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Les demeurés et la problématique de croissance

 

 
Un texte de Claudine Ourghanlian
Enseignante spécialisée


Publication originale  Ce texte a été initialement publié sur le site de Claudine Ourghanlian, liens & marges (enseignement spécialisé et culture). NOTA : Ce site n’est plus en ligne actuellement.
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Qui, l’ayant lu, a oublié Les demeurées, le bouleversant roman que Jeanne Benameur fit paraître en 2000 ?

Dans un village fermé sur lui-même, une femme, en-deçà du langage, aime de tout son corps sa fille Luce. Elle forme avec celle-ci un îlot d’amour qui les isole toutes deux. Quand l’institutrice du village vient rappeler l’âge de la scolarité obligatoire, cette mère subit un arrachement et un anéantissement.

Luce doit franchir le seuil du monde et se rendre à l’école. Tentée un moment par les mots, elle les refuse car ils contiennent une menace de rupture.

« Dès que les paroles claires de Mademoiselle Solange menacent de pénétrer à l’intérieur d’elle, là où toute chose pourrait se comprendre, elle fuit. D’une enjambée muette, elle se niche où le plâtre du mur se délite, au coin de la grande carte de géographie, près du bureau. Entre les grains usés, presque une poussière, elle a sa place. Elle fait mur. Aucun savoir n’entrera. L’école ne l’aura pas. »

Luce veut demeurer ignorante, ressembler à sa mère pour être encore plus proche d’elle. Son refus du savoir est tel qu’elle entre en maladie comme on entre en refuge. Elle se réinstalle dans le temps arrêté de la fusion auquel on l’a arrachée.

C’est en s’appuyant sur les objets du quotidien, la boîte à café, le mouchoir, et en créant un lien symbolique avec une tierce personne, la maîtresse, que l’enfant sans âge va s’approcher des lettres et des mots. Elle brode le prénom de son institutrice et se sent emportée hors de la demeure. Mais à quel prix ? Mademoiselle Solange s’enferme dans sa question sans réponse : est-ce un bonheur ou un malheur d’apprendre ?


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C’est le texte d’une intervention de Jacques Lévine(1) qui m’évoque ce roman. Il y est question de la problématique de croissance qui oblige à se séparer, à quitter la demeure pour ne pas « demeurer ». Lévine distingue :


Je dois dire que depuis que je travaille en classe spécialisée, CLIS 1 scolarisant des enfants présentant des troubles des fonctions cognitives, je n’ai jamais rencontré ces élèves progrédients, « naturellement » prêts à se distancier de leur famille et à accepter les règles et contraintes sociales pour élargir leur monde et se le représenter de façon de plus en plus complexe.


Hazim est entré cette année au collège (en ULIS) avec la constitution d’un enfant de 7 ou 8 ans et la connaissance du monde d’un enfant de 4 ans. C’est en vue de ce passage qu’il a appris à s’habiller seul, ce que sa mère prenait en charge jusqu’alors.


Romain a pris le chemin d’une autre ULIS du secteur, beaucoup mieux armé sur le plan cognitif, beaucoup plus ouvert au monde, manifestant une réelle soif d’apprendre. Pourtant Romain n’a pas pu envisager d’effectuer seul ou avec des camarades le chemin très raisonnable qui sépare son domicile du collège. Ce n’est pas pensable pour lui, pas plus pour sa mère qui tient à l’accompagner au plus près et a même formé le projet de quitter son travail et de solliciter une allocation complémentaire pour ce faire. Comment Romain pourra-t-il apprendre à s’accompagner lui-même ?


Maha a été victime d’inceste. Depuis trois années, sa famille a le projet de la maintenir dans un monde protégé, de lui faire retrouver le « droit à l’enfance » dont elle a été privée. Le développement est remis à plus tard : pour le moment, il s’agit de « la laisser tranquille, ne plus lui parler de tout ça ». Sa mère n’en doute pas : lorsque le « blocage » sera levé, elle pourra alors grandir car elle est « intelligente ». Maha a 10 ans et, pour le moment, elle ne grandit pas, ni physiquement, ni dans sa façon de se présenter, ni dans ses jeux, ni dans son ouverture au monde. Elle vit dans une bulle restreinte, matriarcale, où rien ne sollicite sa pensée, où l’on ne veut songer ni au passé ni au futur. Elle accepte bien l’école mais, à dix ans, elle n’est entrée ni dans la lecture ni dans le calcul, et elle manifeste une incapacité quasi-totale à évoquer.


