Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
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Les réactions psychiques à l’échec scolaire

 

 
Un texte de Daniel Calin

De graves atteintes narcissiques

Tout échec, chez qui que ce soit, et de quelque type qu’il soit, implique, presque par définition, une « atteinte de l’image de soi ». Mais l’échec scolaire tend à aggraver ces réactions habituelles, pour quatre raisons au moins.

Il s’agit d’enfants

L’enfant, relativement à l’adulte, a un Moi mal assuré, qui ne peut « tenir » que s’il peut s’appuyer, de façon suivie et concrète, sur « l’estime des autres » (ses parents, ses enseignants, ses camarades...). Autrement dit, l’enfant est narcissiquement dépendant, dans des proportions bien plus grandes que l’adulte. L’échec scolaire entame généralement gravement l’estime des autres, et tend à priver l’enfant de cet étayage narcissique psychologique­ment vital pour lui. Même les adolescents, qui font volontiers démonstration de mépris vis-à-vis du « bon élève », ne le font guère que sous le prétexte qu’il est « trop sage », trop conformiste, trop docile face aux autorités, et non du seul fait de ses performances scolaires. Les mêmes adolescents sont d’ailleurs béats d’admiration lorsqu’ils se retrouvent face à un élève à la fois brillant scolaire­ment et capable de sympathiser avec leurs habituelles propensions antisociales. Chez des enfants, le rejet des « fayots » ne concerne, encore plus nettement, que les attitudes effectives de « fayo­tage », et ne touche absolument pas à l’intégration des valeurs scolaires, sauf lorsque leur milieu familial les y incite.

L’échec est précoce

Les enfants qui réussissent mal à l’école, même ceux qui n’échouent pas dans les classes de l’enseignement spécialisé, sont presque toujours en grande difficulté dès le Cours Préparatoire. Voir sur ce point les études ministérielles sur les corrélations entre la scolarité en Cours Préparatoire et la réussite au Lycée. Encore faut-il faire remarquer que ces difficultés ne sont pas « évi­dentes » plus tôt uniquement du fait que l’école maternelle se refuse à évaluer systématiquement les performances des enfants. Autrement dit, leurs difficul­tés ne sont pas repérées auparavant parce qu’on refuse alors de les voir, en cultivant (contre toute évidence, en général !) l’idée que des enfants si jeunes sont toujours susceptibles d’évoluer, de « se débloquer », d’avoir un « déclic », etc. Le problème est que, pendant qu’ils « évoluent » laborieusement (et ils évoluent, bien sûr, heureusement !), les déjà dégourdis continuent à galoper devant à toute allure, en creusant ainsi les écarts... Malgré les dénégations usu­elles des enseignants des classes maternelles, les enfants ressentent plus ou moins confusément ces réalités, si bien que l’échec scolaire est de fait vécu dès les classes maternelles, et, quoi qu’il en soit, au plus tard dès le Cours Prépara­toire, donc à un âge très « tendre », à un âge où l’enfant le plus solide est encore très dépendant narcissiquement des gratifications des adultes. La précocité de l’atteinte narcissique radicalise sa force – ainsi que la gravité de ses retentisse­ments sur les possibilités de développement de l’enfant qui la subit.

Des enfants déjà fragiles

L’échec scolaire touche le plus souvent (mais pas toujours) des enfants déjà « fragiles » sur le plan narcissique – et presque toujours des enfants psychologiquement « fragiles » d’une façon ou d’une autre. L’échec scolaire n’est probablement que très exceptionnellement le fruit de « circonstances malheureuses ». Peu de « hasards » ici : ce sont les plus « fragiles » qui échouent. Et cet échec les touche plus qu’il n’aurait touché les autres, moins fragiles, moins vitalement avides d’oxygène narcissique... Cercle vicieux du mal-naître, du mal-être et du malheur...

