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De la séparation à la participation : le passage du seuil(1)

 

 
Texte de Jean-Yves Le Capitaine
Chef de service à l’Institut Public La Persagotière – Nantes


Autres textes de Jean-Yves Le Capitaine  Voir sur ce site les autres textes de Jean-Yves Le Capitaine, ainsi que ses Propos nomades.
Autres productions de Jean-Yves Le Capitaine  Voir aussi le site personnel de Jean-Yves Le Capitaine, ainsi que son blog, Regards sur la surdité, le handicap, l’école, la société.
Livre de Jean-Yves Le Capitaine  Jean-Yves Le Capitaine a publié Des enfants sourds à l’école ordinaire, L’Harmattan, Paris, 2004.

 

Dans le choix du titre de cette intervention, j’ai eu quelques hésitations. J’ai finalement choisi un titre de prime abord obscur, en particulier dans cette indication de passage du seuil. J’y reviendrai plus loin(2).

 

Culture commune ou partagée ?

Mais je voudrais tout d’abord faire une remarque préliminaire. « Culture commune ». Le mot m’embarrasse quelque peu, dans son sens indifférencié, qui induirait qu’il n’y aurait plus qu’une pensée, une « pensée unique », que 1 + 1 = 1. Je préfère évoquer le terme de culture partagée. C’est la différence qu’il y a entre la compote et le pot au feu. La culture commune c’est la culture compote : dans la casserole, on met différents ingrédients, ça cuit, ça se mélange pour un faire un produit dans lequel on ne reconnaît plus la texture de chacun des ingrédients. La culture partagée serait plutôt la culture pot-au-feu : on met différents ingrédients, ils cuisent ensemble, ils ne se mélangent pas, leurs arômes s’enrichissent, et dans la dégustation on reconnaît chacun dans sa texture.

Dans les processus qui nous engagent aujourd’hui à travailler ensemble avec des enfants handicapés, on aurait plutôt intérêt à enrichir l’action et les interventions de nos effluves et de nos arômes respectifs, plutôt que de vouloir diluer, dénaturer ou « compoter » ce que chacun porte en lui de richesse. C’est donner à ces enfants des espaces de potentialités et leur permettre de se construire de manière plurielle plutôt que dans le moule d’une pensée unique, qui pourrait courir le risque de devenir totalitaire.

Car en définitive à qui appartient cet enfant, cet enfant handicapé qui va ou doit aller à l’école ? Il ne faut pas oublier qu’il n’appartient ni à l’école, ni au secteur médico-social, mais qu’il fait partie (faire partie plutôt qu’appartenir) de différents environ­nements. La différence des environnements est à considérer comme une richesse et non comme un écart qu’il faudrait ramener impérativement à une culture normée et unique. L’enfant se construit de ces différentes cultures, pas seulement celles de l’école et du médico-social, mais en premier lieu celle de sa famille. Et l’on sait bien que dès ce niveau, chaque famille a sa culture, son mode de vie, son « habitus » aurait dit Bourdieu. L’enfant qui arpente les allées du Cours Cambronne avec sa nurse ne se construit pas de la même manière, de la même culture, que celui qui s’amuse avec ses copains au bas des tours de Bellevue. Et cet enfant va également se construire de la culture de l’école (toutes les écoles n’étant pas identiques malgré l’égalité affichée à leur fronton), et s’il vit une situation de handicap, de la culture du médico-social.

Que faire de toutes ces cultures ? Une compote ou un pot-au-feu ? Il y aurait un bénéfice certain à viser une construction, un développement avec des références plurielles, et des identités plurielles. Il serait réducteur de vouloir fabriquer un produit d’une certaine bien-pensance éducative ou scolaire, de vouloir fabriquer un produit avec une identité unique. L’école donne à l’enfant une identité d’élève, le médico-social donne une identité d’enfant handicapé, et ses parents lui donnent l’identité de leur enfant. L’enfant grandit ainsi dans une identité plurielle, produit de cultures partagées, parfois simplement juxtaposées, et non d’une culture commune qui s’érigerait en norme.

 

Être sur le seuil

Pourquoi le passage du seuil ? Je fais référence ici avant tout aux travaux d’un anthropologue, handicapé lui-même, qui a réfléchi au statut de la personne handi­capée, et qui définit ce statut par le concept de liminalité. Cet anthropologue est Robert F. Murphy, et son ouvrage « Vivre à corps perdu » a été publié en France en 1990, année de son décès. Qu’est-ce que la liminalité ? C’est un concept issu de l’anthropo­logie, dans le domaine des rites de passage. « Les rites d’initiation ont pour but d’impliquer la communauté dans la transformation d’un individu qui passe d’une position de la société à une autre. C’est pendant la phase de transition entre l’isolement et la renaissance qu’on dit que le sujet est dans un état liminal : c’est-à-dire littéralement qu’il est « sur le seuil », qu’il se trouve dans les limbes sociaux, où il est maintenu en dehors du système social formel. »(3)

De la même manière, pour Murphy, et il sait de quoi il parle, l’infirme, l’invalide, la personne handicapée, sont sur le seuil du système social existant. Ils ne sont pas complètement rejetés, mais pas non plus complètement inclus. Leur participation sociale est perturbée, rendue difficile, pas ou mal acceptée ; ils sont quelque part entre deux, sur le seuil. Ils ne sont pas comme les malades : la maladie est plutôt un état de suspension sociale, une transition soit vers la guérison, soit vers la mort. Les personnes handicapées ne sont pas dans cette situation de transition. « Les handicapés à long terme ne sont ni malades ni en bonne santé, ni morts ni pleinement vivants, ni en dehors de la société ni tout à fait à l’intérieur. Ce sont des êtres humains, mais leurs corps sont déformés et fonctionnent de façon défectueuse, ce qui laisse planer un doute sur leur pleine humanité. »(4)

Je partirai de là pour mon propos : de la position périphérique, liminale, des personnes handicapées, sur le seuil de l’école, du travail, de la participation sociale. Je ne reviendrai pas ici sur les nombreux exemples de la non participation, de l’exclusion, du retrait des personnes dans ces différents champs. Je crois qu’il faut y rajouter aussi la non visibilité, parfois bien pratique, de cette position pour la société « normale ». Ainsi positionnés un peu à l’extérieur, mais quand même en proximité, on peut allier la bonne conscience d’un regard proximal avec l’éloignement de fait et l’exclusion du flux social.

