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Il est urgent de créer des îles


Ou
Récit d’une pratique rééducative buissonnière

 

 
Un texte de Jacky Poulain
R.P.M.


Publication originale  Texte initialement publié dans L’Erre, n° 8, Juin 1991.
Autres textes de Jacky Poulain  Voir sur ce site les autres textes de Jacky Poulain.

 

« II est urgent de créer des îles », écrit Alexandre Vialatte. Il parle de la vie en général, non de l’école en particulier. Pourtant, c’est bien un des premiers lieux où (s’)échouent les premières tentatives de séparation du milieu familial, un des premiers espaces où à défaut de pouvoir “mener sa barque” en relative sécurité, il peut être question de naufrage affectif, de noyade sociale.

Nécessairement, il restera toujours d’actualité de « créer des îles » où puissent reprendre pied des individus (enfants, adultes) en difficulté, en per­dition, tant la traversée engagée est parfois périlleuse.

Il est parfois question – dans un mauvais jeu de mots – de “mal de mer”. Formulation pratique, puisqu’on ne sait qui est en souffrance. L’enfant souvent à qui on demande parfois trop brutalement de pouvoir, savoir “nager seul”, alors qu’il n’a jamais “barboté” et qu’on le largue “au large”, tout à coup. Les parents, parfois la mère en particulier, en ajoutant tout aussitôt que si la mère reste “encombrée” de son enfant, qu’elle l’a, elle, dans ou sur les bras – ce qui ne facilite pas la nage –, c’est que quelque chose n’a pas bien fonctionné dans le portage de l’enfant par ses deux parents.

Qui travaille quoi ?, ou pourquoi rencontrer les parents ?

Dans le champ de l’Aide Psycho-Pédagogique, notre intervention prend souvent comme point de départ la difficulté de tel ou tel enfant à vivre son statut d’élève. Une place difficile à tenir, impossible, parfois.

L’occasion, l’opportunité, pour lui, de dire, signifier – souvent à son insu – que quelque chose fait problème dans sa vie : dans cette perspective, la souffrance, le « mal-être » trouve un lieu pour se manifester, un espace social pour se dire : l’école.

Ce qui va suivre procède de la même analyse, avec ce seul décalage : qu’en est-il, dans certains cas, de la rencontre avec des parents d’élèves ? Peut-on poser le problème de la même manière ? Échappons-nous, nous adultes, à la difficulté (latente ou manifeste) quant aux “fonctions” et “statuts” auxquels nous sommes assignés, que nous revendiquons ?

Nul n’échappe à la division du sujet : notre manière d’être et l’idéal imaginaire vers lequel nous tendons, nous aspirons et que nous n’atteindrons jamais ! L’instituteur, le rééducateur, le psychologue, bref le professionnel (de l’école) idéal n’existe pas. Pas plus que le “père idéal” ou la “mère idéale”. Freud l’avait noté : être éducateur ou parent, ce sont des tâches « impossibles ».

Le savoir, l’admettre, “faire avec”, voilà même une façon à peu près satis­faisante d’être parent ou enseignant.

Au fond, la seule perfection qui nous soit accessible s’appliquerait à la mesure exacte de nos imper­fections !

Les rencontres avec Mme B. que je vais rapporter ici ont porté sur cette question, après coup : « Qui travaille quoi, dans cette histoire ? », de même : « Aider l’enfant à être « élève » sans le rencontrer, ni travailler avec lui ? ».

Amandine et l’école

L’an passé, Amandine était en Moyenne Section. Nous avions bien remarqué que “quelque chose” n’allait pas. “Nous” : les gens de l’école, adultes ou enfants.

Tous les matins, se répétait à peu près la même scène : Amandine et sa mère, Mme B. et son Amandine. Inséparables. L’une ne pouvant lâcher l’autre que dans le déchirement, la détresse, les larmes... Mme B. était toujours à l’école quand les autres parents étaient repartis depuis longtemps.