L’école est au cœur des valorisations des enfants

Enfin, aujourd’hui, dans nos sociétés développées, la scolarité est devenue, dans presque tous les milieux, la tâche essentielle des enfants : on demande d’abord à un enfant de « bien travailler à l’école ». Le plus souvent, même, on ne lui demande que cela. Le travail scolaire est ainsi devenu sa plus importante source de reconnaissance, sinon la seule. L’échec scolaire touche ainsi la source essentielle de gratifications narcissiques des enfants. Il est par là peu « compensable », et cela de moins en moins. Priver un enfant de réussite à l’école, c’est donc bien le priver de ce pain psychologique qu’est pour lui, bien plus encore que pour l’adulte, la reconnaissance des autres... Les seuls enfants à peu près « heureux » que j’aie jamais vus en classe de perfectionnement relevaient de ce que j’ai coutume d’appeler la « débilité rurale ». Ils vivaient dans des milieux familiaux et périfamiliaux qui n’avaient toujours pas intégré la « valeur-école », tels qu’il en subsiste encore dans certaines, rares, campagnes. Certains étaient même issus de « dynasties » d’anciens élèves de classes de perfectionnement sur plusieurs générations. Pour ces enfants, « privilégiés de l’échec » d’une certaine façon, être « gentils » (à l’école, comme à la maison) et bien « aider » les parents dans diverses tâches suffisait encore à leur assurer la bienveillance de leur environnement.

Voir aussi le problème des « styles d’attribution » (Seligman, Crandall), ainsi que les relations de cette problématique avec la notion piagétienne de « réalisme moral ».

 

Les mécanismes défensifs induits

Toute personne confrontée à l’échec « réagit », d’une façon ou d’une autre, pour tenter de « se défendre » « de » cet échec et « contre » lui (sauf réaction dépressive). Cette réaction « défensive » (sur le plan psychologique) met en jeu divers procédés qui relèvent de ce qu’Anna Freud a nommé les « mécanismes de défense du Moi », mécanismes défensifs situés aux confins de la conscience et de l’inconscience, comme aux confins des conduites adaptatives et des conduites névrotiques. Face à l’échec, la seule conduite véritablement adapta­tive consisterait à faire ce qui est nécessaire pour « récupérer » cet échec dans la mesure où cela est possible, ou sinon pour éviter d’échouer à nouveau dans des circonstances similaires. Encore faut-il, bien entendu, que tout cela soit accessible pour l’individu. L’échec scolaire, pour ces jeunes enfants fragiles, est, on l’a vu, particulièrement accablant, et très difficilement « évitable » par leurs seules forces. Ils sont donc condamnés, comme parfois les adultes fragiles, ou placés eux aussi dans des situations sans issue à leur portée, à « se défendre » de l’échec par des voies non véritablement adaptées, mais non strictement pathologiques non plus, car elles vont leur permettre de sauvegarder l’essentiel de leur Moi, de préserver leur « personnalité », en évitant les effondrements dépressifs ou psychotiques. Ce sont ces voies médianes entre pathologie grave et adaptation réaliste que constituent les « mécanismes de défense du Moi » – face à l’échec, comme face à d’autres types de difficultés.

Le refoulement

C’est le mécanisme inconscient le plus classique de défense à l’encontre des pulsions intérieures dangereuses (ou de sollicitations externes de ces pulsions intérieures dangereuses). Il consiste à effacer les traces conscientes de ces pulsions ou tentations. Le simple refoulement ne peut guère jouer ici, car les pulsions internes ne sont pas directement en cause. La souffrance ressentie vient d’une agression externe quasi nécessairement consciente, sauf mécanis­mes défensifs très spécifiques (cf. clivage ou déni).

