La problématique de la socialisation des enfants handicapés
Un texte de Daniel Calin
« La pire des étrangetés n’est-ce pas de n’avoir pas de
semblable ? »
Simone Korff-Sausse, L’enfant handicapé, une étude psychanalytique,
La psychiatrie de l’enfant, Volume XL, Fascicule 2, PUF, 1997, page 299.
Il ne sera traité ici que de la problématique de la socialisation des enfants durant la seconde enfance, de l’âge de raison, traditionnellement fixé à 7 ans, jusqu’à la puberté. Ce qui suit n’évoquera donc que les enfants relevant de la scolarisation élémentaire.
Les problèmes très spécifiques posés par la socialisation des enfants autistes ou psychotiques ne seront pas abordés ici.
La loi de 1975, « d’orientation en faveur des personnes handicapées », ainsi que tous les textes officiels qui ont visé depuis à son application dans l’Éducation Nationale, est inspirée par un principe éthique et politique universaliste. Ce principe est issu de 1789 et de la philosophie des Lumières, mais il est aussi enraciné, de bien plus longue date, dans la doctrine chrétienne. Il affirme l’égale dignité de tous les êtres humains, leur égalité en droits et en devoirs. Plus profondément peut-être, il secondarise toutes les différenciations de fait entre les êtres humains, au profit de l’affirmation d’une identité fondamentale entre eux.
La validité du principe universaliste semble aller de soi dans notre tradition politique nationale. La loi de 1975, loi Weil, sous un gouvernement Chirac, dans le cadre de l’aggiornamento politique réalisé par le giscardisme commençant, avait d’ailleurs offert l’occasion d’un unanimisme parlementaire alors exceptionnel... Toute mise en cause de cet universalisme est immédiatement perçue chez nous comme fasciste, comme on dit couramment à gauche, c’est-à-dire comme une remise en cause du contrat républicain fondateur de notre ordre social.
À vrai dire, ces conceptions universalistes ne sont pas spécifiquement françaises. L’Italie, par exemple, a voté en 1974 une loi portant sur la scolarisation des enfants handicapés bien plus radicale que tout ce qui est maintenant inscrit dans notre appareil législatif, puisque cette loi donnait à tout enfant un droit absolu à être scolarisé dans l’école de son quartier, avec les enfants de sa classe d’âge, quelles que soient la nature ou la gravité de son handicap. Cet universalisme extrême était alors porté là-bas par une congruence « historique » entre le catholicisme et le mouvement communiste. À des degrés divers, et pour diverses raisons, l’universalisme est ainsi largement dominant dans toute la vieille Europe, continentale tout du moins.
Il n’en va pas de même dans l’univers anglo-saxon, et tout spécialement aux États-Unis. Le modèle dominant de l’intégration sociale est là-bas un modèle communautaire, même si bien sûr l’intégration communautaire des individus s’y fait dans le cadre d’une organisation politique globale classiquement démocratique, donc universaliste en son principe (un citoyen = une voix). C’est vrai pour l’intégration des vagues migratoires successives, mais c’est de plus en plus vrai dans tous les autres domaines porteurs de différences. Ces dernières décennies, par exemple, les homosexuels américains ont obtenu leur reconnaissance sociale en créant des communautés homosexuelles. Paradoxalement à nos yeux, ils se sont intégrés à la société américaine, non pas en s’y immergeant, mais en sortant de leur immersion dans la clandestinité pour émerger comme communauté distincte, « à part ». Depuis une bonne trentaine d’années, les États-Unis ont vu se multiplier ainsi les revendications identitaires communautaristes de différentes catégories de personnes handicapées : aveugles, sourds, nains, etc.. Au moment où nous tendons à fermer les établissements spécialisés, New-York a fondé, il y a quelques années, sous la pression des organisations communautaires, la première université pour sourds, après la multiplication des bars pour sourds ou des dancings pour sourds.
Il faut souligner que ces mouvements différencialistes ne remettent en cause ni le principe démocratique de l’égalité des citoyens, ni le principe éthique de l’égale dignité de tous les êtres humains, ni même un vivre ensemble démocratique global. On n’y trouve nulle trace de « séparatisme », nulle mise en cause des délimitations géopolitiques en place. Aucune communauté homosexuelle n’a revendiqué la création d’une municipalité spécifique dans le quartier qu’elle occupe. L’intégration démocratique globale n’y est jamais perçue comme incompatible avec l’affirmation forte des différenciations collectives.
