat très franco-français, qu’il est devenu habituel de résumer par une opposition entre « républicains »(19), partisans de l’instruction, et « pédagogues »(20), partisans de l’éducation. On ne trouve guère trace de tels débats dans d’autres pays, surtout pas sous la forme exacerbée, voire haineuse, que ces débats prennent chez nous. Il faut ajouter que ces débats concernent beaucoup plus les enseignants du secondaire que ceux du primaire. Encore faut-il souligner que les professeurs des lycées et collèges sont très inégalement impliqués dans ce débat, portés essentiellement par des professeurs de philosophie ou d’autres disciplines de type littéraire, autrement dit par les survivants des « humanités classiques ». Dans le monde de l’enseignement primaire, ces débats sont peu compréhensibles. On a évidemment beaucoup de mal à imaginer ce que pourrait bien être une école maternelle vouée à la seule « instruction » ! Paradoxalement, les républicains ne cessent pourtant de se référer à « l’école de Jules Ferry », comme modèle d’une école vouée à la seule instruction, école que les pédagogues auraient trahie, voire même systématiquement sapée. Bien entendu, « l’école de Jules Ferry » n’a jamais opposé éducation et instruction. Jules Ferry, comme tous les acteurs de la démocratisation de l’enseignement avant lui et après lui, lui assignait même une haute mission éducative, morale et civique(21). Jusque dans les années 1960, les journées d’école commençaient systématiquement par une leçon de morale, laïque et républicaine, bien entendu ! À vrai dire, on peut à bon droit soupçonner les républicains d’être plus nostalgiques des lycées napoléoniens que des écoles de la Troisième République radicale-socialiste. C’est bien la démocratisation de l’enseignement secondaire qui fait l’objet des répulsions des républicains. Au-delà de la reconstruction délirante de notre histoire scolaire, c’est bien la nostalgie d’un enseignement élitiste, à des élèves triés sur le volet, qui les anime, aux antipodes, strictement, des réalités de cette école républicaine dont ils feignent de se réclamer.

Ces débats sont d’ailleurs pour l’essentiel des débats à une seule voix. En effet, ceux que les républicains appellent les pédagogues n’existent tout simplement pas. Aucun des acteurs significatifs des mouvements pédagogiques ou des recherches pédagogiques, précurseurs comme Montessori ou Freinet, ou contemporains comme Philippe Meirieu, aucun d’entre eux n’oppose l’éducation à l’instruction, et encore moins la pédagogie au savoir. Le problème des pédagogues réels, praticiens comme théoriciens, est bien évidemment de réfléchir aux moyens de transmettre au mieux les savoirs, et plus précisément le plus de savoirs possible au plus d’élèves possible. Ce qui est le problème de l’enseignement primaire depuis le début de sa généralisation, bien avant Jules Ferry, d’ailleurs. C’est pourquoi la culture professionnelle historique des enseignants du primaire tend à les protéger des errements du courant « républicain », pratiquement incompréhensible du point de vue des réalités de l’école primaire. Le fort développement des mouvements et des réflexions pédagogiques à partir des années 1960 est d’ailleurs, dans les faits, pour l’essentiel, le résultat des problèmes posés par la généralisation de l’enseignement secondaire, en particulier aux collèges puis plus récemment aux lycées, mais aussi par contrecoup à l’enseignement primaire lui-même. En accusant l’essor de la pensée pédagogique d’être la source des problèmes du système éducatif, les républicains opèrent, avec une mauvaise foi mal dissimulée, une inversion d’une relation causale qui est toujours allé à l’évidence de la constatation de telles ou telles difficultés scolaires au développement d’analyses et d’innovations pour tenter de les résoudre.