La régression

Par ce mécanisme, l’individu en difficulté, enfant ou adulte, tente de se réfugier dans des états antérieurs qui ont été vécus par lui comme plus satisfai­sants que sa situation actuelle. L’enfant, lui, tend à « agir » ses régressions. Il ne se réfugie pas mentalement dans des souvenirs agréables, comme le fait parfois l’adulte, et plus souvent encore la personne âgée. Il actualise dans des conduites ces situations antérieures. Cela prend souvent, chez les enfants des classes ou groupes de l’enseignement spécialisé, la forme d’un « infantilisme » exagéré, en particulier d’une hyperdépendance générale à l’égard de l’adulte, d’une propension à solliciter outrancièrement l’adulte, à « se coller » à lui en permanence. Tout cela, bien entendu, réactive les formes mêmes de l’attache­ment primaire à la mère. Les enseignantes, plus encore que les enseignants, sont souvent confrontées à ce type de réactions, que leur propre sensibilité tend d’ailleurs parfois à favoriser. Il est à noter que, si l’adulte se prête au jeu, cette « infantilisation » est relativement adaptative par rapport au problème narcissique posé à l’enfant. S’il parvient à se faire « materner », cela signifiera pour lui qu’il est un « objet d’amour » possible, et cela lui apportera de réelles gratifications narcissiques. Le problème est que ce type de gratifications narcissiques, dans cette situation, tend à jouer à l’encontre du développement, de la « croissance », de l’enfant. Les appren­tissages, quels qu’ils soient, sont au service du développement du Moi. On apprend pour grandir, pour « progres­ser », et non certes pour « régresser ». L’enfant qui se positionne face à un adulte sur le mode émotionnel d’une relation régressive « adhésive » se met par là même dans un état intra­psychique qui fait barrage à tout apprentissage, et plus particulièrement à toute inscription psychique d’un apprentissage. J’ai suivi quelques temps dans une classe de perfectionnement le cas d’un garçon de 8 ou 9 ans, très « dégourdi » par ailleurs, mais très perturbé affectivement, qui était remar­quablement parvenu à s’attirer les bonnes grâces d’une jeune institutrice trop sensible à ce type de sollicitations, surtout de la part d’un garçon assez « mignon ». Cette jeune femme avait fait appel à moi lorsqu’elle s’était rendu compte qu’après plusieurs mois durant lesquels elle avait passé le plus clair de son temps en classe auprès de cet enfant, en délaissant largement les autres, celui-ci n’avait toujours pas progressé d’un iota dans les apprentis­sages scolaires. Lorsqu’elle était à ses côtés, l’enfant comprenait ses explica­tions et réussissait à faire les exercices qu’elle lui proposait. Mais dès qu’elle s’éloignait, il oubliait tout, et le lendemain tout était à reprendre à zéro... Cet enfant était assez intelligent pour faire très efficacement semblant d’apprendre lorsque la maîtresse se laissait capter par lui, mais... assez intelligent également pour comprendre que, s’il apprenait vraiment et progressait réellement, il risquait fort de perdre les avantages émotionnels, essentiels pour lui, que lui procurait la captation réussie de cette gentille jeune dame...

La gestion psychopédagogique des problèmes posés par ces mécanismes régressifs est assez difficile. On est contraint de naviguer à vue entre deux écueils. Le premier, comme on vient de le voir, est de trop flatter les deman­des régressives des enfants, de trop bien les « materner ». Comme dans l’exemple que je viens de décrire, on obtient alors des enfants, certes « heu­reux » à certains égards, mais englués dans ce cocon régressif qui leur interdit toute progression. L’autre écueil serait de s’opposer abruptement à toutes les demandes régressives des enfants, au risque de voir ceux pour lesquels ces demandes sont vitales se replier totalement sur eux-mêmes, ou développer des réactions explosives incontrôlables. Par repli sur soi ou par hyperagressi­vité ou par instabilité, l’enfant se retrouve alors, tout autant que dans le cas précédent, mais « bonheur » en moins, dans un état psychique qui lui interdit toute inscription dans une logique d’apprentissage. La « solution », subtile, toujours « sur le fil du rasoir », est de mêler « mater­nage » et « paternage » dans des proportions adéquates aux besoins de chaque enfant, et même à l’évolution au jour le jour ou d’heure en heure de ces besoins. Il faut savoir mêler et doser convenablement un fond de disponi­bilité « maternante » sans lequel rien n’est possible avec ce type d’enfants, et l’imposition « pater­nante » d’exigences éducatives fermes et adaptées aux possibilités de chacun de ces enfants.

La régression peut aussi prendre des formes plus franchement pathologiques, qui menacent de se stabiliser : boulimie, énurésie, encoprésie, tous troubles fortement surreprésentés statistiquement chez les enfants relevant de l’enseignement spécialisé – ou encore, plus tard, toxicomanie. Une bonne « atmosphère relationnelle » de la classe, telle que je viens de tenter de la cerner, peut certes peser favorablement sur l’évolution de tels troubles, mais, lorsqu’ils sont trop ancrés, ils appellent une approche psychothérapeu­tique plus directe.

Le déplacement

Dans le déplacement, le désir narcissique, le besoin d’estime de soi, se détourne de l’activité scolaire où il ne trouve pas à se satisfaire, et tente de trouver des gratifications dans d’autres activités. Narcissiquement, c’est un comportement qui peut être très adaptatif si l’enfant trouve de fait ailleurs d’autres gratifications. Il peut même être socialement adaptatif, si ces autres activités sont socialement valorisées, comme c’est le cas pour les activités sportives, par exemple. C’est beaucoup plus gênant, bien sûr, si ces activités sont antisociales : conduites agressives et prédélinquantes (puis délin­quan­tes) pour les garçons ; conduites hyperséductrices précoces pour les filles (puis prostitution juvénile). Il est clair que les enfants en difficultés extrêmes qui aboutissent dans les structures de l’enseignement spécialisé n’ont qu’assez rarement les talents qui leur ouvriraient des voies bien socialisées de déplacement. Beaucoup souffrent d’un malaise corporel aussi évident que leurs difficultés intellectuelles, parfois plus encore. On ne voit guère ici les cancres brillants gymnastes si habituels dans les classes ordinaires. On y voit par contre bien souvent les manifestations hyper­agressives ou hyperséduc­trices qui annoncent les désastres futurs, quand elles ne les anticipent pas déjà.