Il faut bien reconnaître, cependant, que ce respect usuel du cadre démocratique ne va pas sans dérapages récurrents de tel ou tel mouvement communautaire, du type Black is beautiful. Mais il s’agit là de mouvements induits par la situation très particulière des Noirs américains, créée par un terrible passé esclavagiste. Les revendications territoriales de certains mouvements amérindiens sont également liées à leur histoire spécifique.
Il est bien évident également que ces modalités de « fabrication du corps social » sont à inscrire dans une tradition sociopolitique anglo-saxonne, caractérisée, d’une part, par une forte méfiance vis-à-vis de l’État central, et d’autre part, par une organisation sociale bien plus proche d’un système de castes que les différenciations sociales de l’Europe continentale. Un Européen continental ne peut guère percevoir tout cela que comme une sorte d’inachèvement républicain. A fortiori un Français...
La volonté d’intégrer socialement les enfants handicapés est fondée sur des exigences éthiques et politiques largement partagées. Les acteurs de l’intégration sont souvent persuadés que cette « intégration citoyenne » suffit à la socialisation des enfants handicapés. Ils ne se préoccupent guère de préciser quelle socialisation ils souhaitent exactement. Ils se préoccupent encore moins du rôle que joue cette socialisation dans le développement psychique de l’enfant handicapé, sauf parfois pour affirmer sans grande précaution que l’immersion d’un enfant handicapé parmi les enfants ordinaires est stimulante pour son développement.
L’insertion sociale d’enfants ne saurait être analysée en termes seulement sociaux ou politiques. L’enfant est d’abord un sujet en construction, et secondairement un sujet social, un sujet politique. Une analyse psychologique est indispensable ici. La socialisation de l’enfant est avant tout un processus psychique complexe de construction de ses capacités sociales. De ce point de vue, le handicap de l’enfant me semble poser de redoutables problèmes que l’intégration ne suffit pas à résoudre.
Une telle analyse des aspects développementaux des modalités de socialisation de l’enfant handicapé présuppose une analyse des modalités normales d’interaction entre la socialisation des enfants et leur développement psychique.
La « socialisation psychique » se fait pour l’essentiel durant la seconde enfance, donc pendant la période de la scolarité élémentaire. Avant, l’enfant reste centré sur des relations dissymétriques aux adultes, éloignées des modalités de notre socialité adulte, tout du moins dans ses dimensions coopératives et démocratiques. Par la suite, les adolescents s’individualisent, et prennent leurs distances par rapport aux appartenances groupales.
Les modèles développementaux psychanalytiques accordent peu d’attention à cette problématique de la socialisation. La psychanalyse est d’ailleurs assez largement aveugle à la seconde enfance, qu’elle ne lit guère qu’en termes de latence et de sublimation. C’est un peu court. Depuis Freud, la plupart des analystes donnent l’impression qu’il n’y a pas de construction psychique déterminante durant cette période, dont ils font une parenthèse sans grand intérêt entre les deux grandes phases « sérieuses », envahies par les problématiques sexuelles, que sont le stade œdipien et l’adolescence.
La référence piagétienne est plus pertinente ici. Piaget a montré que la seconde enfance accédait à une forme de relation à autrui caractérisée par la perception de la réversibilité des relations. Réciprocité, décentration, capacité à adopter le point de vue de l’autre, capacités de coopération constituent ainsi des acquisitions sociales manifestement déterminantes, normalement élaborées et consolidées au long de la seconde enfance. À bien des égards, la seconde enfance est une sorte d’âge d’or de la sociabilité. Alain parlait de « société des enfants » pour désigner les groupes d’enfants de cet âge.
Piaget rattache ces acquisitions à son logicisme habituel. La réciprocité relationnelle ne serait selon lui qu’une conséquence mécanique de l’acquisition de la logique de la réversibilité.
Je fais pour ma part l’hypothèse que l’expérience sociale induite par l’immersion effective d’un enfant dans son groupe de pairs est une condition indispensable à ces maturations. J’ai même tendance à penser que c’est auparavant une condition indispensable au relatif dégagement des problématiques œdipiennes qui marque l’entrée dans la seconde enfance. C’est cette expérience que je propose d’appeler, par commodité et pour faire court, l’expérience de la parité.
Se pose alors la question des conditions de possibilité d’une telle expérience de la parité, donc des conditions d’accès aux bénéfices maturants de cette expérience. Nos conditions actuelles de socialisation des enfants de cet âge nous font mettre à peu près exclusivement l’accent sur l’identité précise des âges. Sauf effets induits par notre propre culture, cette homogénéité rigoureuse me semble secondaire, voire même dommageable. Dans d’autres formes sociales, on n’observe jamais une telle homogénéité. Les groupes d’enfants des sociétés tribales ou rurales ou même urbaines non ou mal scolarisées présentent des âges assez fortement hétérogènes. La vaillante troupe de La guerre des boutons va d’un Petitgibus à peine échappé des jupons maternels à des grands dadais prépubères.
