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Extensio et inégalité des chances

 

 
Un texte d’Eugène Michel
 


 

Le sociologue Raymond Boudon mérite d’être lu, en particulier pour L’inégalité des chances (La mobilité sociale dans les sociétés industrielles)(1).

Dans la conclusion, l’auteur résume en 44 points ses « principaux résultats ». Il constate bien sûr l’inégalité des chances devant l’enseignement. Selon lui, elle « résulte principalement de la stratification sociale elle-même », c’est le point 1. En effet, « l’existence de positions sociales distinctes entraîne l’existence de systèmes d’attentes et de décision distincts dont les effets sur l’inégalité des chances devant l’enseignement sont multiplicatifs. » (p. 303)

Que veut dire Boudon par « l’existence de systèmes d’attente » ? Il explique que « la position sociale donne une signification différente aux bénéfices, aux risques et aux coûts correspondant à l’acquisition d’un niveau d’études donné. » (p. 111). Ainsi, le rôle familial, lié à la position sociale, est très important. On peut supposer que : « Les individus obéissent à un processus de décision rationnel dont les paramètres sont fonction de la position sociale. » (p. 112) « De par leur position, les individus ou les familles ont une estimation différente des coûts, risques et bénéfices anticipés qui s’attachent à une décision. » (p. 117)

Le point 10 affirme : « Si on admet que les inégalités économiques sont la dimension la plus importante de la stratification, il résulte de l’analyse qu’une réduction des inégalités économiques doit avoir des effets importants sur l’égalité des chances devant l’enseignement. »

Le point 21 explique que : « Les bénéfices tirés par les individus des classes moyennes et inférieures de la lente démocratisation de l’enseignement sont, dans une certaine mesure, rendus illusoires par l’augmentation générale de la demande d’éducation. » Autrement dit (dans le point 25) « d’une période à l’autre, des espérances sociales identiques sont associées à un cursus plus long ».

Remarquons que si cette affirmation était vraie en 1973, elle l’est encore maintenant et l’on voit bien que, par exemple, avec une licence, on a beaucoup moins de chances d’accéder aujourd’hui à un niveau social élevé qu’il y a cinquante ans. Et donc : « l’individu doit, d’une période à l’autre, payer un prix, mesuré en temps de scolarité, plus élevé, pour un bien (espérances sociales) de valeur constante. » (point 26). Il en résulte des « tensions de plus en plus intolérables. »

Car le gros problème résulte de la pyramide sociale. Personne ne l’ignore : il y a peu de places dans les positions hautes, et elles sont nombreuses dans les positions basses. Donc, études ou pas et de toute façon de plus en plus longues, tout le monde ne pourra pas atteindre les positions hautes. Sans compter que : « Les probabilités de descendre sont dans l’ensemble plus importantes que les probabilités de monter, cela résultant simplement du caractère grossièrement pyramidal de la structure sociale. »  (point 31)

Le point 33 précise : « Chacun a intérêt à acquérir un niveau d’instruction aussi élevé que possible, mais personne n’est assuré, ce faisant, d’en recueillir le bénéfice en termes de mobilité. »

Mais bien entendu, selon une enquête en Angleterre, « l’origine sociale peut exercer un effet protecteur par rapport à la mobilité descendante. » (point 37)

Le point 39 affirme : « Or on constate que la plupart des sociétés industrielles libérales sont caractérisées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale à la fois par une atténuation des inégalités devant l’enseignement et par une stagnation, voire une augmentation des inégalités économiques. »

« Ce résultat renforce encore la conclusion principale de l’analyse du point de vue pratique, à savoir qu’une politique d’égalité sociale et économique directe peut seule atténuer les inégalités dans leurs différentes formes. » (point 40)

La démarche de Boudon se veut résolument multifactorielle. Pour lui, les théories unifactorielles sont inadéquates : « Il faut reconnaître que les théories dominantes en matière d’inégalités des chances devant l’enseignement sont généralement unifactorielles, cherchant à ramener l’explication du phénomène à un facteur unique, qu’il s’agisse de l’héritage culturel ou de la différenciation des systèmes de valeurs selon les classes. L’avantage principal des théories unifactorielles est évidemment la simplicité. Et l’avantage principal de la simplicité, celui de pouvoir prétendre à une large audience. » (pp. 101 et 102).

