Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

Des questions politiques récurrentes
Texte précédent   De la civilité à la citoyenneté   Texte suivant

 

 
Un texte de Daniel Calin
 

La volonté de préparer les élèves à l’exercice futur de la citoyenneté est une finalité du système éducatif constamment affirmée. Elle s’enracine dans la loi de 1882 qui substitue l’instruction civique à l’instruction religieuse des textes législatifs antérieurs. Elle occupe une place envahissante dans les discours autour de l’école, aussi bien chez les hommes politiques que dans les médias. Les professeurs des écoles eux-mêmes ont souvent une haute idée de leur mission d’éducation à la citoyenneté. Un peu, même si c’est sous un autre mode, comme leurs ancêtres hussards noirs de la République.

Cependant, les discours actuels en ces domaines sont souvent extraordinairement confus, et les candidats aux concours de professeurs des écoles sont malheureusement victimes eux-mêmes des confusions ambiantes(1). Il faut d’abord rappeler fortement la distinction entre civilité et citoyenneté. La civilité se définit par l’observation des règles du savoir-vivre et le respect des convenances qui régissent la vie en société(2). La citoyenneté, c’est la qualité de citoyen, celui-ci étant défini par le Littré(3) comme « Celui, celle qui jouit du droit de cité dans un État. Exercer les droits de citoyen. » Le Nouveau Larousse Encyclopédique(4) est plus précis, plus fidèle aux usages contemporains : « Membre d’un État considéré du point de vue de ses devoirs et de ses droits civils et politiques ». Autrement dit, la civilité concerne les relations sociales ordinaires, alors que la citoyenneté se définit par la relation au politique, à l’État. La civilité concerne toutes les formes de la vie en groupe, alors que la citoyenneté est centrée sur le rapport à l’organisation politique. Dans nos États démocratiques, la citoyenneté ne prend sa pleine signification qu’à travers la participation à la vie politique.

Les relations entre ces deux notions sont beaucoup plus lâches qu’on ne l’admet ordinairement. On peut être une personne dotée d’une exquise civilité tout en ne manifestant aucun intérêt pour la vie politique de son pays. Inversement, un citoyen actif et engagé n’est pas forcément très respectueux des convenances. Il existe même probablement une tension inévitable entre civilité et citoyenneté. La civilité est centrée sur le conformisme social : il s’agit de respecter les us et coutumes des personnes parmi lesquelles nous vivons pour ne pas les choquer, ne pas les déranger, être pour elles de commerce agréable. La citoyenneté ne prend sa pleine signification qu’à travers une constante interrogation de la pertinence de l’ordre en place : on n’est guère citoyen qu’en bousculant nos concitoyens. La citoyenneté n’est pas la politesse, encore moins la révérence. L’obsession consensuelle qui a saisi nos sociétés depuis quelques décennies induit une forte mise en avant des valeurs de civilité. Loin d’être exemplairement citoyennes, de telles attitudes tendent au contraire à refouler ou réprimer toute attitude authentiquement citoyenne.

Il faut par contrecoup distinguer fortement éducation civile, ou éducation à la civilité, et éducation civique, ou éducation à la citoyenneté. Ces deux formes d’éducation n’occupent d’ailleurs pas la même place dans les programmes scolaires. La première est bien évidemment présente dès l’entrée à la maternelle. La deuxième rubrique des programmes de 2002 pour le cycle I(5) est intitulée « Vivre ensemble ». Sa présentation met l’accent sur le passage d’une vie familiale qui souvent s’ordonne autour de l’enfant à une vie en collectivité dans laquelle il n’est plus qu’un parmi d’autres. Ces programmes ne font pas qu’affirmer la nécessité d’un apprentissage des règles fondamentales de la vie sociale, en particulier en ce qui concerne le respect d’autrui. Ils mettent également l’accent sur des objectifs moins centrés sur les interdits, plus « positifs » : apprentissage de la prise de parole, de la discussion et de la coopération. On peut certes voir dans ces derniers aspects une première préparation à l’exercice de la citoyenneté, mais c’est en réalité avant tout une préparation aux formes les plus ordinaires de la vie sociale. Conversations et coopérations ont précédé de très loin la démocratisation du pouvoir politique, et même, si l’on en croit l’ethnologue Pierre Clastres, l’existence même d’un pouvoir politique(6).