Certains de ces déplacements, fréquents même chez les élèves de l’enseignement spécialisé, restent cependant liés au cadre scolaire. Il s’agit par exemple de « positions » intrascolaires comme celle de « pitre de la classe », ou de « caïd des cours de récréation » ou des sorties d’école. Il peut même s’agir de la délinquance « périscolaire » (dégradation des locaux scolai­res, en particu­lier)... Toutes ces attitudes dénotent un maintien, plus ou moins perverti bien sûr, du « lien à l’école ». À certains égards, même si elles sont très dérangean­tes, ces conduites sont moins inquiétantes, ou en tous cas moins désespérantes pour l’avenir scolaire de l’enfant, que des conduites qui témoignent d’un désinvestissement scolaire massif, beaucoup plus difficile à récupérer, surtout lorsque l’enfant s’est organisé ailleurs des systèmes de valorisations narcissi­ques psychiquement efficaces, à défaut de l’être socia­lement. La seule règle pédagogique est donc ici de sauver à tout prix l’ancrage scolaire de l’enfant, y compris en favorisant les déplacements de la quête narcissique vers des positions ou des activités scolaires plus ou moins « périphériques », tout en restant « socialement acceptables ». Il est bon de s’inspirer ici de Freinet, qui savait trouver un moyen de mettre en valeur chacun de ses élèves, par exemple en inventant autant que de besoin des premiers prix ad hoc, même aussi éloignés des disciplines scolaires centrales que le prix de bonne camaraderie ou celui de pitre de la classe.

La compensation fantasmatique

Ou « négation par le fantasme » (A. Freud).

Il s’agit du développement d’une vie fantasmatique compensatoire, qui se traduit extérieurement par l’apathie – en situation scolaire tout du moins. C’est une attitude classique dans l’enfance (et même plus tard !). Les mômes « mal­heureux » s’imaginent plus encore que les autres en Superman ou en Barbie. Cela n’est pas très grave, bien au contraire, mais uniquement tant que cela n’entrave pas des activités plus « réalistes ». L’usage excessif de ce mécanisme, plus que le mécanisme en lui-même banal, est une source importante de résignation à l’échec, donc d’enfoncement dans l’échec. L’enfant rêveur, si cher à Prévert, a rarement devant lui un avenir... à la Prévert.

La réaction pédagogique face à ce mécanisme de défense est, pour une fois, simple et aisée dans la plupart des cas. Elle consiste bien sûr à favoriser le réinvestissement scolaire de l’intense activité mentale de l’enfant, à travers des activités d’expression en général, et à travers des activités d’expression langa­gière en particulier. Retour à Prévert.

Il ne faut toutefois pas se faire trop d’illusions sur la réalité du public de l’enseignement spécialisé. L’enfant rêveur est potentiellement un bon élève, puisqu’il a « par nature » une activité mentale intense, laquelle constitue la matière première essentielle de la scolarité. Il parvient en fin de compte assez rarement à se rendre assez mauvais pour atterrir dans nos classes. Les élèves de l’enseignement spécialisé n’ont le plus souvent même pas les moyens mentaux de s’offrir des compensations fantasmatiques suffisantes. La plupart ont même une vie mentale d’une extraordinaire pauvreté, par misère culturelle ou paralysie émotionnelle...

La dénégation

Ou négation par actes et paroles (A. Freud).

Ne pas confondre dénégation et déni. Voir ci-dessous, et voir le chapitre sur le déni.

La dénégation consiste à nier une vérité, contre toute évidence, et à l’encontre d’une réalité dont on a au fond parfaitement conscience (ce qui différencie la dénégation du déni). La dénégation, par crispation contre la réalité déniée, prend souvent des formes très proclamatoires, voire vindicati­ves. On peut se référer ici à la célèbre fable de La Fontaine(2) dans laquelle le renard, faute de pouvoir attraper des raisins placés trop haut, finit par s’en détourner en se disant que, de toutes façons, ils étaient trop verts. En réaction à un échec scolaire, le mécanisme se traduit souvent par des contestations des jugements des maîtres ou des mises en cause de leur valeur pédagogique. Dans les milieux, en voie de raréfaction avancée, qui n’ont pas encore intégré la valeur-école, cela peut aussi prendre la forme d’une négation générale de la valeur de la scolarité, ou encore d’une valorisation irréaliste des filières spécia­lisées, comme c’est encore parfois le cas dans des « dynasties » d’anciens élèves de classes de perfectionnement, voire d’éta­blissements spécialisés.