La seule dimension sérieuse de ces débats repose sur la distinction entre l’éducation de la personne et une instruction qui ne s’adresse qu’à la dimension intellectuelle ou cognitive de l’élève. À la base de cette distinction, on trouve généralement la défense d’une répartition des rôles entre la famille, chargée de l’éducation de ses enfants, et l’école, chargée de la seule instruction de ses élèves. En France, une telle répartition des rôles renvoie aux conflits longtemps virulents entre la République laïque et l’Église catholique. La frange la plus droitière et la plus catholique de la population a toujours craint, non sans raisons d’ailleurs, de voir ses enfants intellectuellement « pervertis » par l’école de la République. C’est toujours en partie le cas aujourd’hui. Mais ces soutiens très réactionnaires d’une éducation purement familiale ont reçu depuis quelques décennies un renfort inattendu, de par les évolutions sociétales qui ont amené les familles à investir beaucoup plus massivement leurs enfants, raréfiés, qu’elles ne le faisaient de tradition en France(22). De nombreux parents aujourd’hui, en dehors de toute référence religieuse, sont prêts à entendre favorablement ces discours sur une fonction éducative qui devrait être réservée aux familles. Touchés souvent au premier chef par les évolutions sociétales, les enseignants eux-mêmes, y compris cette fois ceux des écoles primaires, ne sont pas insensibles à de telles idées. Ce qui ne cesse de les mettre en contradiction avec l’exercice concret de leur métier, dans lequel la dimension « éducative globale » est peu évitable, même dans l’enseignement secondaire, d’ailleurs, en particulier en collège. Cela tend à induire un discours diffus, honteux, qui oppose les « bonnes familles », qui éduquent convenablement leurs enfants que l’école n’a plus ensuite qu’à instruire, et les « familles défaillantes », qui envoient à l’école des « sauvageons » qu’il faut bien commencer par éduquer si l’on veut avoir la moindre chance de parvenir un jour à les instruire. Discours de classe, donc. Et discours mensonger, bien sûr : nombre de « bonnes familles », socialement favorisées, de plus en plus fréquemment, éduquent fort mal leurs enfants, et inversement, nombre de familles socialement très défavorisées éduquent remarquablement leurs enfants.

Reste qu’une école pour tous doit se donner les moyens d’instruire tous les enfants, y compris ceux qui sont nés dans des familles aux vertus éducatives incertaines. Ne serait-ce que pour cette raison, de la maternelle au collège au moins, le système scolaire ne saurait refuser, non pas tant sa vocation éducative, que la nécessité dans laquelle il se trouve de renforcer ou d’entreprendre l’éducation d’une partie au moins des élèves qu’il a pour mission d’accueillir.

Mais ce n’est là qu’un aspect au fond secondaire de la question des relations entre instruction et éducation. Ne considérer l’éducation que comme un prérequis de l’instruction scolaire, c’est en réalité poser la question des relations entre éducation et instruction d’une façon simpliste et réductrice. À vrai dire, la distinction même entre formation intellectuelle et éducation globale de la personne ne résiste pas à la moindre analyse. On peut d’ailleurs commencer par opposer à cette distinction l’idéal même des « humanités classiques », si chères aux républicains. La culture « humaniste » était bien considérée, et le reste aujourd’hui pour nombre d’intellectuels et d’enseignants, pas forcément passéistes, comme un idéal personnel « global », l’idéal de « l’honnête homme », dont Montaigne a probablement été la plus pure incarnation. Cet idéal lie intimement un fort investissement du savoir, une culture universelle et ouverte(23), avec une recherche de la pondération et de la juste mesure dans toutes les dimensions de l’existence. Culture et sagesse ainsi conjointes, comme le veut au fond l’essentiel de notre tradition philosophique.

Plus près des réalités scolaires, les professeurs des écoles ne peuvent pas ignorer, par exemple, les liens étroits qui unissent la maîtrise émotionnelle et corporelle à la capacité à investir les apprentissages scolaires. Non pas que cette maîtrise de soi constitue seulement un préalable à la formation scolaire : elle en est tout autant le résultat que la condition. Réfléchir sa parole pour la transposer à l’écrit, mettre en mots ses émotions, tout cela contribue à mettre à distance le corps et les affects, donc à en prendre le contrôle. Le mouvement La main à la pâte(24) met lui en avant la contribution de l’initiation à la pensée expérimentale à l’éducation citoyenne. Serge Boimare a fait de « médiations culturelles », en l’occurrence des récits tirés de la mythologie grecque, les instruments privilégiés de l’entrée dans la culture scolaire des élèves qui sont a priori les plus réfractaires aux attitudes scolaires(25). Avec lui, on voit que l’école ne présuppose pas forcément l’éducation, mais au contraire à quel point des « objets culturels », aussi centraux dans notre culture scolaire que les mythes grecs, peuvent être, superlativement, « éducatifs » - retrouvant ainsi, avec les enfants les plus troublés par notre temps, leur fonction initiatique originaire.