Après le temps d’accueil en classe, les enfants se rangeaient pour aller aux toilettes. Mme B. se rangeait avec sa fille, se faisant aussi petite et discrète que possible, gênée de la situation et aussi malheureuse que sa fille de sentir arriver le moment si douloureux de son départ.

À tort ou à raison, nous n’avons rien dit, rien fait, à l’époque. Nous : G.A.P.P.. La maîtresse avait bien abordé le problème. Sans grand changement. Amandine ne venait pas régulièrement à l’école. Rarement l’après-midi. Les retours de week-ends, les rentrées de vacances étaient de véritables crève-cœur. Cependant, le temps de classe se passait plutôt bien.

L’année suivante, Amandine a changé d’école. Elle est au CP. Je les croise beaucoup plus souvent. “Les” : Amandine et sa mère.

C’est sur le trottoir, devant l’école, en dehors de l’école que, nous reconnaissant, nous avons lié connaissance. Nous saluant d’abord. Jusqu’au jour où, Amandine “lâchée”en classe, nous avons pris le temps et pu nous parler. Mme B. savait par une amie “ce que je faisais”. Visiblement les choses étaient aussi difficiles que l’an passé. Les choses : l’école, la mise à l’école.

Mme B. semblait soulagée de pouvoir aborder ce problème. Nous avons parlé un quart d’heure, devant l’école, et sur ma proposition nous avons convenu d’une rencontre. Une série d’entretiens suivra.

« Je veux rester à la maison »

Lors du 1er entretien, Mme B. parle de la petite Section. Amandine vomissait tous les matins à l’école. Bébé, Amandine a fait des otites précoces, fréquentes, “à répétition”. Elle a été hospitalisée à 8 mois, opérée des végétations. Depuis, « elle a peur des messieurs barbus ».

Nous reparlerons de l’année scolaire passée. Amandine répétait : « Je ne veux pas aller à l’école », « Je veux rester à la maison ».

Si le langage, la marche, la propreté n’ont pas posé de problème particulier, Amandine, à l’heure actuelle, a toujours absolument besoin de sa “sucette” pour s’endormir, à la sieste ou le soir, et du biberon chaque matin.

Amandine voudrait « travailler la maison » : « Je n’ai pas besoin d’aller à l’école », dit-elle. Sa mère a répondu pendant un temps à cette demande, puis y a renoncé.

Le père d’Amandine l’accompagne à l’école le lundi, jour de congé pour lui.

« Elle pense toujours qu’il est possible de rester à la maison », dit Mme B. « Et si j’étais malade ? » questionne souvent Amandine. Mme B. dit l’avoir gardée fréquem­ment pour des petits ennuis de santé.

Mme B. se dit très culpabilisée de laisser son enfant malheureuse à l’école. Elle est très touchée des efforts d’Amandine pour faire bonne figure : « Tu as vu, maman, j’ai fait un sourire »...

Mme B. me signale qu’Amandine a exprimé son désaccord quant à notre entretien : « Tu ne vas pas au rendez-vous, hein ! ? ».

Avant de nous quitter, Mme B. parle de sa grossesse « difficile, angois­sante ». Nous convenons de deux rendez-vous : l’un avec elle, l’autre avec les parents réunis. Elle jugera, ils jugeront utile ou non de proposer à Amandine de les accompagner. « Je vous dois quelque chose ? » sera la dernière question de Mme B..

« C’est elle la maman »

Une semaine plus tard, Mme B. dit d’entrée qu’« Amandine n’a pas pleuré une fois de la semaine ». Cette semaine, Amandine a parlé à sa mère de la journée d’école :

« Tu sais, j’ai pas pensé à toi... Et toi, tu as pensé à moi ? »

Mme B. répond plutôt par l’affirmative et conclut : « Tu sais, c’est comme si un fil invisible nous reliait ».

Fin novembre, Amandine « voulait aller à l’école », l’a réclamée.

Fait nouveau : Amandine joue à la poupée : « C’est elle la maman ».