Par ailleurs, dans nos groupes actuels d’enfants, les groupes réels de pairs ne réunissent pas tous les enfants du même âge, même lorsqu’ils fréquentent la même classe. La différenciation la plus nette, la plus constante, la plus résistante à toutes les variations de milieu, est celle entre garçons et filles... Il y a là le signe le plus patent d’un trait caractéristique des groupes de pairs de la seconde enfance, à savoir leur forte propension à l’intolérance à la différence. Ce qui est clair vis à vis de cette différence radicale qu’est la différence entre les sexes est aussi vrai, même si c’est nettement dans une moindre mesure et de façon moins constante, de toutes les autres modalités de différenciation : différences sociales, différences ethniques, différences de réussite scolaire, différences de pôles dominants d’intérêt. Tout se passe comme si l’identification groupale des enfants ne pouvait fonctionner qu’au prix d’une homogénéité du groupe. C’est là le creuset de l’esprit de compétition, de cet « esprit sportif » si typique de la seconde enfance, qui systématise les différences de sexe et de niveaux.
L’hétérogénéité factuelle d’un groupe de pairs implique presque toujours une véritable scotomisation de la différence réelle des membres du groupe « non conformes ». C’est ce qui arrive banalement aux filles « garçons manqués », intégrées dans un groupe de garçons au prix de l’effacement de leur féminité. Je me souviens aussi d’un jeune garçon né en France, mais dont les deux parents étaient originaires d’Afrique Noire. Parents et enfant étaient parfaitement immergés dans un milieu aussi franco-français qu’il est possible dans une « bonne » banlieue parisienne. J’ai croisé cet enfant au retour de ses premières vacances africaines. Il avait alors cinq ou six ans. Je lui ai bien entendu demandé ses impressions sur cette Afrique qu’il venait de découvrir. Il m’a regardé en prenant un air triste et dégoûté, et il m’a seulement dit : « il y a plein de Noirs ».
Ceci ne peut que poser de gros problèmes aux enfants handicapés, en particulier à ceux dont le handicap est le plus visible ou le plus pesant. Il ne suffit absolument pas de faire vivre de tels enfants parmi les enfants de leur âge et de leur quartier pour les faire bénéficier de cette expérience structurante de la parité. J’ai souvent vu de telles situations, dans des maternelles en France, dans diverses classes en Italie... L’observateur extérieur ne peut qu’être frappé par le fait que l’enfant handicapé « intégré » est intégré par le groupe, très « bien » le plus souvent, mais toujours comme le handicapé du groupe. Loin de bénéficier de l’expérience structurante des relations de réciprocité, il est systématiquement enfermé dans des relations dissymétriques. L’aide qu’on lui apporte, de bon cœur le plus souvent, est ravageuse, puisque c’est bien sûr toujours lui qui a besoin d’une aide qu’il ne peut jamais rendre, sauf exception. Imaginer là des réciprocités possibles relève des illusions ou des rêves des adultes. Encore faut-il souligner que, le plus souvent, les adultes eux-mêmes tendent spontanément à favoriser cette non réciprocité, après tout inscrite inéluctablement dans la réalité même du handicap, et jusque dans l’étymologie du mot qui le désigne.
La conclusion de cette observation est que l’enfant handicapé en intégration en milieu scolaire ordinaire n’est pas socialisé au sens plein du terme, ne bénéficie pas de la maturation psychique socialisante apportée par l’expérience effective de la parité. Il en va d’ailleurs de même, dans une moindre mesure, pour un enfant en situation d’échec scolaire massif.
J’ai vu, il y a quelques années, un reportage sur des enfants souffrant de la progeria, cette épouvantable maladie génétique qui en fait de grands vieillards à vingt ans, maladie heureusement rarissime. Les parents de ces enfants avaient éprouvé le besoin de se regrouper internationalement, et ils organisaient chaque année des rencontres internationales, pour eux et pour leurs enfants. C’était probablement en partie leur besoin à eux. Mais c’était aussi, très visiblement, le besoin de ces enfants, qui trouvaient là l’occasion, précieuse, libératrice, de se vivre pour une fois comme « normaux », « comme les autres ». Ces moments de regroupement, ou leur évocation, fournissaient les seules séquences du film où l’on pouvait voir ces enfants et adolescents rire ou sourire.