Cécile est demeurée, pendant ses quatre années de maternelle (elle a été maintenue en grande section), une enfant-tortue, rentrant sa tête à la moindre inquiétude, bougeant peu, ne parlant quasiment pas, disant juste « je ne sais pas » de peur de s’engager. On me l’a présentée comme « bien débilotte ». Pourtant, depuis le jour où, réagissant à la présentation d’un personnage de conte, elle a pris la parole pour dire « on n’a pas le droit de dire ça, c’est pas parce qu’on parle pas qu’on est bête ! », Cécile s’ouvre, ne cherche plus à se faire câliner par l’AVS et montre même une bonne capacité à faire des liens. Tout en aimant l’école, Cécile préfère rester à la maison se faire dorloter par maman ; elle ne souhaite faire aucune activité extrafamiliale et extrascolaire. «  Je ne sais pas trop si c’est bien de grandir » dit-elle avec une voix de toute petite fille. Elle a 8 ans.


Jalil lui, du haut de ses neuf années, revendique le fait d’être grand et de n’avoir besoin de personne. Il dit haut et fort « c’est pas toi qui me commandes », dénie toute nécessité d’apprendre : « mais je sais, j’suis pas bête quand même ! ». Il ne peut accepter l’idée qu’une personne extérieure à la famille prétende l’aider à se construire, à acquérir les attitudes et les valeurs de la vie collective. Jalil idolâtre par ailleurs l’image de l’adolescent racaille et il entre déjà, avec son frère jumeau, dans une escalade sur le plan des incivilités et des dégradations de biens. Son projet d’avenir semble bien défini : « Moi, au collège, j’irai pas, je ferai semblant d’y aller et j’irai casser la roue avec ma bécane. » Alors que son profil semble fort différent de celui des camarades évoqués plus haut, Jalil partage avec eux la non inscription dans un processus de croissance. Il refuse le contrat social qui lui demande de renoncer à la toute puissance pour apprendre à se dominer, gagner en humanité et trouver sa place dans la cité. Il veut demeurer (ou retourner) dans le monde des satisfactions immédiates. Ce désir est tel qu’il peut demander : « Pourquoi les parents, ils font des enfants ? Moi, je ne voulais pas exister parce que je ne voulais pas aller à l’école, pourquoi ils font des enfants alors si après ils les mettent à l’école ? »


Après deux années en CLIS, Axel a eu une orientation en ITEP. Après une période d’essai, l’établissement préconisé n’a pas accepté ce garçon de 11 ans. Il arrive dans ma classe après un mois de septembre sans solution de scolarisation. Chaque lundi matin, il pleure, se plaint d’avoir une épouvantable migraine, demande que j’appelle son père. Celui-ci, chômeur, vit seul avec ses trois enfants. La situation de grande précarité renforce les liens de dépendance et le sentiment de responsabilité. Axel a besoin de son père comme il pense que celui-ci a besoin de lui. Le midi, à la cantine, il fait provision des fruits dont ses camarades n’ont pas voulu pour les rapporter à la maison. Et chaque jour il demande : « est-ce que la journée va passer vite ? »


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Je pourrais dérouler la liste encore et encore. Ces élèves qui apprennent peu et que l’on a fini par déclarer handicapés parce que leur résistance à la pensée et aux apprentissages mettait en échec les efforts conjugués de l’école et des services de soins, ces enfants qui « demeurent » se présentent tous comme ne s’inscrivant pas dans la perspective de grandir, de se séparer pour élargir leurs appartenances.


Aucun des élèves que je viens d’évoquer n’a été un bébé « handicapé ». Il n’y a eu aucun « choc » entraînant une difficulté pour les parents à les imaginer se développer, se socialiser et devenir un jour capable de se séparer d’eux. La question de leur « différence » s’est posée plus tard, quand il y a eu rencontre entre une histoire de vie et l’exigence scolaire. L’entrée à l’école a constitué un événement désorganisateur et ces enfants « vulnérables », au lieu d’investir les fonctions de construction et de création, se sont enfermés dans un système de défense rigide. C’est l’école qui a révélé leur différence et c’est elle qui a poussé les familles à saisir la MDPH, convaincue par le constat d’une inadaptation mutuelle persistante de l’existence d’un handicap.