Le savoir ne s’ajoute pas à la personne, il la transforme en profondeur. L’instruction, donc la scolarisation, est un processus de conscientisation et de spiritualisation.

 

Activité du maître – activité de l’élève

L’opposition la plus récurrente dans les débats pédagogiques met en scène ce que Jean Vial(26) a nommé le magistrocentrisme, qui conçoit l’enseignement essentiellement comme l’activité du maître lui-même, et ce qu’il a appelé le pédocentrisme, qui met au contraire l’accent sur l’activité de découverte ou d’apprentissage de l’élève. Pédagogie traditionnelle contre méthodes actives : tout au long du vingtième siècle, la réflexion pédagogique s’est systématiquement organisée autour de ce conflit. Au cœur de cette opposition, on retrouve, séparés et opposés, les deux sens confondus du verbe français apprendre, qui renvoie aussi bien aux activités du maître (apprendre quelque chose à quelqu’un) qu’à celles de l’élève (apprendre ses leçons, apprendre une matière). Il faut remarquer que ce recoupement lexical n’existe pas dans d’autre langues : l’anglais distingue to teach et to learn, l’italien insegnare et imparare, l’espagnol enseñar et aprender. Certes, les verbes français enseigner ou instruire désignent exclusivement les activités du maître, comme dans toutes les langues latines. C’est seulement du côté de l’élève que les sens croisés du verbe apprendre posent problème, comme si notre langue butait sur la reconnaissance du rôle de l’élève dans son instruction.

Aux deux extrêmes de cette opposition entre maître actif et élève actif, l’un de ses deux termes tend à disparaître. Dans les conceptions les plus centrées sur l’activité du maître, l’élève est conçu une page blanche ou une cire vierge sur lesquelles le discours du maître grave le savoir. Le cours magistral est souvent représenté comme le déversement du savoir du maître dans les oreilles attentives d’un auditoire passif. Inversement, dans les formes extrêmes de la pédagogie de la découverte ou des pédagogies non-directives, on a parfois l’impression que l’élève reconstruit seul l’ensemble des savoirs sans qu’aucune place claire ne soit accordée aux logiques de la transmission, sous quelque forme que ce soit. Les termes formulations extrêmes de cette antinomie sont clairement plus fantasmatiques que réelles. Il s’agit d’ailleurs le plus souvent de représentations élaborées ad hoc par les opposants au courant ainsi caricaturé, comme c’est en particulier le cas de l’image banale de l’entonnoir par lequel le discours du maître s’écoulerait de gré ou de force dans l’oreille d’un élève réduit bon gré mal gré à la passivité.

Loin d’une telle caricature, la pédagogie la plus « traditionnelle » implique à l’évidence une activité de l’élève, même si l’on a parfois l’impression que le rêve de certains enseignants serait d’enseigner à des murs attentifs. Le cours magistral suppose une attention soutenue de l’élève, laquelle ne saurait être le résultat d’une pure contrainte, mais suppose au contraire de la part de son auditeur de lourds efforts qui montrent à quel point il doit s’y engager. Une telle attention n’est en rien une pure ouverture aux effets du discours du maître en soi. Aucun « déversement », ici, image inadéquate s’il en est. Mais, à l’inverse, une intense activité intellectuelle de déchiffrement du discours du maître, de reconstruction et d’appropriation de ses significations. Un bon cours magistral mobilise et soutient une intense activité intellectuelle de ses auditeurs. Même à l’école primaire, les « leçons » du maître peuvent « transporter » ses élèves, à condition que le maître sache se faire le conteur de son savoir.