Cette évocation me permet de poser un premier point d’ancrage d’une culture partagée, qui est pour moi un préalable incontournable sur lequel il faut être d’accord pour travailler. C’est en fait un postulat, une chose qui ne se discute pas, sur le plan de valeurs, de l’éthique. C’est le postulat de la pleine et entière humanité de chacune des personnes handicapées, quelle que soit l’importance de la situation de handicap. La notion d’éducabilité des handicapés, que Diderot a posée pour les aveugles et les sourds dès le milieu du XVIIIe siècle, est la manifestation première du lent progrès de reconnaissance et de conquête de cet état d’humanité.

La personne handicapée n’est pas en état de suspension comme peut l’être le malade, dont l’avenir est de guérir. La personne handicapée ne « guérit » pas. Consi­dérer la personne handicapée comme en état de suspension en attendant la guérison est une représentation qui n’accorde pas sa pleine humanité à la personne, puisque dans ces conditions son avenir, et son accès à l’humanité, serait de ne plus être handicapée, de supprimer la condition même de la vie de cette personne. Cela ne veut pas dire que le champ d’intervention auprès de la personne doive exclure des perspec­tives de réparation, de « guérison », de compensation, etc. Mais fondamenta­lement, il faut considérer que la déficience qui est à la source de la situation de handicap n’invalide pas l’humanité de la personne. La personne est pleinement, entièrement humaine même si son acuité visuelle, auditive, cognitive, ou ses capacités motrices ou psychiques sont en écart avec ce qu’on attend des normes de l’acuité visuelle, auditive, etc. Même si rien ne pouvait être fait pour corriger, modifier, soigner, l’état de la personne, celle-ci a pourtant toute son intégrité, elle est complète, elle n’est pas sur le seuil de l’humain, elle est dans l’humain et complètement. Il n’y a pas d’un côté l’incomplétude qui caractériserait les personnes handicapées et de l’autre la complé­tude dont nous, valides, serions les représentants. C’est ici un postulat qui fait rupture avec l’approche par la déficience, qui dit l’incomplétude dans sa formulation même.

L’évidence de ce postulat n’est pas donnée. On voit bien que, dans nos représen­tations quotidiennes, spontanées, inconscientes, on n’a pas toujours, même dans le milieu spécialisé, cette représentation « égalitaire » dans nos rapports avec les per­sonnes handicapées. Ces représentations inégalitaires se nichent dans les propos, les actions, les attitudes et les pensées du quotidien. Pour preuve deux exemples. Le premier est le début d’un article lu il y a fort longtemps dans une revue d’action sociale et qui s’intitulait « Six menthes à l’eau » : « C’était au cours d’un événement festif, dans un village de Provence. J’étais en vacances, oubliant comme tout un chacun mes soucis de l’année, sirotant un demi de bière, avec quelques amis, décontracté. Soudain, je vois un groupe de six handicapés mentaux s’installer sur la terrasse avec leurs accompagnateurs. Les personnes handicapées, des adultes de quarante à quarante cinq ans, hommes et femmes, les accompagnateurs un peu plus jeunes... Le garçon vient chercher les consommations. Les adultes handicapés qui n’avaient pas un sou sur eux sont gratifiés collectivement de six menthes à l’eau, pendant que les accompa­gnateurs choisissent leur boisson, y consacrant le temps nécessaire. »(5) Ce texte date de 1998, bien sûr cela n’existe plus, la loi du 11 février 2005 est passée par là ! Deuxième exemple, dans le domaine de la surdité. Partout, vous verrez, vous lirez et on vous dira que les sourds ont des problèmes de communication, ou des difficultés de communication. Mais mettez deux sourds face à face, ont-ils des problèmes de communication ? Mettez un sourd face à quelqu’un qui entend : au non de quoi c’est le sourd qui a des problèmes de communication, et pas celui qui entend ? Il y en a qui sont plus égaux que d’autres disait Coluche.

Bien sûr, ce n’est qu’un postulat, et il y a souvent une grande distance entre le principe et le réel du quotidien, entre la pensée et l’agir. Mais poser ce postulat, c’est se mettre le principe d’une référence à l’action : « si j’agis ainsi, si je dis ceci, est-ce que j’agis comme si la personne est pleinement humaine ». Au-delà de la forme kantienne de ce qui s’apparente à un impératif, il me semble que s’il n’y a pas ce postulat commun, on risque d’agir sans références, dans des directions incertaines, opposées ou contradic­toires, voire « régressives ». Un postulat est à la fois un impératif et un horizon, et à ce titre, il se construit, il n’est encore qu’à l’état d’ébauche sur le plan pragmatique, et c’est dans la collaboration entre des acteurs qu’il peut prendre chair.