Je pense que les enfants sont encore trop dépendants des jugements des adultes pour utiliser d’eux-mêmes ce mécanisme de défense – qui devient par contre fort banal dès l’adolescence. Il est cependant fréquent que des enfants utilisent ce mécanisme défensif lorsqu’ils sont appuyés en ce sens par leur famille, qui se défend alors elle-même de l’atteinte narcissique que repré­sente pour elle aussi l’échec de son enfant par le même mécanisme de dénégation. En ce cas, du point de vue des besoins narcissiques de l’enfant, le mécanisme est très efficace, puisque l’enfant reste valorisé dans sa famille, et délivré par elle de la charge émotionnelle négative de l’échec. Ce cas de figure présente alors cependant pour nous l’inconvénient majeur de placer l’enfant pratiquement hors d’atteinte de toute entreprise pédagogique, puisque toute tentative de « rescolarisation » remettrait en cause les bénéfices psychiques consistants que l’enfant tire de ce mécanisme dans de telles conditions. Face à ce type de situations, l’intervention auprès des familles est absolument indispensable – mais bien sûr généralement très difficile, quasiment par définition... On peut seulement noter que la puissance même de la vindicte antiscolaire de la famille témoigne à sa façon d’un fort attachement à l’école. On peut donc diplomati­quement tabler sur ce fond positif dans les négo­ciations à mener avec elle.

L’identification à l’agresseur

C’est un mécanisme de type masochique : l’enfant, agressé par une école dévalorisante pour lui, se défend contre cette dévalorisation en suradhérant à ce qu’il pense être les valeurs et les exigences de cette école sadique, ou en se suridentifiant au maître qui incarne cette école, et en trouvant plaisir et fierté dans ces identifications. Il n’est plus l’enfant qui échoue : au fond, il devient, par cette suridentification, celui qui fait échouer. Cela donne des enfants qui « singent » les bons élèves, qui sont « studieux », « appliqués », besogneux, qui redemandent indéfiniment les mêmes exercices scolaires, en particulier les plus mécaniques et les plus répétitifs, parce que ce sont ceux-là qu’ils perçoivent comme typiquement scolaires. Les plus masochiques d’entre eux s’arrangent même pour les « rater » systématiquement. Elèves d’une « bonne volonté » désarmante, mais « désespérants », parce qu’ils ne progressent pas malgré tous leurs « efforts ». Et, en effet, ils ne peuvent pas progresser, malgré les apparences, car leur attitude n’a que l’apparence d’une « bonne attitude scolaire », sans l’être en rien au fond. Ils ne s’appliquent pas à apprendre, mais à singer des exigences scolaires dont ils n’ont pas du tout compris les significations : c’est un peu la vieille histoire du cancre qui se souvient de l’air mais pas des paroles des tables de multiplication(1). Les tâches auxquelles ils s’appliquent ne sont pas au fond pour eux des tâches d’apprentissage, mais plutôt des rituels à fond sadomasochiste. Elles ont pour eux des significations émotionnelles, et non pas cognitives. De telles attitudes doivent manifestement être cassées, avec toutes les prudences nécessaires, pour instaurer une véritable attitude d’apprentissage. Un travail méthodo­logique et métacognitif est ici indispensable. Il s’agira d’amener l’enfant à prendre conscience des procédures cognitives appelées par les tâches scolaires, à se détacher d’une perception mécanique de ces activités pour commencer à percevoir puis investir leur contenu cognitif.

À l’extrême, ce mécanisme débouche sur une véritable logique masochique : l’enfant s’enfonce systématiquement dans l’échec (et parfois aussi l’indiscipline), comme pour mieux justifier les jugements négatifs portés sur lui, comme pour appeler sur lui les pires sanctions. Percevant l’école comme sadique et persécutrice, mais maintenant son identification à cette école, il s’arrange pour l’acculer à des « agressions » à son encontre, parce qu’il en tire psycho­logi­quement bénéfice par identification sous-jacente à l’agresseur. Ancrées, de telles attitudes relèvent d’une – difficile – prise en charge psychothérapeutique.