De plus, la pédagogie la plus « traditionnelle » ne s’est jamais réduite au cours magistral. En premier lieu, elle implique toujours que l’écoute attentive du cours soit prolongée par un travail de mémorisation et de révision de ce cours. Certes, à propos de cette phase, les critiques des pédagogies traditionnelles mettent l’accent sur ce qu’il peut y entrer de mémorisation superficielle, comme dans la notion classique de « bachotage », avec l’idée qu’il s’agit là d’apprendre « par cœur » la leçon pour pouvoir la réciter, ou la « recracher », à la demande. Il est vrai que cette dimension « bourrage de crâne » est loin d’être absente de ces pratiques. Mais c’est là une perception de mauvais élève, d’un élève qui, précisément, n’est pas parvenu à s’approprier le sens de la leçon. Pour les bons élèves, cette phase est moins une phase de mémorisation qu’une phase d’approfondissement de la compréhension de la leçon, de « digestion » de ses apports, c’est-à-dire de son inscription en profondeur dans la culture de la personne. Elle implique d’ailleurs souvent plus une recherche de compléments d’information que la réduction de la leçon à un condensé appauvri à mémoriser absolument, même si, d’ailleurs, une telle condensation de la leçon peut aussi faire partie de son processus d’intégration à la culture de l’élève.

En second lieu, les pratiques pédagogiques « traditionnelles » ont toujours articulé leçons du maître et exercices d’application réalisés par les élèves. Non seulement les élèves doivent fournir durant la leçon la vive activité intellectuelle nécessaire à sa compréhension, mais ils doivent ensuite témoigner de cette compréhension en mettant en œuvre ce qu’ils ont en compris et retenu pour effectuer des exercices d’application, généralement seuls qui plus est. C’est bien une interaction systématique entre l’activité du maître et l’activité de l’élève qui constitue ainsi le moteur des pratiques pédagogiques traditionnelles, et certainement pas la seule passivité de l’élève. Cette interaction, dans les formes les plus sérieuses de la pédagogie magistrale, peut aller fort loin dans la recherche de l’efficacité pédagogique. Dans cette logique, un bon maître tire en effet des conclusions de la correction des exercices des élèves, analyse méthodiquement leurs erreurs pour orienter la suite de son enseignement, reprendre les points mal compris, aborder les difficultés sous d’autres angles, voire apporter d’une façon ou d’une autre un soutien particulier aux élèves en difficulté. Aujourd’hui encore, nombre d’enseignants restés fidèles à ce modèle, même dans l’enseignement primaire, en font des mises en œuvre respectables, parfois même remarquables.

Inversement, les réalités des pratiques pédagogiques « modernes » ou « actives » sont généralement fort éloignées des caricatures propagées par leurs opposants, comme, parfois hélas, par certains de leurs promoteurs(27). Ce qui frappe le plus tout observateur distancié des pratiques réelles des partisans des méthodes actives, c’est le charisme de la plupart de ces maîtres. Aux antipodes du maître qui s’effacerait devant les activités de ses élèves, en opposition parfois franche avec le discours conscient de ces maîtres, les praticiens et militants des méthodes actives sont le plus souvent de fortes personnalités, qui donnent souvent l’impression d’être capables de dynamiser et de porter leur classe ... par n’importe quelle méthode ! Intelligence supérieure, investissement professionnel supérieur, confiance en soi supérieure : on voit mal comment les élèves de tels maîtres pourraient ne pas les suivre, ne pas être portés et marqués par eux, ne pas en garder un souvenir fort. Au fond, on est moins loin qu’il n’y paraît des réalités de la pédagogie magistrale : l’efficacité d’un cours magistral tient pour une bonne part également au charisme de celui qui le porte, et pas seulement à sa qualité intellectuelle ou didactique intrinsèque, comme l’éprouvent souvent douloureusement des professeurs débutants qui ont été des étudiants brillants, avant de se retrouver en grande difficulté devant leurs classes.