On vient de voir que les personnes handicapées étaient sur le seuil. Mais, dans cette histoire, il n’y a pas que les handicapés qui sont sur le seuil. Il y a aussi ceux qui les y ont maintenus. Dans les acteurs de ce maintien, il y a bien sûr la société ordi­naire : du point de vue de l’école, les enfants handicapés n’y avaient pas leur place, du point du vue des responsables d’entreprise, les travailleurs handicapés n’y avaient pas leur place, du point de vue des promoteurs de logements, les personnes handica­pées n’avaient pas leur place dans les logements ordinaires. Trop d’aménagements à faire, trop d’accessibilité à mettre en œuvre, trop de différences à remettre ensemble... Mais il y avait aussi les professionnels, les services, les établissements, les administrations, tout ce qui pouvait se qualifier de « spécialisé », qui pendant toute une période ont souscrit à cette liminalité évidente, nécessaire, indépassable, naturelle et par consé­quent justifiée... Le discours porté tentait de tenir un objectif difficilement ou rare­ment atteint d’insertion finale par l’affirmation de détours spécialisés nécessaires.

Passer le seuil, pour en revenir à la métaphore, c’est donc quitter la séparation instituée, le dehors, pour enjamber un espace et entrer, en dedans, pour prétendre à la participation, dont le terme est justement cité dans le titre de la loi du 11 février 2005 « sur l’égalité des chances et des droits, la citoyenneté et la participation sociale des personnes handicapées ». Symboliquement, je tiendrai cette loi comme la représenta­tion du passage du seuil.

 

Deux cultures

Deux places donc, l’une à l’intérieur, l’autre sur le seuil ; deux systèmes, deux cultures, séparées, méfiantes l’une envers l’autre, incompatibles. Deux mondes sépa­rés. Il y a une fable de La Fontaine qui peut représenter la relativité de la différence, ou même de la déficience au regard de l’environnement et qui peut caractériser aussi assez bien les rapports qui ont pu exister entre les cultures qui se sont juxtaposées dans le domaine de la scolarisation et de l’éducation des enfants handicapés. C’est la fable du Renard et de la Cigogne(6). Le renard retient donc à dîner la cigogne et lui sert un brouet :


Ce brouet fut par lui servi sur une assiette :

La Cigogne au long bec n’en put attraper miette,

Et le drôle eut lapé le tout en un moment.


En retour la cigogne invite le renard, mais non sans une petite arrière pensée... Le renard...

Il se réjouissait à l’odeur de la viande

Mise en menus morceaux, et qu’il croyait friande.

On servit, pour l’embarrasser,

En un vase à long col et d’étroite embouchure.

Le bec de la Cigogne y pouvait bien passer,

Mais le museau du sire était d’autre mesure.


On était bien souvent dans ces deux mondes séparés, deux mondes qui vivaient chacun de son côté mais incompatibles dans les relations réciproques lorsque chacun restait sur ses positions. Et lorsque l’on s’invitait à se rencontrer, c’était à la manière du dîner du renard et de la cigogne. Si on s’interroge aujourd’hui sur les perspectives de rapprochement, d’apprivoisement, de culture commune ou partagée, c’est qu’on prend acte quelque part de la séparation, de l’incompatibilité voire de l’opposition initiale, mais aussi de la nécessité de partager complémentairement nos pratiques, de trouver un récipient qu’on pourrait partager, à mi-chemin de l’assiette et du vase à long col.

L’éducation spécialisée s’est construite à côté et un peu contre l’éducation qu’on appelle aujourd’hui ordinaire. De nombreux éléments de l’histoire expliquent ce fossé, ces divergences, ces clivages et parfois l’impossibilité de travailler ensemble. L’édu­cation spécialisée s’est donnée comme mission de s’occuper de ceux que l’école refusait ou excluait, ou de ceux qui y étaient réfractaires. La vulnérabilité de tous ces enfants, qu’elle soit due à la situation personnelle des personnes (les déficiences physiques et mentales par exemple) ou qu’elle soit due à l’intolérance du système (problématiques comportementales par exemple) a conduit à mettre comme base de l’action spécialisée la protection. Protection contre la dureté et l’intolérance de l’école, contre sa normativité, son élitisme, aussi républicain soit-il. La vulnérabilité et la réponse protectrice sont devenues une caractéristique fondamentale de l’action sociale et médico-sociale. Et heureusement que cela a été ainsi dans le cadre d’une école excluante et parfois maltraitante envers ceux qui ne convenaient pas à l’ordre attendu.

Et il y avait des raisons à cette exclusion. Il ne faut pas oublier en effet que l’école n’a pas la seule fonction d’instruction. Elle a aussi une fonction de sélection, de repro­duction et d’exclusion. Les inégalités sont reproduites et se reproduisent au sein du système éducatif, dans son organisation, dans ses programmes, dans ses méthodolo­gies de travail et d’enseignement. Alors que l’école française « laïque, gratuite et obli­gatoire » prétend répondre à l’injonction républicaine de l’égalité, les pratiques de l’école sont inégalitaires. Le système français est conçu, malgré de constantes ambi­tions déclarées de démocratisation ou de massification, comme un système préparant plutôt bien les élites et échouant davantage avec une large fraction de la population(7). Dans cette tension permanente entre instruction et sélection, les jeunes en situation de handicap peinent parfois à trouver une véritable place. Ceux-ci font partie, malgré des discours volontaristes et des résultats organisationnels affichés, des situations d’exclusion d’une fraction des jeunes scolarisés.