L’éducation à la citoyenneté n’apparaît vraiment que dans les programmes officiels pour le cycle III(7). Le programme du cycle II(8) affirme explicitement : « Au cycle 2, il est encore prématuré de parler d’“Éducation civique” ». Toutefois, ce texte note que « l’accès progressif à la lecture et à l’écriture, l’ouverture plus grande vers le monde extérieur permettent aux élèves de mieux comprendre ce qu’est la vie collective et d’approfondir la signification des contraintes qu’elle impose : s’approprier les règles du groupe, dialoguer avec les camarades et les adultes, écouter l’autre et accepter de ne pas être entendu tout de suite, coopérer ». Ces acquisitions, comme nous venons de le souligner, appartiennent bien plus au domaine de l’éducation civile qu’à celui d’une éducation civique proprement dite. Au cycle III, par contre, on voit apparaître l’“Éducation civique” comme titre dans le programme, sous la rubrique des “domaines transversaux”. Certes, ce programme d’éducation civique commence par renvoyer à l’expérience scolaire elle-même : « L’éducation civique, au cycle 3, doit permettre à chaque élève de mieux s’intégrer à la collectivité de la classe et de l’école (...). Elle le conduit à réfléchir sur les problèmes concrets posés par sa vie d’écolier et ainsi à prendre conscience de manière plus explicite de l’articulation entre liberté personnelle, contraintes de la vie sociale et affirmation de valeurs partagées. » Mais ce qui reste encore de l’ordre de la conscientisation des conditions générales de la vie civile se prolonge par une réelle éducation civique : « Par les connaissances acquises, elle l’engage à élargir sa réflexion aux autres collectivités : la commune, la nation, l’Europe et le monde ». Il faut cependant noter que cette mise sur le même plan de “collectivités” de natures aussi différentes que l’école et la nation est abusive. Ni la classe ni l’école ne sont des collectivités politiques. Et si la commune, la nation et la communauté européenne(9) constituent bien, chacune à leur façon, des collectivités politiques, “le monde” est (hélas ?) encore fort loin de constituer une authentique collectivité politique, malgré le développement des institutions internationales. On peut regretter qu’un texte officiel, qui de plus inaugure l’éducation civique dans le cursus scolaire, commence par valider de telles confusions. La suite du texte confirme malheureusement cette propension des rédacteurs de ce texte à une regrettable confusion conceptuelle : on voit mal, parmi bien d’autres exemples, ce que la découverte de la francophonie vient faire dans un programme d’éducation civique ! Cependant, le programme du cycle III comporte bien les éléments fondamentaux d’une authentique éducation civique dans un État démocratique, par exemple : « L’élève découvre diverses formes de participation à la vie démocratique : le vote, l’acceptation de charges électives, l’engagement dans la vie publique. »

On le voit, la distinction conceptuelle indispensable entre éducation civile et éducation civique est loin d’aller de soi. Plus globalement, les discours politiques et médiatiques dominants ces dernières années donnent souvent l’impression de charger l’école de la résolution des problèmes posés par les crises conjointes de la civilité et de la citoyenneté, voire de lui en assigner la responsabilité. L’école primaire a sans conteste un rôle important à jouer dans l’éducation civile comme dans l’éducation civique. Cette mission est fortement inscrite dans la loi fondatrice de 1882, et n’a jamais été remise en cause depuis. Cependant, l’école n’est en rien une collectivité politique. Elle ne dispose d’aucun pouvoir politique. Elle est au contraire inscrite dans une organisation aussi bien sociétale que politique qu’à l’évidence elle subit bien plus qu’elle ne l’induit. Conduire une éducation rigoureuse, civile comme civique, à travers les désordres du monde réel, des désordres intimes des familles aux désordres publics de l’État, représente un défi souvent bien lourd et bien difficile à assumer. Amener tous les enfants à une civilité minimale est déjà un objectif très ambitieux. C’est, incontestablement, une priorité.

Daniel Calin
Septembre 2006


*   *   *
*

Propositions bibliographiques


*   *   *
*

(1) À l’épreuve orale d’entretien, les sujets mettant en jeu les notions de civilité et de citoyenneté sont très fréquents. Face à ces sujets qu’ils perçoivent en général comme faciles, nombre de candidats offrent pourtant des prestations médiocres, voire franchement catastrophiques.

(2) Définition donnée par le Trésor de la Langue Française.

(3) Voir le Littré en ligne.

(4) Le sens retenu ici est le sens 2 du mot citoyen dans l’édition 2001.

(5) Texte intégral ICI.

(6) Voir : Pierre CLASTRES (1974), La société contre l’État (Recherches d’anthropologie politique), Éditions de Minuit, Paris.

(7) Texte intégral ICI.

(8) Texte intégral ICI.

(9) Et non pas l’Europe, concept géographique, et non politique. Ce n’est pas un détail : la Norvège comme la Suisse ont jusqu’à ce jour refusé de s’intégrer à la communauté européenne. Une telle confusion est, littéralement, une atteinte à leur souveraineté.


*   *   *
*

Informations sur cette page Retour en haut de la page
Valid XHTML 1.1 Valid CSS
Dernière révision : samedi 29 août 2020 – 17:30:00
Daniel Calin © 2013 – Tous droits réservés