Au début de sa recherche, Boudon liste les différents facteurs, identifiés par autant de théories, qui contribuent peu ou prou à l’inégalité des chances :

Notre théorie de l’extensio établit que le développement occidental se déroule actuellement selon trois étapes successives en gigogne : l’étape familiale, l’étape collective et l’étape individuelle. Boudon confirme l’importance cruciale du rôle familial. Et il dit bien : « en particulier au jeune âge ». Il ajoute l’importance de la transmission de la motivation et de l’ambition. Il semble toutefois négliger le rôle essentiel du suivi parental des études au quotidien, agrémenté d’éventuelles récompenses. Or on sait que les enfants travaillent pour faire plaisir à leurs parents.

Pour les orientations successives, l’idée que les décisions sont prises au fil du cursus en fonction de l’évaluation des coûts, risques et bénéfices nous semble une évidence quel que soit le milieu social. Les coûts et risques étant, en proportion, plus importants pour les classes basses, il en résulte une tendance aux orientations pragmatiques qui auront déjà été validées par l’expérience parentale. Ce qui n’empêche pas bien sûr la survenue d’ambitions très volontaristes – en général suite à des influences clairement identifiables – comme le racontent très bien Simone de Beauvoir dans Les Mémoires d’une jeune fille rangée, Annie Ernaux dans La femme gelée ou Didier Eribon dans Retour à Reims.

Les familles sont toutes dans un esprit compétitif (voir notre article « Théorie de l’extensio et compétition », nov. 2017) qui va se jouer selon de multiples rapports : investissement maximal dans les études (avec choix très informé des écoles) ou salariat précoce, famille nombreuse ou limitée, création d’un patrimoine le plus important possible et modalités de transmission de ce patrimoine (voir à ce sujet notre article « Théorie de l’extensio et structures familiales », sept. 2017), alliances par des mariages si possible avantageux, et enfin intégration dans l’éventuelle entreprise familiale, cooptations professionnelles par relations ou sur de multiples indices d’allégeance.

Le rôle de l’étape collective, c’est-à-dire de la démocratie, est de donner du travail à tout le monde, mais aussi de réduire les inégalités compétitives des familles et d’équilibrer les régions. S’agissant de l’enseignement, l’augmentation du nombre d’enseignants en milieu défavorisé, le soutien scolaire, les bourses, etc., diverses mesures sont prises. C’est une course sans fin puisque l’accès à l’enseignement supérieur se généralise légitimement (cf. notre article : « Théorie de l’extensio et individualisation : les effets de la généralisation de l’enseignement supérieur », mai 2018) tandis que la pyramide professionnelle subsiste. Comment empêcher la docilité du système scolaire, que dénonce Pierre Bourdieu, pour le remplissage des strates sociales ? Ou à l’inverse, son inadéquation à permettre à tous d’obtenir facilement du travail, si possible dans le voisinage et bien rémunéré, qui échapperait à l’implacable loi de l’offre et de la demande.

Au regard de la théorie de l’extensio, les chanceux dans l’étape familiale sont toujours favorisés pour l’accession à l’étape collective. Il en résulte que la collectivité se doit d’essayer de compenser les inévitables déséquilibres.

Le même problème se produit entre l’étape collective et l’étape individuelle. La sérénité dans l’étape collective favorise le passage à l’étape individuelle. Il appartient à nouveau à la démocratie de ne pas laisser se développer des sentiments d’abandon, voire même de spoliation, chez ceux qui sont à la peine.

Eugène Michel
Janvier 2019

 

(1) Collection Pluriel, Armand Colin, 1979 (1ère édition : 1973).

 
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Dernière révision : jeudi 17 janvier 2019 – 18:00:00
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