 

Construire une culture partagée

Une filière pour les normaux, une filière pour ceux qui n’étaient pas dans la norme attendue, et les vaches étaient bien gardées aurait dit certain proverbe rural. Alors comment aujourd’hui, avec cet héritage, construire une culture partagée ? On pourrait symboliser le processus qui met en interface deux systèmes, deux cultures, deux identités au départ éloignées par quelque chose que tout le monde connaît : c’est l’épisode de l’apprivoisement entre le Petit Prince et le Renard dans l’ouvrage de Saint-Exupéry


Certes ici le rapport n’est pas égalitaire, puisque c’est le renard qui demande au petit prince de l’apprivoiser ; et donc la métaphore est biaisée concernant la relation entre le milieu de l’éducation nationale et le milieu médico-social. Mais on a quand même les grandes lignes de ce qui se passe dans l’approche relationnelle et colla­borative : créer des liens, commencer par ne pas avoir besoin de l’autre, la patience, la position de distance, le regard silencieux, le rapprochement...

Faire culture commune, ou plutôt construire une culture partagée, ne peut se faire qu’autour de ce qui fonde les nouveaux paradigmes d’action et de pensée, à un niveau supérieur, c’est-à-dire au-delà des habitudes de pensée et d’action, au-delà aussi des certitudes professionnelles catégorielles ou des oppositions de principe sur des territoires. On se situe là au niveau des principes tels qu’on peut les trouver par exemple dans les déclarations solennelles du type ONU ou Union Européenne. Plus concrètement, en France, c’est le niveau de ce qui régit aujourd’hui l’action et l’inter­vention auprès des personnes handicapée : je fais référence ici à la loi de 11 février 2005. Je ne vais pas faire l’analyse de cette loi, mais essayer de repérer dans le quotidien de l’action quelques lignes directrices qui m’apparaissent, au-delà des mots d’une loi, comme efficients dans la construction d’une culture partagée. En quoi cette loi contribue-t-elle à gommer, effacer, réduire le seuil, à neutraliser la position péri­phérique des enfants en situation de handicap, à les inclure dans le flux social, dans la dynamique de la vie de tous, et engager les professionnels divers à contribuer à ce mouvement ?

 

Une définition du handicap

Le premier point fondamental que je souhaite mettre en avant est la nouvelle définition du handicap. Bien sûr ce n’est qu’une définition. Mais depuis Michel Foucault d’un côté, la philosophie analytique de l’autre, on sait que quelque part « dire c’est faire » (c’est le titre d’un ouvrage du philosophe John Austin), que la mise en mot, la catégorisation, c’est-à-dire la construction cognitive de la réalité, ont des incidences sur la perception de cette réalité. C’est en cela que la nouvelle définition de la notion du handicap, dans le texte, est susceptible de changer, dans la réalité, la représentation qu’on se fait d’une personne handicapée, et par là même éventuelle­ment le statut qu’on lui donne, la place qu’elle peut prendre, et les interventions qu’on peut avoir auprès d’elle.

Cette définition indique : « Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de la santé invalidant ». Pour la première fois, au moins sur ce registre réglementaire, la situation de la personne handicapée n’est plus attachée exclusivement à la personne, ce qu’on trouvait aupara­vant sous les termes de déficience ou d’incapacité(9). Bien sûr celles-ci existent, et il convient de ne pas les bannir, ni les ignorer, ni les banaliser. Mais cette nouvelle définition situe le problème dans un certain rapport avec l’environnement. On pourrait regretter une certaine timidité de cette définition, en la comparant par exemple à la définition québécoise de Processus de Production du Handicap. Dans ce modèle en effet, la question se place au niveau des habitudes de vie, des rôles sociaux, et la qualification de /participation sociale vs handicap/ est le résultat des interactions entre les facteurs personnels et les facteurs environnementaux. Une personne va donc se situer sur une échelle entre la participation sociale et la situation de handicap. Autrement dit, il peut suffire que l’environnement se modifie pour que le seuil bouge, se déplace.

Cette nouvelle définition ouvre donc un modèle de pensée et d’action à partager. Il n’y a plus lieu de travailler les uns dedans, les autres sur le seuil, mais dans un espace commun, l’espace de droit pour tous, mais qu’il convient de rendre favorable à ceux qui l’habitent, c’est-à-dire à tous. Espace commun donc, et non plus le dedans et le seuil, mais commun et à partager.

Ce travail ensemble est déjà en œuvre : les SESSAD, les SSEFIS, les SAAAIS sont déjà présents dans ce qui constitue le milieu de vie de l’enfant, l’école. Les Unités d’Enseignement, malgré les aléas des signatures, sont aussi des supports d’action auprès des enfants handicapés à l’école. Des modalités de coopération ont été légifé­rées entre les deux secteurs. Là où l’enfant avait une place légitime en dehors ou sur le seuil de l’école, aujourd’hui, il a sa place dans l’école. Ce qui ne veut pas dire que c’est facile : les manques de moyens, les politiques de restriction budgétaires dans le système éducatif, les accompagnements par des personnes recrutées sur des condi­tions parfois scanda­leuses sont des obstacles à cette construction d’une culture partagée. Mais elle est là, car malgré ces obstacles les enseignants considèrent de plus en plus qu’il est de leur mission d’accueillir ces enfants et les professionnels du secteur médico-social considèrent de plus en plus qu’il est de leur mission d’accompa­gner cette inclusion, de favoriser leur place dans le droit commun. Quand j’avais fait une petite enquête pour un travail universitaire il y a une dizaine d’années, les ensei­gnants que j’avais rencontrés, et j’avais choisi de rencontrer les plus motivés en faveur de l’intégration scolaire, m’avaient tous dit : « moi j’intègre, mais je comprends bien les collègues qui ne veulent pas intégrer ». Je n’ai pas refait d’enquête, mais c’est un discours que je n’ai plus entendu ces dernières années.

