Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

La relation d’aide

 

 
Un texte de Daniel Calin

Introduction

Le thème de notre matinée est : « Les aides à l’élève en difficulté : éviter la dépendance, organiser la séparation ». Cette formulation correspond à une façon commune de poser un des problèmes majeurs des relations d’aide, à savoir le risque, réel et constant, de voir l’aide donnée créer chez celui qui la reçoit une dépendance chronique à cette aide. D’où cette injonction d’avoir à éviter une telle dépendance, et, pour ce faire, d’organiser la séparation au fil même de l’aide.

Je vais pour ma part m’attacher à relativiser une telle prescription qui, dans sa radicalité, me semble menacer la relation d’aide elle-même.

 

Un constat

La question de la séparation est un problème général dans l’ensei­gne­ment spécialisé, et au-delà.

Dans les établissements spécialisés, les professionnels sont souvent confrontés à des problèmes sérieux à l’occasion des sorties de leurs élèves, partielles ou complètes, qu’il s’agisse de les envoyer en stage de professionna­lisation, ou de les intégrer dans un établissement scolaire ordinaire. La mytho­logie intégrative imagine volontiers les élèves des établissements médico-éducatifs comme des victimes d’un enfermement, prêts à se précipiter hors les murs qui les contraignent dès que l’occasion s’offre à eux. La réalité est bien évidemment plus complexe. Les murs qui contraignent peuvent aussi contenir, ou, plus simplement et plus banalement, abriter. Les relations d’aide complé­mentaires et structurées qui constituent la trame et la raison d’être de ces établissements fournissent un appui suffisamment vital pour nombre de leurs élèves pour qu’ils aient le plus grand mal à s’en éloigner, même quand ils en ont le désir, même quand ils en ont fait le choix. C’est pourquoi il est si fréquent de les voir mettre en échec les stages ou les intégrations scolaires les mieux préparés.

Dans les classes spécialisées, la manifestation la plus banale de la dépen­dance à l’égard du fort étayage personnalisé assuré par le maître de la classe est la grande difficulté des remplacements à l’occasion des absences du maître titulaire. J’ai souvent vu des remplaçants, même solides et expéri­men­tés, se faire « démolir » en quelques heures par des enfants pourtant inoffensifs en apparence avec leur enseignant habituel.

Dans les RASED, en regroupement d’adaptation, comme plus encore en rééducation, c’est la question de la fin des prises en charge qui signifie, de façon directe, la dépendance induite par l’aide reçue. Une fin de prise en charge trop précoce ou mal préparée peut effacer en un jour tout le bénéfice de l’aide reçue, parfois de façon irréversible.

On peut rapprocher ces phénomènes de dépendance à l’aide reçue, au-delà du secteur qui nous concerne, de la question lancinante de la fin de la cure en thérapie analytique, ou de la problématique récurrente de l’assis­tanat dans le travail social.

 

Problématisation

Cela pose le problème de la nature de la relation d’aide. Qu’est-ce que la relation d’aide ? Quelles sont les relations entre aide et dépendance ?

Une dépendance normale

Il faut commencer par reconnaître que ces questions d’autonomie et d’indépendance sont toujours à relativiser. Personne n’est pleinement auto­nome, ni totalement indépendant. L’autarcie du sujet humain est un mythe, et fait un bien triste idéal. Il existe une dépendance normale, ordinaire, commune et inéluctable, de tout sujet humain par rapport à son environ­nement économique, social, culturel et relationnel. La société française, avec ses télescopages quasi structurels entre la critique permanente de l’assistanat pour les autres et les perpétuelles demandes adressées à l’État dès lors que survient la moindre difficulté pour soi, rend particulièrement problématique toute réflexion sereine sur les problématiques de la dépen­dance et de l’auto­nomie. Nous avons une forte tradition d’abandonnisme à l’égard des bébés, et l’on sait que l’abandon tend à créer un besoin compulsif d’attachement, ce que l’on nomme en psychopathologie une dépression anaclitique. Nous oscillons entre bonapartisme et anarchisme. Notre droite politique mêle allè­grement discours libéral flamboyant et étatisme atavique.

Mais cette problématique de la dépendance n’est pas propre à la société française, même si elle prend chez nous des formes souvent risibles dès lors qu’on prend un minimum de recul par rapport à nos passions nationales. Il existe, partout, une dépendance fondamentale des individus à l’égard du social qui s’enracine dans des phénomènes humains universels, qui vont de la division sociale du travail à l’attachement primaire (ou l’inverse ?).

Toute relation humaine effective présente au fond une dimension, forte ou discrète, de relation d’aide, avec tous les phénomènes de dépendance et les difficultés de séparation que cela implique. Il faut garder ici à l’esprit que la relation de dépendance peut parfaitement être symétrique, même si ce n’est pas vraiment le cas dans les phénomènes qui nous occupent ici. Toutefois, la dissymétrie structurelle de la relation adulte/enfant n’interdit en rien par ailleurs une réciprocité de la dépendance dans les relations d’aide, comme nous le verrons plus loin.