La projection sur autrui

Il s’agit d’un mécanisme défensif très classique : c’est le principe du « racisme du petit blanc ». L’échec personnel est masqué par la mise en avant (fondée ou non) de l’échec « pire » des autres. C’est un phénomène très classique dans les classes spécialisées, dans lesquelles les relations sponta­nées entre enfants sont extrêmement dures à cet égard, ce qui ne laisse pas de dérouter les idéalistes non-initiés, qui rêveraient volontiers de trouver là des havres de non-compétivité, voire même des paradis de solidarité dans le malheur partagé.

Ce mécanisme tend à se coordonner avec celui de l’identification à l’agresseur, l’enfant singeant alors les jugements négatifs portés sur lui, en radicalisant leur dureté, et bien sûr en reportant ces jugements sur les autres. C’est alors une des formes possibles, assez fréquente, du phénomène du petit caïd de la classe, mais ici d’un petit caïd  « solidaire » du maître et non dressé contre lui, percevant le maître comme un « caïd » dominateur et sadique, et caricaturant dans ses conduites vis-à-vis des autres enfants les conduites du maître qui vont en ce sens. C’est une position psychologiquement très effi­cace du point de vue des besoins narcissiques de l’enfant-caïd, lorsque le maître s’appuie sur ces petits « kapos » pour « tenir » sa classe, comme il est malheu­reusement tentant de le faire, d’autant plus que les enfants qui parviennent à adopter cette position sont souvent parmi les plus « dégourdis ».

C’est aussi une position qui permet aussi d’éviter les pires dérives masochiques, car l’enfant, dans cette situation, parvient à rester dans un registre dominant de type sadique. Le fond d’identification masochique est alors bien masqué par la « collaboration » active à l’écrasement des plus faibles.

Il s’agit cependant là d’une attitude professionnellement inadmissible. D’une part, elle favorise des attitudes déplorables chez l’enfant-caïd, et menace de les stabiliser. D’autre part, elle est insupportable pour les autres enfants, en particulier pour les plus fragiles, qui ont déjà suffisamment à supporter de par leurs difficultés scolaires sans avoir à subir en plus les mauvais traitements de ces petits « kapos ». D’ailleurs, pour l’enfant-caïd lui-même, cette position trop facilement valorisante tend à le dispenser à trop bon compte de l’effort d’apprentissage, et devient alors inefficace scolai­rement même pour lui. C’est une attitude à casser, en remettant fermement ces enfants à leur place, donc face à leurs difficultés personnelles réelles.

D’une façon générale, la propension fréquente des enfants blessés à utiliser entre eux le mécanisme de la projection sur autrui de leurs difficultés propres appelle une ferme intervention du maître, faute de quoi l’atmosphère du groupe devient vite irrespirable, et moralement délétère. Ce phénomène, à lui seul, invalide l’application aux classes spéciales de méthodes péda­gogiques qui mettent par trop en retrait le maître au profit de régulations collectives, « démocratiques », de la vie du groupe (pédagogie Freinet, et, plus encore, pédagogie institutionnelle) – tout du moins lorsque de telles péda­gogies ne masquent pas un exercice charismatique du pouvoir par le maître (auquel cas « ça fonctionne », mais c’est alors le charisme du maître qui fonctionne, et non la méthode pédagogique qui lui sert de masque).

L’inhibition

Ou rétraction du Moi (terme proposé par Anna Freud, qui utilise aussi le terme inhibition).

Lorsqu’elle est réactionnelle, l’inhibition consiste à désinvestir les activités décevantes ou blessantes, ou, plus exactement, les grandes fonctions du Moi sollicitées par ces activités. À l’extrême, l’inhibition se généralise, et touche toutes les grandes fonctions du Moi : fonction intellectuelle, bien sûr, quand il s’agit d’échec scolaire, mais aussi fonction de relation (repli sur soi, timidité, mutisme), voire fonction motrice, fonction perceptive, fonction fantasmatique. Cette « rétraction du Moi » généralisée est gravissime, car elle n’offre plus de voies de dépense aux énergies pulsionnelles. Elle ne peut alors que déboucher sur une explosion ou une implosion de la structure de la personnalité : psychose, dépression, débilisation.

Plus couramment, l’inhibition, très fréquente durant la seconde enfance et l’adolescence, reste sectorielle, et permet alors des déplacements ou d’autres formes de compensation. En ce cas, la vie psychique n’est plus menacée globa­lement, mais les fonctions touchées par l’inhibition tendent à rester invalidées à vie, même si les réorganisations de la grande adolescence ou de l’entrée dans la vie adulte permettent parfois des récupérations.