Au début des SSESAD, il était frappant de voir comment les professionnels conce­vaient leur action comme une soustraction de l’enfant de l’école pour faire, sur un temps qu’ils déploraient comme insuffisant, des interventions au sein de l’établisse­ment. De faire en définitive un établissement soft, pour une ½ journée, en laissant les enfants le reste du temps à l’école. Le SSESAD n’était pas l’instrument pour favoriser la vie en milieu ordinaire, mais le refuge permettant de fuir le milieu ordinaire sous l’égide d’un projet pédagogique, éducatif et thérapeutique. Le lieu de l’établissement était ainsi sanctifié pour des activités qui ne pouvaient se concevoir que dans l’établis­sement : des lieux de soins, des lieux de thérapie, des lieux d’intervention éducative.

 

La compensation et l’accessibilité

Le deuxième grand trait de la loi que je voudrais souligner est l’articulation entre la compensation et l’accessibilité, chacune de ces notions faisant l’objet d’ailleurs d’un titre de cette loi.

La compensation n’est pas définie à proprement parler. Il est simplement dit un principe : « Toute personne handicapée a droit à la compensation des conséquences de son handicap... Elle consiste à répondre à ses besoins. » En fait la compensation est essentiellement dans un contexte financier (la prestation de compensation du handi­cap), de ressources ou de prestations. Cet aspect semble quelque peu réducteur. Si la compensation comprend effectivement les aides techniques et humaines d’adap­tation, elle comprend aussi toute l’éducation et les apprentissages nécessaires à l’appro­priation des outils cognitifs, sociaux, affectifs, développementaux, langagiers, etc., qu’un enfant construit parfois de manière très spécifique ou originale et selon des approches très particulières. C’est le travail des professionnels du secteur médico-social, qui savent tout le travail pour rendre efficiente la compensation telle qu’elle est définie de manière réductrice dans la loi.

Le deuxième terme est l’accessibilité, et c’est dans ce titre qu’on trouve les problé­matiques de scolarisation. Il n’y a pas non plus de définition de l’accessibilité, mais des champs d’application : d’une part l’emploi, avec l’insertion professionnelle, le travail adapté et le travail protégé, d’autre part le cadre bâti, les transports et les nouvelles technologies, et enfin, premier chapitre du titre IV, la scolarité, l’enseignement supé­rieur et l’enseignement professionnel.

Qu’est-ce que l’accessibilité ? C’est la capacité des milieux, des environnements faits pour et par tous, à accueillir, dans chacun des champs identifiés, les personnes qui en raison de leur handicap, rencontrent des obstacles pour en faire partie. L’accessibilité, ce n’est pas seulement le plan incliné pour faire passer un fauteuil. Le champ des outils d’accessibilité est énorme, et prend une définition ou des applications de plus en plus larges : le plan incliné, l’ascenseur, les annonces sonores pour les aveugles, les annonces visuelles pour les sourds, les textes en braille, les interprètes en langue des signes, mais aussi l’écriture adaptée ou les logiciels de traitement de la parole. Un petit exemple d’accessibilité : une compagnie d’assurances, voulant cibler une clientèle sourde peu performante en français écrit, avait demandé à des spécia­listes de rendre leurs contrats plus lisibles, plus accessibles, pour s’apercevoir au final, une fois le support réalisé, qu’une grande partie de leur clientèle utilisait ces supports, et non plus les supports initiaux, trop compliqués.

Revenons à l’école. L’accessibilité, cela veut dire que l’école, le système national d’Éducation pour tous les petits français, se doit d’accueillir tous les enfants, qu’ils soient valides ou handicapés. La loi du 11 février 2005 pose le principe de la pleine participation de l’enfant et de l’adolescent dans un cadre ordinaire de scolarité. Cela veut dire aussi que le métier de tous les enfants, c’est d’être écolier, d’être un élève, de faire les acquisitions des compétences, des connaissances, des savoirs mais aussi des attitudes et savoir-être, partagés par tous les enfants citoyens ou futurs citoyens, qui s’énoncent aujourd’hui dans ce que l’Éducation nationale a nommé le socle commun. On peut critiquer un certain nombre d’aspects du contenu de cette dernière perspec­tive, mais il n’en demeure pas moins que, sur le plan des principes, l’accessibilité c’est le partage des mêmes repères par tous les enfants. Si le vocation d’un adulte est d’être au travail, celle d’un enfant est d’être un écolier. L’Éducation nationale a elle-même donné une définition de l’accessibilité : elle suppose « en fonction des besoins de l’élève handicapé... l’adaptation des cursus, des méthodes et outils pédagogiques, l’adjonction d’aides techniques et/ou humaines leur permettant l’appropriation des savoirs et la construction des compétences de son parcours de formation »(10).

 

Travailler ensemble

Et c’est là une autre perspective de la constitution d’une culture partagée : travailler à faire de chaque enfant handicapé une personne participant des repères communs à tous les enfants. Les Unités d’enseignement peuvent être considérées comme une avancée à ce niveau, associée à la collaboration et la coopération entre deux secteurs. On peut regretter que les choses n’aillent pas très vite, et c’est ce que constate par exemple la commission du CNCPH(11) « Éducation, scolarité, enseigne­ment supé­rieur, coopération, éducation ordinaire / éducation adaptée » pour ses conclusions sur l’année 2010. Repères communs à tous les enfants, ce n’est pas la soumission à la volonté d’une Éducation nationale impérialiste, dominatrice et toute puissante. Repères communs à tous les enfants, donc l’école. Cela ne signifie pas non plus que tout se mette au service de l’enseignant.