Quoi qu’il en soit, le fait que ces méthodes pédagogiques tentent de mettre en avant l’activité des élèves ne fait pas pour autant disparaître l’activité et la responsabilité du maître. Bien au contraire. L’organisation pédagogique prônée par Célestin Freinet, par exemple, implique un travail considérable de préparation de la part du maître : fichiers autocorrectifs, progressions diversifiées et adaptées à chaque élève, documentation pédagogique pour chaque thème abordé... C’est même la perspective du travail à fournir pour les mettre en place qui constitue le principal frein au développement de telles pratiques. La pensée montessorienne est très claire sur ce point : le problème n’est pas une plus ou moins grande activité du maître, mais le choix du type d’activité du maître le plus à même de favoriser les apprentissages des élèves. Montessori accorde une place centrale à l’observation suivie et approfondie des activités des élèves. C’est ce travail d’observation qui lui permettra de réguler efficacement ensuite l’accès de chaque élève aux matériels éducatifs, donc d’organiser par ce biais les apprentissages des élèves, d’une façon beaucoup plus rationalisée et beaucoup plus systématique qu’avec la plus rigoureuse des pédagogies traditionnelles. De la régulation fine de l’accès aux activités dans une classe montessorienne aux contrats pédagogiques organisant le travail en autonomie dans une classe Freinet, c’est probablement ce recentrage de l’activité du maître sur le suivi individualisé des élèves qui constitue la caractéristique centrale des méthodes actives. Même si un maître « traditionnel » peut, comme nous l’avons vu, utiliser la correction des exercices d’application pour aller dans ce sens, le cadre même de la classe traditionnelle(28) ne permet évidemment pas d’aller aussi loin dans l’adaptation à la diversité des élèves, d’autant plus, évidemment, que la plupart des maîtres « traditionnels » conçoivent plus la correction des exercices d’application comme une évaluation des élèves que comme ... une évaluation de leur propre travail !

La question des modes de transmission du savoir proprement dit est plus difficile et plus complexe, probablement plus ouverte. Dans le modèle « magistral », c’est a priori clair : seul le maître détient le savoir, et lui seul le transmet. Inversement, dans toutes les méthodes actives, l’élève doit reconstruire le savoir pour lui-même et par lui-même, quelles que soient les voies assez diverses par lesquelles on pense l’amener à cela. L’opposition, ici, semble frontale. Les pratiques réelles sont pourtant beaucoup plus nuancées.

Le cours magistral, traditionnellement, s’est toujours doublé d’un manuel, des cours préparatoires aux classes terminales. La place de ce manuel dans le dispositif pédagogique traditionnel reste au fond obscure : si l’on écarte les exercices d’application qu’il comporte souvent, le manuel semble bel et bien faire double emploi avec la leçon du maître. De fait, les rapports entre l’enseignant et « son » manuel, qu’il n’a d’ailleurs pas forcément choisi, sont souvent compliqués, voire tendus ! D’autant que certains très bons élèves, dès le cours préparatoire, ont la fâcheuse habitude de l’utiliser pour précéder les leçons du maître, quitte à s’ennuyer ensuite en classe, ou, pire peut-être, à détourner ce qui se veut une leçon en exercice de révision(29) à leur propre usage. Pas de manuel, en général, dans l’enseignement supérieur, mais des bibliographies interminables, où le professeur glisse évidemment SON livre, ce qui de fait porte à son apogée le double emploi entre cours et manuel.