Sur le plan psychopédagogique, l’inhibition appelle compréhension et prudence de la part du maître spécialisé. Il faut prendre bien conscience du caractère fortement défensif de l’inhibition. Plus que tout autre mécanisme de défense, l’inhibition est, quasiment à nu, une défense contre ce qui fait mal, ou plutôt contre ce qui risque de faire mal. Il faut percevoir l’inhibition un peu comme le geste défensif quasi réflexe d’un enfant maltraité qui cache sa tête sous son bras levé lorsque n’importe quel adulte s’approche de lui. L’inhibition témoigne d’une peur panique de souffrir encore. Elle appelle donc une grande prudence dans l’approche même de l’enfant inhibé. Les pédagogues « dynami­ques » qui « bousculent » les enfants « endormis » sont cauchemar­desques, maltraitants psychiquement, pour les enfants réellement inhibés. Il faut absolument adopter le parti inverse : solliciter doucement, progressivement, savoir attendre, savoir respecter les réticences de l’enfant et lui témoigner qu’on les comprend. En un mot, il faut reconnaître d’abord l’enfant inhibé comme enfant souffrant, avant de tenter d’insuffler en lui le courage de se tourner à nouveau vers le monde, donc, à ses yeux, le courage de risquer le retour de la souffrance.

L’isolation

C’est le mécanisme type de la névrose obsessionnelle. Il consiste à isoler la représentation de l’affect qui lui est normalement associé. La représen­tation reste présente, voire se fait envahissante, mais rien n’est éprouvé, au niveau conscient, en relation avec elle. Appliqué face à l’échec scolaire, ce mécanisme fait que l’enfant sait qu’il échoue, perçoit clairement sa situation, mais n’éprouve, consciemment, aucune souffrance. Il s’est « blindé », comme on dit, et tout « glisse » sur lui... Y compris tout effort pédagogique. Le « blindage » défensif, fort compréhen­sible, a pour incon­vénient d’éliminer le ressort émotionnel de l’effort scolaire, voire de tout effort de développement. Ce mécanisme est très difficile à manipuler psycho­pédagogiquement. Même en psychanalyse, Freud déjà se plaignait de l’extrême difficulté du traitement des névrosés obsessionnels. Ce mécanisme si difficile à circonscrire est peut-être le principal responsable du processus de débilisation si souvent observé au fil des années chez les enfants en difficulté.

Le déni

Ou forclusion (vocabulaire lacanien).

Ou scotomisation.

Le déni fait disparaître de la vie mentale, y compris inconsciente, la perception de certaines réalités (voir le déni de la différence des sexes à certaines phases précoces du développement). Il est donc plus radical que le simple refoulement. Il est possible qu’il soit lui aussi en jeu dans le processus de débilisation. En effet, le déni, s’il peut contribuer au « confort psychique » en éliminant totalement les représentations gênantes, sans résurgences incon­scientes, induit en même temps un appauvrissement radical de la vie psychi­que, qu’il prive totalement de la stimulation de tout ce qui est dénié.

L’utilisation du déni semble au premier abord peu vraisemblable comme mécanisme défensif face à un échec imposé par une réalité externe aussi pesante que l’institution scolaire... Cependant, le déni est un mécanisme dérou­tant, paradoxal en lui-même, où l’appareil psychique se mure de fait contre ce qu’il « feint » (?) d’ignorer superbement par ailleurs – un peu à la manière de l’enfant autiste dont vous ne pouvez pas croiser le regard, mais qui vous piste des yeux dès que vous avez le dos tourné, s’il ne se pense plus observé par quiconque. D’ailleurs, le déni de la différence des sexes, qui a servi de modèle à cette notion, est bel et bien utilisé pour se défendre d’une expérience infligée par une réalité externe d’un « poids » elle aussi consi­dérable. Dans ces condi­tions, on peut se demander si l’impassibilité apparente de certains enfants face à l’échec ne relève pas du déni, comme l’indiquerait assez bien en fin de compte l’emmurement dans l’échec, qui semble aller de pair avec cette attitude.

Le clivage

C’est le mécanisme central de la perversion, au sens psychopathologique du terme. Il scinde la vie psychique en deux secteurs étanches l’un à l’autre sur le plan émotionnel, mais transparents sur le plan des représentations, de la « conscience ». Le pervers est une incarnation de Docteur Jekyll et Mister Hyde. Le criminel sexuel « à répétition » est typique de cette organisation psychique. Il s’agit presque toujours d’un « bon mari, bon père de famille, bon travailleur », apparemment très conformiste et très « moral », qui est « habi­tuellement » cela, d’une certaine façon (d’où les difficultés extrêmes qu’a la police à le repérer), tout en ayant une connaissance consciente claire de ses faits et gestes criminels, mais sans en éprouver pour autant la moindre trace de culpabilité.