L’accompagnement, puisque c’est de cela qu’il s’agit par exemple dans la coopéra­tion entre secteur médico-social et enseignement, ne se substitue pas, ne remplace pas la nécessaire adaptation des supports, outils, méthodes, le plan incliné pédagogique. Dire que la vocation d’un enfant c’est d’être écolier dans la coopération, c’est dire que l’enseignant, l’éducateur, l’orthophoniste, le kiné, le psychologue, etc. sont ensemble et de manière concertée au service du développement de l’enfant dans le cadre qui est attendu de tous. La culture commune (ici on pourrait la qualifier de commune) se construit en dehors d’une hiérarchie professionnelle, dans une coopération inter­disciplinaire. Et c’est sans doute dans cet espace que c’est difficile, là où s’affrontent des histoires de séparation, de conflits, d’oppositions, de divergences de valeurs, etc... Aujourd’hui, c’est autour d’une finalité commune que se construit cette culture, qui n’a pas pour autant à rogner sur les divergences au risque de produire une pensée totalitaire.

Le secteur médico-social n’a plus pour vocation de soustraire l’enfant handicapé au milieu ordinaire, scolaire, qui serait inhospitalier, inaccueillant, faisant violence ou maltraitant (cela ne veut pas dire qu’il ne l’est pas parfois !), mais au contraire de faire en sorte qu’en collaboration avec le milieu enseignant cet enfant soit inclus dans les meilleures conditions. On inverse donc complètement la problématique de la vocation médico-sociale, et en même temps on inverse la problématique de l’enseignement, qui doit s’adapter aux diversités et aux différences, ce qui est contraire à la vocation de sélection et d’exclusion qui a été, à côté de l’instruction et de l’émancipation, une caractéristique récurrente du système éducatif. Il s’agit donc d’une double révolution, celle de l’école et celle du médico-social, et c’est sur cela qu’on demande aux profes­sionnels de construire quelque chose de commun.

La culture commune se construit ici sur une dialectique d’évolution, sur une dynamique de mouvement double, de l’adaptation de l’environnement à l’enfant handicapé, ou différent, et de l’adaptation de cet enfant au cadre ordinaire. La collaboration est formatrice et vecteur de changement : par exemple, ce n’est pas la seule présence des enfants handicapés qui produit du changement chez les enseignants, mais les échanges que cela provoque avec des professionnels des autres cultures(12). Lors d’une ESS (Equipe de Suivi de la Scolarisation), j’ai entendu un enseignant incluant un jeune sourd accompagné par des professionnels spécialisés (enseignant et interface de communication) dire combien il avait appris pour son travail quotidien avec ses élèves « normaux » de la présence dans sa classe d’un jeune garçon sourd. Mais pas que de la présence de l’enfant, de la présence simultanément, et parce qu’il y avait inclusion, de ces professionnels spécialisés, issus d’une autre culture, d’une autre approche. C’est un signe très encourageant de l’élaboration d’une culture plurielle et partagée.

La loi nous engage à travailler ensemble autour de la dialectique de la compensa­tion et de l’accessibilité. L’égalité des chances et la participation sociale sont le résultat de la réduction de l’écart qui existe entre une personne (avec ses capacités et ses incapacités) et un environnement (qui à un moment donné met des obstacles ou des facilitateurs). La participation sociale c’est par exemple la possibilité pour un enfant ou un adolescent handicapé de tenir son rôle social d’élève à l’école, ou pour un adulte de tenir son rôle social de travailleur, de citoyen, d’époux-épouse, de père-mère...

Avant il y avait rupture. Le milieu spécialisé travaillait de son côté sur les incapa­cités de la personne dans un but plus ou moins lointain d’insertion dans la société, qui elle n’avait pas l’injonction de changer et d’accueillir ces personnes. La pédagogie spécialisée, le soin, l’éducatif se mettaient en ménage dans un projet d’établissement pour un projet de « développement séparé » par rapport au milieu ordinaire (en langue afrikaans, le « développement séparé » se dit « apartheid »). Aujourd’hui ce n’est pas le cas : le milieu ordinaire a pour vocation de se rendre accessible. L’enfant handicapé a affaire non plus à un monde inaccessible, à une école inaccessible, mais à un monde rendu accessible, à une école rendue accessible. Bien sûr, quand on regarde la réalité, on peut légitimement se dire qu’on est encore loin de cette accessibilité, et qu’entre le choc des mots et le poids des faits, il y a un gouffre. Mais les choses ont changé et continuent à changer.

Le travail spécialisé est d’intervenir aujourd’hui sur cette ouverture, de faire en sorte que l’enfant puisse être un élève à l’école pour tous, et non plus un élève ou un enfant dans un dispositif séparé. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas prendre des temps particuliers, et même en dehors de l’école, mais le fond reste aujourd’hui que nous avons tous à contribuer à la réalisation des rôles sociaux de tous les enfants. Là aussi, c’est quelque chose qui change : cette dynamique n’est pas une assimilation, la plupart du temps impossible, qui a caractérisé les premiers temps de l’intégration scolaire. Il fallait en effet pour ouvrir le sésame de l’intégration réunion de conditions tellement exceptionnelles de soutien familial, de milieu favorisé, de déficience atté­nuée qu’au final il valait mieux ne pas être handicapé pour bénéficier de l’intégration scolaire. Aujourd’hui l’école inclusive doit permettre et favoriser la scolarisation de tous avec les contributions diverses, complémentaires et partagées qui sont parfois nécessaires à la réussite des parcours de scolarisation de certains élèves.

 

Une culture de résistance

Construire une culture partagée, une culture du travail ensemble. Mais pour quoi faire ?