S’il est admis que le petit garçon ou la petite fille qui fait son entrée à la maternelle soit d’abord et avant tout l’enfant de ses parents, il est attendu qu’il se dégage rapidement de cette appartenance, de ce collage affectif, pour se construire comme élève.


Les maîtres G ont vocation à s’adresser à l’enfant dans son devenir-élève. Ils offrent un accompagnement et une médiation au bambin ne pouvant pas accepter l’entrée dans un nouvel univers exigeant de mettre encore davantage de distance par le recours aux symboles. L’Éducation nationale a programmé l’extinction de ses rééducateurs mais les enfants qui ne peuvent pas faire le deuil des relations premières et peinent à s’ouvrir à l’envie d’apprendre ont-ils disparu ? L’augmentation de la précarité, la fréquence toujours plus grande des séparations parentales, l’inscription de la maternelle dans la préparation de la réussite au CP... conduisent au contraire à voir apparaître toujours plus d’élèves en difficulté de passage d’un monde à l’autre. Et lorsque l’école, excédée, veut secouer les inhibés ou forme le projet de montrer aux agités « qui est le plus fort », elle ne fait que contribuer à renforcer les défenses qui deviennent constitutives de la personnalité.


Grandir, c’est construire des connaissances mais c’est aussi, pour le jeune sujet, renoncer à des styles de vie et des rapports au monde qu’il a connus et qui lui ont apporté des satisfactions. Son entourage constate et prend en compte les progrès qu’il a faits ; il exerce en conséquence une pression sur l’enfant afin qu’il intègre ces progrès dans son développement. Cette intégration doit le conduire à davantage d’autonomie car grandir c’est trouver par soi-même des réponses à la satisfaction de ses besoins et de son désir. Kévin formule les choses ainsi : «  Les parents voient qu’on est devenu plus grand et plus intelligent. Un jour, ils nous disent « maintenant tu peux vivre ta vie, il est temps que tu nous quittes ». Mais nous on est triste parce qu’on voudrait rester toujours avec nos parents même quand on sera vieux. »


Les élèves de CLIS résistent ainsi à la pression sociale, ils ne font pas le deuil des relations primitives et tentent encore d’échapper à l’épreuve de réalité qui est une expérience de la désillusion. Chez ces enfants en manque d’individualisation, toute séparation crée une rupture de la continuité psychique. En classe, dès qu’ils sont laissés seuls face à une tâche, dès qu’est sollicitée leur capacité à se « représenter », il y a risque de repli, de désorganisation, d’effondrement, ou d’explosion si des dispositifs ne prennent pas le relai de l’étayage.


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De l’écrit foisonnant de Jacques Lévine cité plus haut, je retiendrai ici trois idées qui me semblent essentielles : concilier endogamie et exogamie, prendre en compte la dimension accidentée comme la dimension saine de chacun, offrir à l’enfant trois alliances, identitaire, cognitive et culturelle, institutionnelle.


Concilier endogamie et exogamie

Lévine avance l’idée que, pour répondre aux besoins de tous, il est nécessaire que l’école – et en premier lieu la maternelle – concilie les deux tendances, endogamique et exogamique. La mission de l’école est certes de contribuer à l’autonomie et l’émancipation de l’enfant. Mais elle ne peut l’aider à aller vers l’avenir que par la prise en compte et le respect de ce qu’il est aujourd’hui dans ses multiples appartenances et sa courte histoire.

Considérer l’enfant comme élève d’une classe et d’une école ne doit pas conduire à ignorer le « petit-tout » qu’il forme avec lui-même, le « moyen-tout » qu’il forme avec ses groupes d’appartenance (qu’il s’agisse de la famille, des copains, de la classe, d’un club, ...) et le « grand-tout » qui fait de lui un membre de la société et un membre de l’humanité.


Prendre en compte la dimension accidentée comme la dimension saine


Tout sujet, même celui qui semble objectivement « aller bien », est porteur d’une dimension accidentée, de doutes, d’angoisses et de défaites. Lorsqu’elle est importante, cette dimension conduit parfois l’enfant à perdre confiance en lui-même et à s’enfermer dans une identité négative. Ignorer les difficultés qu’il a connues, lui dire « ici, on ne veut pas le savoir » ou « tu es grand maintenant » ne lui fournit aucune aide. Ce dont il a besoin, c’est de rencontrer des adultes qui contribuent à lier reconnaissance des difficultés passées ou présentes et orientation positive vers l’avenir.