Inversement, dans les méthodes les plus « actives », on voit mal comment on pourrait laisser l’élève « reconstruire » seul les savoirs qu’il lui faut bien acquérir. Mettre les élèves en groupe ne résout en rien la question, tout du moins si le groupe n’a qu’une commune ignorance à partager(30). Si l’on écarte les pratiques montessoriennes axées sur l’éducation par l’environnement, spécifiques sur ce point à l’école maternelle, les méthodes actives s’appuient en réalité pour l’essentiel sur la recherche documentaire, articulée, pour les disciplines qui s’y prêtent, avec des activités d’observation ou d’expérimentation. La célèbre collection Bibliothèque de Travail du mouvement Freinet est au fond la principale condition de possibilité de la pédagogie Freinet. Sur ce point, d’ailleurs, les pratiques « actives » inspirées du mouvement Freinet ont essaimé dans le système éducatif. Ce sont clairement elles qui sont à l’origine de la création des BCD(31) dans les écoles. Dans les « méthodes actives », c’est donc la recherche documentaire qui se substitue à la leçon du maître. Il est cependant tentant de rapprocher les documents sur lesquels travaillent les élèves du manuel qui accompagnait traditionnellement les leçons du maître. D’autant plus que les manuels actuels, sous l’influence des méthodes actives, accordent une place importante aux documents, à côté, voire en lieu et place, des traditionnels cours rédigés.

Ce rapprochement entre manuels traditionnels et centres documentaires actuels me semble renvoyer à une réalité fondatrice de l’institution scolaire elle-même. Si l’on met de côté les prolégomènes de la scolarisation que constituent les écoles maternelles, les savoirs scolaires, quels qu’ils soient, sont fondamentalement des savoirs écrits. C’est pourquoi le cours, oral, du maître ne peut jamais asseoir à lui seul la légitimité du maître, sans s’adosser à un manuel écrit et imprimé(32). C’est pourquoi les praticiens des méthodes actives ne peuvent faire autre chose que se mettre en retrait pour confronter plus directement leurs élèves aux livres(33) qui portent la culture à transmettre.

Daniel Calin
Septembre 2006


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Propositions bibliographiques


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Notes

(1) Fantasme récurrent chez nombre d’enseignants, qui relève d’un infantilisme de la toute-puissance.

(2) Voir par exemple : Anne Lalanne (2002), Faire de la philosophie à l’école élémentaire, Col. Pratiques et enjeux pédagogiques, ESF, Paris.

(3) Konrad Lorenz (1968), L’agression (Une histoire naturelle du mal), Flammarion, Paris.

(4) Voir en particulier Émile, ou De l’éducation (1762).

(5) Le plus célèbre poète de la Grèce antique (518-438). Cette phrase, issue de son Ode Pythique, a été souvent reprise, d’Aristote à Nietzsche en passant par Goethe.

(6) Jean Piaget (1969), Psychologie et pédagogie, Denoël/Gonthier, Paris. Réédité dans la col. Folio-Essais, Gallimard. Voir le Chapitre 5.

(7) Voir l’ouvrage qui a lancé cette problématique : Sous la direction d’Hubert Montagner (1983), Les rythmes de l’enfant et de l’adolescent (Ces jeunes en mal de temps et d’espace), Stock, Paris.

(8) Il n’est pas interdit de penser que la seule façon de respecter les prétendus « rythmes biologiques » des enfants serait de ... ne pas les envoyer à l’école, institution peu naturelle s’il en est !

(9) Lucien Malson (1964), Les enfants sauvages, U.G.E., Paris.

(10) Edgar Morin (1973), Le paradigme perdu : la nature humaine, Le Seuil, Paris. Réédité dans la collection Points, n° 109.

(11) Ivan Petrovich Pavlov (1962), Les réflexes conditionnés, Alliance Culturelle du Livre, Genève. Édition russe originale : 1927.

(12) B. F. Skinner (1974), Pour une science du comportement : le behaviorisme, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel/Paris.

(13) Par exemple : Eric Schopler, Robert Jay Reichler et Margaret Lansing (1988), Stratégies éducatives de l’autisme et des autres troubles du développement, Masson, Paris.

(14) Olivier Reboul (1980), Qu’est-ce qu’apprendre ? (Pour une philosophie de l’enseignement), P.U.F., Paris. Page 43.

(15) Ibidem. Page 75.

(16) Dans Gargantua, chapitre LVII (1534).

(17) Les naufragés.

(18) Voir le point 5.3.

(19) On reconnaît généralement Jean-Claude Milner comme l’initiateur de ce courant, voire l’inventeur de ce débat, à travers son essai intitulé De L’école, paru en 1984, aux éditions du Seuil. L’ouvrage le plus représentatif de ce courant est cependant celui-là : Finkielkraut A. (1987), La défaite de la pensée, Paris, Gallimard.