En principe, le clivage représente une modalité de gestion d’un conflit intrapsychique (classique en lui-même : Ça contre Surmoi). On est donc très loin a priori du « conflit » d’un enfant avec l’école. Cependant, il y a parfois un tel gouffre entre l’image d’un enfant à l’école et son image hors école qu’on est alors tenté d’utiliser cette notion de clivage à son sujet. Cela semble peu adéquat, mais c’est une question difficile à juger in abstracto.

 

Conclusion

La thèse fondamentale est ici que l’échec scolaire, quelle que soit sa « cause première », inflige à l’enfant une « blessure narcissique », une atteinte grave, consciente ou inconsciente, de l’investissement narcissique de son Moi (ou de son « estime de soi » en langage psychosocial) – « blessure » ou atteinte contre laquelle l’enfant doit NÉCESSAIREMENT développer des « mécanismes de défense », sous peine d’effondrement grave de sa personnalité (dépression, débilisation, voire psychose).

C’est pourquoi l’enseignant spécialisé doit avant tout savoir respecter les défenses de ses élèves, vitales pour eux, sous peine de déclencher des catastrophes, même si c’est en voulant de toute bonne foi agir pour le bien de l’enfant. La règle psychopédagogique essentielle est de ne pas heurter de front ces défenses, aussi pénibles soient-elles parfois pour l’enseignant, comme scolairement invalidantes pour l’enfant. Il s’agit plus précisément de tenir compte du fait que les équilibres psychiques précaires de ces enfants ne tolèrent l’abandon de ces défenses que dans la mesure précise où les bénéfices psychiques que l’enfant en retire malgré tout sont remplacés par d’autres satisfactions, au moins aussi fonctionnelles intrapsychiquement pour l’enfant et, bien sûr, de préférence, plus proches des nécessités de la scolarisation.

Sur ce dernier point, il faut d’ailleurs noter que le rapprochement d’un enfant en situation d’échec des conditions psychiques d’une réelle scolarisa­tion passe assez fréquemment par des détours qui peuvent sembler dans un premier temps l’éloigner plus encore de la position d’élève potentiel. On sait bien, par exemple, que la levée d’inhibitions s’accompagne presque toujours d’une phase de débordements moins confortables pour le maître comme pour tout l’entourage de l’enfant que ne l’étaient les attitudes antérieures de repli sur soi. Pourtant, ces réactions plus ou moins explosives témoignent d’une remobilisation émotionnelle, très positive psychiquement en elle-même, mais qu’il restera ensuite, dans un second temps, à canaliser vers les appren­tissages scolaires.

Ces problèmes complexes appellent donc dans l’ensemble une gestion fine, souple et très individualisée de la relation du maître spécialisé à chacun de ses élèves. Les effectifs restreints des groupes ou classes de l’enseignement spécialisé, la mise entre parenthèses au moins momentanée de la pression des programmes scolaires, comme enfin la formation particu­lière des maîtres spécialisés sont au fond pour une large part destinés à permettre et faciliter ces ajustements subtils de l’offre psychopéda­gogique, pédagogique et didactique aux besoins d’éducation et d’enseignement enche­vêtrés et diversifiés des élèves de l’enseignement spécialisé.

Daniel Calin
1999

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Quelques références bibliographiques

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Notes

(1) Ma mémoire infidèle avait attribué cette histoire à Fernand Reynaud. Un lecteur attentif et doué d’une mémoire plus fiable que la mienne m’a fait savoir que « le sketch de la table de multiplication réduite à une chanson dont on ne connaîtrait que la musique est de Jacques Bodouin (père de l’irrésistible cancre qu’était Philibert sur les ondes de Radio Luxembourg au tout début des années soixante) ». Merci à lui ! Et que grâces soient rendues à Philibert et à son papa ! Voir la présentation de Jacques Bodoin sur Wikipédia.
(2) Il s’agit de la fable intitulée Le Renard et les Raisins, la plus courte de La Fontaine. On remarquera que l’auteur commente élogieusement le comportement de ce galand renard.
 

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Écho

Cet article est cité, page 146, dans le rapport de la mission parlementaire de Jean-Michel Fourgous, député des Yvelines, sur la modernisation de l’école par le numérique, intitulé Réussir l’école numérique, daté du 15 février 2010, publié par La Documentation Française. Ce rapport est disponible en ligne ICI (format PDF).
 


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