Offrir trois alliances : identitaire, cognitive et culturelle, institutionnelle

L’alliance identitaire

L’alliance identitaire repose sur l’idée que, pour adopter l’orientation exogamique de l’école, l’enfant doit sentir que l’on ne négligera pas totalement ses sentiments et ses préoccupations endogamiques, qu’il ne sera jamais ignoré et réduit à l’élève : il a des joies, des souffrances, une famille, une histoire, ...

L’alliance identitaire passe aussi par l’aménagement des transitions entre la maison et l’école, qu’il s’agisse d’un temps d’accueil ou d’un temps de parole du type « comment ça va ? » ou « quoi de neuf » ?

Elle passe encore par un travail de « regard » : il s’agit de porter sur l’enfant un regard qui change progressivement celui, trop fataliste, qu’il porte sur lui-même.

L’alliance identitaire garantit enfin un espace de sécurité : dans la classe, le tâtonnement et l’erreur ne seront pas stigmatisés mais toujours considérés comme étapes d’une démarche d’apprentissage, cela afin qu’ils n’entraînent pas une atteinte à l’image de soi, et, au-delà, une atteinte au bon développement de la personnalité. Et l’agression sera bannie, notamment celle qui passe par les petites moqueries.


L’alliance cognitive

L’alliance cognitive diversifie les modes d’approche afin que toutes les formes d’intelligence puissent s’exprimer (celle de la parole, des réalisations, des relations, des intérêts personnels). Elle offre aussi à l’enfant l’occasion de faire l’expérience d’une pensée personnelle, d’une interrogation sur le monde qui se dégage du « prêt à penser » et des préjugés, ce qui peut passer par des ateliers de philosophie.


L’alliance institutionnelle

L’alliance institutionnelle, c’est celle qui permet de faire « du lien », de tisser de nouvelles enveloppes autour de l’enfant. Elle renvoie au « co », de la co-gestion, de la co-réflexion, ... car il s’agit bien d’un co- multiforme. On peut parler d’alliance institutionnelle quand des enseignants font le choix d’échanger leurs pratiques pour rendre « libre » la pensée, mais aussi lorsque les adultes concernés par la situation d’un élève échangent et collaborent. Quand les élèves et le maître de la classe réfléchissent ensemble au fonctionnement de celle-ci, ou lorsqu’un petit groupe d’élèves se confronte ensemble à un problème pour mieux y faire face, se joue quelque chose de l’ordre d’une alliance institutionnelle.


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Nous sommes les rois du projet : cet enfant, qu’allons-nous faire pour lui, qu’allons-nous faire avec lui, qu’allons-nous faire de lui ?... Comme il avance à bien petits pas (et parfois même rebrousse chemin), nous trouvons plus prudent de nous projeter pour lui dans un avenir très proche. D’ailleurs la mode nous y incite. Initiée par les PPAP, relancée par les PPRE et par l’aide personnalisée, elle est aux actions « ciblées » de courte durée. Pourtant, ces élèves que l’on « oriente » parce qu’ils « demeurent » nous invitent à repenser la temporalité et la globalité de l’éducation. Toute la technicité et toute la bonne volonté des enseignants, toutes les actions des services de soins, toute la mobilisation des parents resteront vaines si elles ne se rejoignent pas sur l’idée d’être au service commun du développement de l’enfant et donc au service de l’inscription de celui-ci dans une dynamique de croissance. Aujourd’hui, quels dispositifs et quels outils d’évaluation permettent à l’enfant une appropriation du projet de grandir et de s’autonomiser qui donnera son sens au projet scolaire ?


Claudine Ourghanlian
Novembre 2011

 
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Notes

(1) « Le conflit endogamie-exogamie au cœur de la prévention » (colloque de Prague, 22 avril 2005). Ce texte est téléchargeable (format PDF, 288 Ko) sur l’excellent site Apprendre en Finlande.

(2) Le terme exogamie, issu de l’ethonologie, signifie initialement, selon le Trésor de la Langue Française, « Fait, obligation pour les membres d’un groupe social (famille, clan, tribu...) de choisir leur conjoint en dehors de celui-ci. »

(3) Le terme endogamie, issu de l’ethonologie, signifie initialement, selon le Trésor de la Langue Française, « Fait, obligation pour les membres d’un groupe social (famille, clan, tribu, etc.) de choisir leur conjoint à l’intérieur de ce groupe. »

 
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Dernière révision : dimanche 16 février 2014 – 17:55:00
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