(20) Philippe Meirieu est, à son corps défendant, sinon le principal représentant des pédagogues, tout du moins la cible préférée des « républicains ». Voir par exemple : Philippe Meirieu (1985), L’école, mode d’emploi (Des « méthodes actives » à la pédagogie différenciée), E.S.F., Paris. Voir aussi son site personnel.

(21) Voir la célèbre Lettre de Jules Ferry aux instituteurs.

(22) Voir Elisabeth Badinter (1980), L’amour en plus, Flammarion, Paris.

(23) Voir Montaigne : « On dit bien vrai qu’un honnête homme, c’est un homme mêlé ». Essais, III, ix, De la vanité, 1588. Dans le contexte, cet « homme mêlé » est très exactement celui qui se mêle avec plaisir aux autres, aux étrangers. Il poursuit : « Au rebours, je pérégrine très saoul de nos façons, non pour chercher des Gascons en Sicile (j’en ai assez au logis) ; je cherche des Grecs plutôt, et des Persans : j’accointe ceux-là, je les considère ; c’est là où je me prête et où je m’emploie. »

(24) L’opération La main à la pâte a été lancée en 1996, à l’initiative du professeur Georges Charpak, prix Nobel de physique 1992, et membre de l’Académie des sciences. Voir la partie du site de l’INRP consacrée à cette opération.

(25) Serge Boimare (1999), L’enfant et la peur d’apprendre, Dunod, Paris.

(26) Dans : sous la direction de Maurice Debesse et Gaston Mialaret (1971), Traité des sciences pédagogiques, tome 2 : Histoire de la pédagogie, P.U.F., Paris, chapitre 6 : L’époque contemporaine, pages 385 et 442.

(27) Carl Rogers me semble typique de cette auto-caricature. Voir Carl R. Rogers (1984), Liberté pour apprendre, Dunod, Paris.

(28) Ce n’est pas tant une question d’effectifs que de principes pédagogiques organisateurs : enseignement frontal systématique, soumission pointilleuse à des programmes officiels, évidemment identiques pour tous les élèves...

(29) Avec souvent, pour conséquence, de la part de tels élèves, une multiplication de « questions pertinentes » que les maîtres ont tendance à percevoir comme un signe d’impertinence ! Impertinence, en effet, que cette subversion de l’ordre magistral...

(30) Les pratiques d’enseignement mutuel ou de tutorat entre élèves relèvent d’une autre perspective. Elles sont d’ailleurs en général peu ou pas sollicitées par les praticiens des méthodes actives, sinon « clandestinement ».

(31) Bibliothèque Centre Documentaire. Les BCD font l’objet de textes réglementaires : circulaire n° 84-360 du 1er octobre 1984 (parue au B.O. n° 36 du 11 octobre 1984) et note de service n° 94-136 du 30 mars 1994 (parue au B.O. n° 14 du 7 avril 1994). Les Bibliothèques des écoles publiques ont une histoire plus ancienne : elles ont été longtemps régies par l’arrêté du 15 décembre 1915. Leur fonction était différente de celle des BCD. Conformément à leur appellation, elles n’étaient bien, en principe, que des bibliothèques, et non des centres documentaires. Elles ne comportaient guère que des ouvrages de type littéraire, et peu ou pas d’ouvrages documentaires.

(32) Les conflits d’autorité entre le maître et le manuel sont de fait monnaie courante !

(33) L’accès à Internet ne change rien fondamentalement ici : il ne fait que dématérialiser le support traditionnel de la culture écrite. Tout comme il dématérialise les documents visuels ou sonores qui ont fait de longue date leur entrée dans les écoles ! Le changement principal est quantitatif : Internet fait exploser la masse de « documents » à disposition des élèves. Un tel changement, d’ailleurs, rend plus que jamais nécessaire le développement de méthodes actives, seules susceptibles d’apprendre aux élèves à « naviguer » efficacement dans ce centre documentaire mondialisé !


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