J’ai aussi fréquenté plusieurs années durant la classe spécialisée pour trisomiques de Saint-Louis en l’Île, à Paris, longtemps tenue, très remarquablement, par Monsieur Francis Robert. Je me souviendrai toujours des impressions que j’ai eues lors de ma première visite dans cette classe. Dans un premier temps, je n’ai vu que des « trisomiques ». Je ne percevais que les caractéristiques communes aux enfants présents, induites par leur pathologie commune. Exactement comme auparavant je n’avais jamais vu, sans en prendre alors conscience, que les traits trisomiques des enfants que j’avais croisés dans diverses classes. Là, après quelques minutes, j’ai eu très vivement l’impression de sentir mon regard sur ces enfants changer, et de voir percer leurs individualités sous leur trisomie commune. Il m’a semblé voir, pour la première fois, un enfant, précédemment toujours occulté à mes yeux par sa trisomie dans d’autres circonstances. J’ai senti en particulier mes critères habituels de perception des enfants « se remettre en route ». Comme face à un groupe d’enfants « ordinaires », j’ai perçu leurs appartenances socioculturelles, leurs traits de caractère, les attitudes familiales à leur égard. J’ai « vu » un garçon « carré », solidement éduqué par un père bien présent. J’ai repéré une petite fille maniérée, trop gâtée, traitée en poupée de porcelaine par ses parents. Et ainsi de suite. Jusqu’à ce malheureux garçon chez lequel la trisomie disparaissait presque derrière les comportements perturbateurs classiques d’un « cas social ». Et tous ces enfants avaient entre eux des rapports « normaux », des rapports pas toujours faciles certes, mais des rapports entre « égaux », de vrais rapports entre pairs. Plus tard, dans la cour de récréation, ces enfants, mêlés aux autres, « redevenaient » des trisomiques. Même à mes yeux. Mais surtout aux yeux des autres enfants. D’ailleurs, nettement, ils régressaient. Il y avait toujours une grande fille maternante pour « s’occuper » de ces grands bébés amusants. Le plus souvent, ces enfants me semblaient profiter d’une « liberté » retrouvée pour un temps pour « se laisser aller à leur trisomie », avec un bonheur non dissimulé.
Je sais bien que le côtoiement des différences, bien vécu, peut tendre à accroître la tolérance aux différences, même chez des enfants. Des enfants qui vivent habituellement dans un milieu pluri-ethnique deviennent assez spontanément tolérants aux différenciations ethniques, au point d’être capables de construire des groupes de pairs pluri-ethniques, alors que la présence d’un étranger dans un groupe homogène sécrète inévitablement des phénomènes de marginalisation (pas forcément sur le mode du rejet, là n’est pas vraiment le problème ici). Mais il ne s’agit là que de différences. Le handicap implique autre chose. Il implique une déficience, donc une inégalité de fait. Il hiérarchise, inéluctablement. Dès lors, l’enfant handicapé ne peut pas « courir dans la même catégorie » que les autres.
Cette absence d’expérience de la parité induite par l’immersion dans le cadre scolaire ordinaire me semble plus invalidante pour la future sociabilité des enfants handicapés que la traditionnelle exclusion de ces enfants des circuits scolaires ordinaires. Elle fragilise ou rend impossible la construction des bases intrapsychiques de leur sociabilité future. Leur capacité interne à s’impliquer dans des relations sociales ordinaires ne peut pas se construire là.
Je proposerai donc en conclusion d’être attentif à ces besoins psychosociaux spécifiques des enfants handicapés, non pas en revenant à la logique antérieure de ghettos éducatifs, dont les inconvénients sont évidents, mais en inventant des solutions plus souples et plus équilibrées que le « tout-intégratif » vers lequel on s’oriente ces dernières décennies. En termes clairs, à l’encontre des orientations officielles actuelles, je pense que les enfants handicapés ont besoin, pour se socialiser psychiquement, de moments de regroupements et de vie entre enfants présentant des handicaps similaires.
Daniel Calin
1999
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Comme l’indique la phrase en exergue, les analyses proposées ici rejoignent à bien des égards celles que Simone Sausse a développées dans ces ouvrages, personnels ou en collaboration :
Voir aussi, sur une problématique proche, le témoignage et la réflexion de Jean-Luc Simon, « personne invalidée en cours de vie », et président du Groupement Français des Personnes Handicapées (GFPH) : L’image de soi (Incidence de la visibilité du handicap dans la relation à autrui et aux groupes). Cet article a été publié dans cet ouvrage collectif :
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