L’idéal éducatif, ou rééducatif, n’est pas, ne peut pas être et ne doit pas être de fabriquer des individus autarciques, des autistes sociaux...

Des dépendances spécifiques

Il faut distinguer de cette dépendance normale, qui est la trame même de la vie psychique et sociale, ce que je propose d’appeler les dépendances spécifiques. Certaines personnes, et seulement elles, ont besoin, en plus, d’aides spécifiques, personnalisées, ajoutées au cadre social normal et à ses dépendances fondatrices ou constitutives, de façon occasionnelle ou perma­nente. Ce sont des dépendances de ce type qui nous occupent ici. Elles mettent toujours en jeu une dimension interpersonnelle beaucoup plus forte que les dépendances ordinaires, plus institutionnalisées, administrées en tant que telles, aussi bien dans une relation d’aide scolaire spécialisée que dans les relations d’assistance sociale. La personne aidée est impliquée personnelle­ment, en profondeur, dans cette aide reçue ou demandée, articu­lée à ses défaillances particulières les plus intimes, et la personne aidante est nécessai­rement plus impliquée que si elle administrait la norme sociétale ordinaire.

 

La relation d’aide

Dans tous les domaines, la relation d’aide articule trois composantes :

 

Faire émerger la dépendance

(Ou encore : faire émerger le besoin d’aide)

La nature même de la relation d’aide étant ainsi définie, il n’est à l’évidence pas question d’éviter la dépendance : il n’y a pas de relation d’aide sans dépendance, sans besoin de cette aide spécifique. La dépen­dance est d’abord un critère de la nécessité de l’aide, avant d’en être éventuellement la limite.

Une relation d’aide, loin de devoir d’abord se préoccuper d’éviter la dépendance, doit au contraire commencer le plus souvent par un travail pour « faire émerger » la dépendance, « travailler la demande » comme on dit, pour pouvoir ensuite articuler convenablement une aide à cette demande.

Par la suite, la dépendance n’est pas une entrave à la relation d’aide, mais au contraire la trame de fond constante de la relation d’aide, et même son « outil de travail » essentiel. La surdépendance (par rapport à la dépendance ordinaire) nécessite toujours un surétayage (décalé par rapport aux normes de l’étayage ordinaire, en terme d’âge en particulier).

L’élève en difficulté est d’ailleurs souvent, entre autres, un élève qui ne sait pas solliciter (ou utiliser) les aides ordinaires de la classe, celles du maître ou celles de ses camarades, celles des dictionnaires et des biblio­thèques, toutes ces aides qui constituent le cours ordinaire de la vie d’une classe ordinaire. Si ces aides ne sont pas nommées comme telles le plus souvent, c’est qu’elles sont le cadre ordinaire, le normal, ou qu’elles doivent se faire passer pour telles. Elles doivent se présenter comme allant de soi, comme naturelles, alors qu’elles ne sont bien évidemment que les modalités ordinaires de la gestion de la dépendance fondamentale des élèves ordinaires par rapport aux conditions ordinaires de la scolarisation – tout du moins celles qui sont considérées comme ordinaires à tel moment et dans tel lieu.

Un des enjeux fondamentaux des regroupements d’adaptation est certainement le travail sur ce savoir solliciter qui fait si cruellement défaut à certains élèves, et spécialement à ceux qui en auraient le plus besoin. Il faut alors, pour rompre ou infléchir un des processus d’enfoncement dans l’échec, travailler à conscientiser, activer et gérer la dépendance normale au cadre scolaire.

Il n’y a donc pas réellement opposition entre dépendance et séparation, ni entre aide et autonomie. La psychologie humaine, contre les facilités de l’évi­dence, veut le contraire. C’est, toujours, la dépendance passée qui permet la séparation à venir, l’aide reçue qui prépare la capacité future d’autonomie.

 

Vers l’autonomie

La vraie question n’est donc pas de savoir comment éviter la dépendance. Elle est de savoir à quelles conditions la dépendance est bonne, c’est-à-dire productrice au bout du compte d’autonomisation. Ce qui est une autre façon de poser la question des conditions d’une relation d’aide efficace. Question difficile, mais question centrale dans les aides spécialisées, comme en général en éducation.

Je peux seulement donner quelques éléments de réponse :

Pour une dépendance forte

La réponse banale en termes de dosage (point trop n’en faut, mais suffisamment quand même) est foncièrement fausse. En milieu familial, par exemple, il est aisé de constater qu’un enfant n’est jamais trop choyé ou trop materné. Les enfants les plus valorisés ne se montrent jamais lassés d’être valorisés. Ils sont au contraire plus avides encore que les autres de valorisa­tions : « Papa, regarde-moi ! Maman, regarde-moi ! », à l’infini.