Encore faut-il que l’on éclaircisse les finalités. Il y a des éléments de culture qui peuvent être communs et aller contre l’émancipation des personnes. Si c’est pour faire marche arrière, ce n’est même pas la peine. Et concrètement, il y a quand même des éléments de culture dont on peut se demander s’ils ne vont pas contre l’émancipation des personnes handicapées, contre leur émancipation. Il s’agit de grandes évolutions, de l’ordre du sociétal, des tendances générales, partagées donc, communes, et contre lesquelles la valeur commune serait au contraire peut-être la résistance. La loi balise des grandes tendances avec les notions d’égalité, de rapport à l’environnement, de compensation, d’accessibilité. À l’inverse, la vie sociale, les représentations, les idéolo­gies voient d’autres tendances à l’œuvre. Parmi celle-ci, qui me semblent nuire à une véritable reconnaissance sociale des personnes handicapées, j’en relèverai quatre : l’individualisation, la médicalisation, l’évaluation et la normalisation.

L’individualisation. « Be yourself », « parce que vous le valez bien » : ces slogans de la pub sont tout à fait emblématique de l’exigence contemporaine de réalisation de soi par soi-même. Aujourd’hui, on est tenu à l’authenticité, à se réaliser, à réussir, à être heureux tant qu’à faire, et chacun y est tenu en permanence. Chacun est censé être son propre souverain. On y est tellement tenu qu’on peut être atteint par ce qu’un philosophe, Alain Ehrenberg, a nommé dans le titre d’un de ses livres : « La fatigue d’être soi », avec comme maladie emblématique la dépression. « La dépression nous instruit sur notre expérience actuelle de la personne, car elle est la pathologie d’une société où la norme n’est plus fondée sur la culpabilité et la discipline mais sur la responsabilité et l’initiative. »(13) Mais l’aspiration à être soi-même et à n’être que soi-même se heurte parfois, souvent, à la difficulté à l’être, et en particulier pour les personnes les plus fragiles, les plus désavantagées. C’est-à-dire que chacun, en tant qu’individu, à titre personnel, est responsable de sa réussite, mais aussi et au même degré, de son échec. Le « monde des bisounours » de la réussite individuelle pour tous, ça n’existe pas. D’où la dépression que décrit Ehrenberg, d’où les inégalités réelles qui viennent contredire la notion d’égalité de droits et de chances, et qui vont laisser sur le seuil certaines personnes.

L’individualisation devient un gimmick, une réponse systématique et première, un mode d’organisation où le groupe n’est que l’addition d’unités. Les nouveaux dispositifs de scolarisation des CLIS et des ULIS sont conçus sur ce modèle. La scolarisation de proximité, ce qu’on appelait avant 2005 l’intégration individuelle, répond à cette orientation. Le projet personnalisé de scolarisation, le projet individua­lisé d’accompagne­ment, le livret personnel de compétences à l’école, et tous les substantifs auxquels on accole les termes de personnel ou d’individuel envahissent le champ de l’éducation et de l’intervention sociale.

Cette évolution est d’ailleurs assez paradoxale quand on regarde plus particuliè­rement la question du handicap. On distingue deux modèles du handicap, le modèle médical et le modèle dit « social » ; il s’agit en fait de deux manières de concevoir le problème. Le modèle médical traite le problème du côté de l’individu : le handicap est une question personnelle, parfois réduite à la déficience, objet d’une intervention sur le personnel par des spécialistes. Dans le modèle social, qui a émergé plus tardivement, et qu’on retrouve dans les classifications internationales, la question se situe au niveau social, et fait l’objet d’une intervention publique et collective. Et paradoxalement, alors que la question du handicap est aujourd’hui posée dans une problématique dynamique entre la personne et l’environnement, l’idéologie dominante de l’individualisation nous renvoie du côté de la responsabilité de la personne de sa situation.

La médicalisation. L’approche sociale du handicap avait pu émerger dans les dernières décennies du siècle dernier, avec les approches de l’OMS d’abord, les approches de la CIF (Classification Internationale du Fonctionnement, du Handicap et de la Santé, OMS, 2001) et du PPH (Processus de Production du Handicap). Dans le même temps, on assiste à une tendance lourde d’une certaine médicalisation des situations et des problèmes, Michel Foucault en avait déjà dessiné les grandes lignes en pointant l’extension du médical en dehors de sa sphère stricte. Et cela se voit partout : l’extrême timidité est devenue un trouble, une phobie sociale dans la dernière classification américaine des troubles mentaux (DSM : manuel diagnostique et statis­tique des troubles mentaux) ; on veut faire du dépistage des troubles de la conduite dès 3 ans ; la surdité de l’enfant est devenue il y a peu un problème de santé publique, dans la même liste que la mucoviscidose, et fait par conséquent l’objet d’un dépistage systématique à 2 jours, avec tous les effets iatrogènes que cela produit ; là où on avait du mal avec les maths et le calcul, on a aujourd’hui une dyscalculie ou des troubles logico-mathématiques.

Que se passe-t-il à l’école ? L’enfant phobique social prend des anxiolytiques, l’agité prend de la ritaline, et le dyscalculique va voir l’orthophoniste. L’école est ainsi engagée à renvoyer les difficultés et les problèmes sur des causes et des réponses externes et individualisées, sans avoir à remettre en cause ses fonctions sociales. Les troubles sont catégorisés et stigmatisés ; ils reviennent de nouveau aux personnes, niant le caractère social du handicap. On n’éduque plus, on soigne.

L’évaluation. La mode, et le monde, sont à la performance. Et pour savoir si on est performant, l’évaluation est devenue le mistigri magique de toute « entreprise » qui se respecte : l’évaluation interne et externe des établissements médico-sociaux, l’évaluation des compétences, l’évaluation du système éducatif, qui s’appuie sur les évaluations des élèves. On n’arrête pas d’évaluer. Insidieusement et quoi que l’on dise, c’est le culte de la performance qui est sous-jacent, qu’il s’agisse de savoir quelle est l’entreprise ou quel est l’établissement médico-social qui a le meilleur rapport qualité-coût, ou de savoir quel établissement scolaire est le plus performant, ou de savoir dans une classe qui est le meilleur (pardon : qui a acquis toutes les compétences néces­saires). Dans une telle culture, il faut être fou pour choisir d’avoir des éléments qui nuisent à la performance, et les personnes handicapées dans certaines situations nuisent à la performance ainsi conçue.