Il n’est jamais ici question de juste quantité. L’intensité et la qualité du maternage déterminent en effet la qualité du narcissisme primaire, de la confiance fondamentale en soi et dans la vie, donc la qualité du sentiment de sécurité, de l’assurance existentielle, de la confiance en soi et dans l’existence. On voit mal comment il pourrait y avoir trop de tout cela.

La vraie question est celle de l’articulation entre l’intensité du maternage, d’une part, et la force des exigences éducatives et des attentes identificatoires d’autre part. Contrairement à une autre idée très répandue, et de plus en plus répandue dans nos idéologies molles à la mode, il n’y a pas non plus excès en soi d’exigences éducatives, et moins encore, probablement, excès en soi d’attentes identificatoires. Les exigences éducatives et plus encore les attentes identifi­catoires vertèbrent psychiquement l’enfant, déter­minent sa force psychique, conditionnent la solidité de sa personnalité. Je vois mal comment un enfant pourrait être trop solidement structuré psychiquement.

Tout cela n’est peut-être vrai que « dans certaines limites », mais ce ne sont bien là tout au plus que des limites. On peut certes penser, en première analyse, qu’une trop forte assurance fondamentale risque d’engendrer une sorte d’insensibilité aux aléas de l’existence, ou qu’une trop grande structura­tion éducative peut induire une forme de psychorigidité. Mais je ne suis pas certain qu’il y ait dans ces banalités autre chose qu’une pauvreté de la pensée. Il faudrait certainement une autre conférence pour creuser sérieusement ces questions.

On peut donc conclure ici, sous réserve d’éventuelles nuances à une analyse plus approfondie, qu’une relation d’aide est d’autant meilleure qu’elle crée d’abord une forte dépendance. C’est peut-être paradoxal, mais c’est ainsi.

Une aide à intérioriser

Du point de vue psychologique, l’essentiel est de souligner que la relation d’aide est autonomisante dans la mesure où elle est intériorisable.

Sur la plan cognitif, les capacités métacognitives sont probablement toujours une intériorisation d’un interlocuteur cognitif structurant. Elles ne font certainement l’objet d’aucun développement spontané. L’enfant humain est naturellement tourné vers l’extérieur, vers l’action sur le monde, et non vers l’auto-analyse. Ses capacités de contrôle de ses processus de pensée sont très étrangères à ses dynamiques développementales spontanées. De ce fait, elles dépendent rigoureusement de la présence, dans son expérience intime, d’adultes capables d’une présence forte auprès de lui, forte en termes de disponibilité, d’attention et de sensibilité. L’enfant qui apprend à contrôler sa pensée, à travers des interactions fortes et proches avec un adulte attentif et bienveillant, par exemple en regroupement d’adaptation, pourra ensuite le faire seul.

L’enfant qui apprend, en rééducation, à s’inventer ses propres jeux et ses propres contes, pour à travers eux élaborer et intégrer ses difficultés intra­psychiques, sera ensuite capable de le faire seul dans ses jeux spontanés (« symboliques » ou non : tous les jeux ont valeur symbolique). Cette capa­cité d’élaboration intrapsychique autonome a toujours besoin de l’expérience préalable d’un partenaire ludique structurant, comme l’est normalement la mère avec son bébé dans les jeux interactifs précoces, ou le père dans le « lancer de bébé » décrit par Cyrulnik.

L’aide à l’intériorisation de la relation d’aide

Il faut probablement, parfois, accompagner le processus d’intério­risation des aides reçues.

La séparation, en elle-même, n’est pas forcément problématique. La plupart des enfants, correctement « aidés », savent très bien prendre d’eux-mêmes l’initiative de la séparation, de la fin de l’aide. Elle est parfois, consciem­ment ou non, plus difficile, plus douloureuse, pour celui qui a aidé que pour celui qui a été aidé. C’est quasi systématiquement le cas dans les relations parents-enfants, spécialement dans les relations entre bons parents et enfants bien structurés. Il n’y a aucune raison pour qu’il n’en aille pas de même pour les professionnels des relations d’aide. D’où, pour eux, une exigence professionnelle fondamentale : apprendre à gérer sa dépen­dance aux aides apportées !