Si on commence un jour à comparer les établissements scolaires en fonction de leurs résultats, et même s’ils sont modérés par des facteurs comme « taux de réussite attendu », et que cela peut même avoir des conséquences sur leurs financements, l’inclusion d’élèves handicapés est susceptible d’être un obstacle à la course à la réussite. Il ne s’agit pas d’exclure toute évaluation, bien évidemment, et cette évalu­ation peut même être susceptible d’améliorer l’action auprès des jeunes élèves handicapés, mais c’est la tendance à l’hyper-évaluation comme valeur suprême qui semble aujourd’hui préjudiciable à l’accès de ces enfants dans le flux social.

La normalisation. Elle est comme l’effet conjugué de l’individualisation, de la médicalisation et de l’évaluation. Elle est la tentation de Procuste. Procuste était ce brigand de la mythologie grecque qui était, tout en haut de la montagne, le gardien du col du passage, celui par lequel passa Œdipe. Il taxait les voyageurs et les faisait coucher dans son lit : ceux dont les pieds dépassaient le lit étaient raccourcis, ceux qui étaient trop petits étaient étirés afin de toucher le fond du lit. N’avait grâce à ses yeux que la normalité de la dimension des gens. Malgré la reconnaissance des différences qu’on pourrait attendre d’une individualisation, malgré le regard porté sur la personne dans ses attributs personnels par la médicalisation, malgré l’identification de chacun dans l’évaluation, on arrive en définitive à une tendance forte à la normalisation, où seule est tolérée une certaine diversité irréductible, mais certainement pas une différence.

La normalisation, c’est le refus de la dissemblance du semblable et du semblable dans la dissemblance. Alors que l’école est censée accueillir tous les enfants, elle n’est plus en mesure de les accueillir réellement que s’ils sont normés, rendus « obéis­sants » à la norme et conformes. Elle n’a même plus besoin de se rendre accessible, puisqu’il faut raboter ou raccourcir les enfants pour qu’ils y aient leur place. Le « comme les autres » balaie les différences et les dissemblances pour les diluer dans la diversité des individus (l’hyper-individualisation), les réduire ou les supprimer par le soin et l’espoir de guérison (l’hyper-médicalisation), les classer dans des échelles de performances (l’hyper-évaluation). Cela en définitive ne reconnaît pas la personne dans ce qu’elle a en tant que personne qui se construit socialement.

 

Conclusion

Je voudrais enfin terminer, sans toutefois conclure, par une autre référence à La Fontaine, avec la fable du lièvre et de la tortue. Entre les professionnels de l’école et les professionnels du médico-social, on a commencé à travailler côte à côte, on se met même parfois à travailler ensemble. Nos interventions respectives de compensation et d’accessibilité vont certainement contribuer à l’égalité des chances des enfants et adolescents handicapés. Mais si l’égalité des chances ne consiste qu’à mettre tout le monde sur la même ligne de départ comme le lièvre et la tortue de la fable, on risque fort d’aboutir à de grandes inégalités, des inégalités de place. Il n’y a que dans la fable que le lièvre musarde et que la tortue arrive en tête. Une égalité de chances comme celle-là est la garantie d’une inégalité de fait à l’arrivée.

C’est là que peut intervenir de manière opérationnelle la culture partagée, non pas seulement dans l’installation de l’égalité initiale des chances, mais dans le travail permanent de la recherche complémentaire des outils de l’égalité réelle, dans la construction conjointe des égalités en mettant en œuvre de manière partagée la compensation et l’accessibilité. C’est-à-dire aller au-delà du minimum réglementaire de l’égalité des chances pour construire ensemble et en permanence, tout au cours du parcours de l’enfant, des égalités de conditions de vie, en ayant comme préoccupation l’intérêt de l’enfant.

Jean-Yves Le Capitaine
2011

 
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Notes

(1) Conférence donnée lors de la journée d’étude : « Éducation nationale et éducation spécialisée : une culture commune en construction » à l’ARIFTS Le Ponants, site Classerie, à Rezé (44), le 18 mai 2011.

(2) La forme rhétorique de ce texte est volontairement restée dans le registre oral de la conférence.

(3) R. F. Murphy (1990), Vivre à corps perdu, Plon, p. 183.

(4) Id. p. 184.

(5) J.-F. Gomez, Colloque Européen sur l’Insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées mentales, 16-17 octobre 1998.

(6) La Fontaine, Fables, livre I, 18.

(7) Voir les enquêtes PISA.

(8) A. De Saint-Exupéry, Le Petit Prince, Gallimard, p. 68.

(9) On observe malgré tout des maintiens ou des retours à une terminologie déficitaire dans les catégorisations de l’Éducation nationale : les enfants handicapés sont désormais catégorisés par « troubles de la fonction » : trouble de la fonction motrice, de la fonction visuelle, de la fonction cognitive, etc.. Les enfants ne sont plus des déficients (auditifs, visuels, ...). Ils sont des troubles (auditifs, visuels...).

(10) Ministère de l’Éducation nationale, DIPH, septembre 2006.

(11) Comité National Consultatif des Personnes Handicapées.

(12) J.-Y. Le Capitaine, Des enfants sourds à l’école ordinaire, L’Harmattan, 2004.

(13) A. Ehrenberg (1998), La fatigue d’être soi, Odile Jacob, p. 16.

 
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