Encore faut-il que cette séparation ne détruise pas ce qui a été intériorisé grâce à la dépendance antérieure. On sait que c’est là un risque majeur dans les relations d’aide significatives, même si c’est loin d’être une constante. On voit parfois des enfants perdre totalement, du jour au lendemain, les acqui­sitions apparentes chèrement acquises à travers les étayages précé­demment appor­tés. Nécessairement liées dans un premier temps à la personne aidante qui a permis de les faire, et insuffisamment intériorisées par la suite, elles disparais­sent alors en même temps que le lien à cette personne, parfois sans laisser de traces repérables. Pour limiter ce risque, la seule technique envisa­geable est, comme l’a très justement remarqué Feuerstein, un accompa­gnement de l’aide dispensée par un travail sur la prise de conscience de la dépendance à l’aide reçue, et sur la prise de conscience des évolutions fines de cette dépendance : « Tu as vu, tu avais besoin de moi pour cela, et maintenant tu sais le faire seul, tu n’as plus besoin de moi ».

À mon sens, il est bon de compléter cette conscientisation de la dépendance, de ses effets et de leur évolution, par un travail d’appro­priation de la capacité à aider : « Maintenant que tu as appris à le faire avec moi, et maintenant que tu peux le faire seul, tu vas aussi pouvoir aider à ton tour d’autres à le faire ». Il est bon de faire suivre de telles remarques, autant que possible, par une expérimentation de cette toute nouvelle capacité à aider autrui. Au fond, on ne se guérit de sa dépendance existentielle à l’égard de ses parents, dans la mesure où l’on n’en guérit jamais, qu’en devenant parent à son tour. Cette loi anthropologique fondamentale s’appli­que très certainement à toute dépendance à une aide personnelle.

Le droit au lien

Cela m’amène, pour finir, à relativiser la nécessité de la séparation, ou, à tout le moins, à souligner qu’il ne faut pas confondre rupture (factuelle) et séparation (psychique).

On ne « quitte » jamais totalement ses parents, même après leur mort, et surtout pas après leur mort. Même (et surtout ?) quand ils ont été plus nocifs qu’aidants, d’ailleurs, hélas. En milieu familial, cela se gère habituel­lement par des retrouvailles rituelles. Ah, les terribles et indispensables fêtes de famille ! Quelle tristesse ce serait, d’ailleurs, une vie sans retrou­vailles ! L’auto­nomie est bien « froide » émotionnellement, et l’attachement est si « chaud », même quand il étouffe !

Là non plus, il n’y aucune raison pour qu’il en aille autrement hors du cadre familial. Les meilleurs enseignants spécialisés que j’ai croisés au cours de ma carrière avaient tous des histoires de liens à conter, avec émotion bien sûr, comme en famille ! Pourquoi ne pas faire une place, dans nos systèmes d’aides, à des rituels de retrouvailles ? Je me méfie beaucoup des inté­gristes de l’autonomie, des puritains de la distanciation. Et des retours du refoulé qui risquent toujours de s’ensuivre, de part et d’autre de la relation d’aide.

On peut d’ailleurs ici se référer, aux antipodes de l’enseignement spécia­lisé, à la vigueur persistante des associations d’anciens élèves. On ne voit pas très bien pourquoi ces rituels de retrouvailles, souvent cultivés par les « bons » établissements scolaires, seraient interdits de séjour là où la scola­risation est plus difficile. Ce n’est pas parce que l’expérience scolaire est douloureuse qu’elle n’induit pas des liens persistants, tout comme les familles problémati­ques ne sont pas pour autant toujours vouées à l’éclatement.

Bien sûr, il n’est pas question de contraindre. Les enfants aidés ont droit à l’oubli, ils ont le droit de refermer la parenthèse. Comme on peut avoir besoin, pour finir de se construire, d’oublier ses parents, ou plus exactement de cesser de les rencontrer dans la réalité. Tout cela peut faire partie d’une sorte de processus de cicatrisation. Mais il n’est pas raisonnable non plus d’interdire les chaleurs doucereuses et nostalgiques des retrouvailles, même quand elles sont vénéneuses. Tout être humain doit avoir le droit, s’il le désire, d’entretenir ces liens passés dont nous sommes tous tissés.

Daniel Calin
Juillet 2001

Retour au sommaire  Retour au sommaire

*   *   *
*
 

Pistes bibliographiques

Retour au sommaire  Retour au sommaire

*   *   *
*
 

Prolongements

Le Carnet de Pikipoki est un blog d’excellente tenue, tant par son écriture que par les réflexions qu’il propose. Son auteur a écrit une série d’articles sur l’aide, en s’inspirant sur certains points du texte ci-dessus. Partez de cette Introduction à la notion d’aide, puis naviguez de billet en billet. Bonne lecture !

Cet article a été repris intégralement le 11/09/2009 sur le site de la circonscription IEN de Cagnes-sur-Mer, au format PDF (97Ko). Présentation et accès ici.
 


*   *   *
*

Informations sur cette page Retour en haut de la page
Valid XHTML 1.1 Valid CSS
Dernière révision : mercredi 08 janvier 2014 – 13:00:00
Daniel Calin © 2013 – Tous droits réservés