Madame B. dit avoir connu de grosses difficultés de séparation lors de sa propre mise à l’école. Elle s’est rendue « toute disponible » à ses enfants, renonçant avec l’accord de son mari à travailler.

Cela va un peu mieux aujourd’hui. Mais dans un passé récent, Amandine s’effondrait dès qu’elle était séparée trop longtemps de sa mère : aller aux commissions avec son père par exemple, était littéra­lement insupportable, même si elle avait souhaité l’accompagner.

Entre-temps, un travail avec Amandine a été envisagé, une aide lui a été proposée, après synthèse G.A.P.P.. Au moins, peut-être pourrions-nous nous rencontrer, elle et moi, pour en parler... Refus catégorique d’Amandine, ce que bien entendu nous respectons.

Plusieurs échanges auront lieu entre le maître et moi ; nous réfléchis­sons ensemble aux meilleures formes d’“accueil” possibles, convenons de faire le point régulièrement (même brièvement) sur la manière dont se passe l’arrivée à l’école, l’attitude d’Amandine en classe. Il confirme ce qui se passait déjà l’an passé : au bout d’un moment, Amandine « va bien » en classe, participe, n’est pas abattue, commu­nique, investit, etc... Cependant, une ou deux fois dans la matinée, il lui arrive de réprimer des sanglots, vite oubliés selon lui.

« Mais je ne suis plus dans ton ventre, alors ! »

Quelque temps après, la famille arrive au complet : les parents, Amandine et son frère de 9 ans. Les enfants se mettent à jouer. Amandine viendra souvent vers nous, écouter plus que dire. Elle me regarde souvent. Allers-retours de plus en plus brefs, à portée d’oreille, me semble-t-il. Le père restera plutôt en retrait, ponctuant, acquiesçant les dires de sa femme. Je retiendrai surtout « qu’il y a déjà longtemps qu’il avait dit à sa femme qu’il fallait faire quelque chose », concernant Amandine.

Beaucoup d’éléments des entretiens précédents seront repris, précisés tour à tour par le père et la mère d’Amandine.

La proposition d’aide à Amandine reste valable, ouverte, si elle le décide. Nous convenons de nous rencontrer, Mme B. et moi, régulièrement (1 fois/ mois). Elle fixera elle-même les rendez-vous.

Un mois plus tard, Mme B. est détendue, souriante. Elle énonce les indices qui indiquent une évolution importante dans la manière de vivre la séparation mère/enfant, maison/école. Amandine « craque » seulement à la porte de la classe.

Encore récemment, Amandine avait recours à sa sucette dès son retour de l’école, avant et pendant son sommeil. « Elle en vomissait », dit sa mère, qui suggéra alors à Amandine d’essayer de s’en passer. Ce que réussit peu à peu Amandine, même si Mme B. me dit avoir elle-même craqué/triché une fois parce que sa fille « n’était pas bien ». Comme si l’offre de la mère avait anticipé la supposée demande de sa fille. Ce qui montre bien que le renoncement à l’œuvre les concerne toutes deux.

Amandine semble « beaucoup penser à ce qui se passe ». « Un jour, elle m’a dit : « Tu sais, j’y ai pensé, je sais que tu ne m’abandonnes pas quand je suis à l’école ». Néanmoins Amandine suce toujours son pouce, prend toujours le biberon.

Mme B. en parle avec difficulté, émotion. « Je n’ai pas insisté : je ne la sentais pas trop sûre ». J’avance qu’il est sans doute pénible pour elle aussi d’aller dans ce sens, qu’il doit lui en coûter, mais que nous savons que c’est à ce prix, aidée par sa mère (entre autres), qu’Amandine peut continuer à grandir. Je reprendrai plusieurs fois avec Mme B. l’image des liens très forts qui l’unissent à sa fille, témoignant d’un amour très fort les attachant, les enchaînant l’une à l’autre, entraves symboliques empêchant une liberté suffisante de pensée et d’action. D’une certaine manière, pendant le temps scolaire, Mme B. n’est jamais réellement à la maison, en ville ou à son travail : elle est, par la pensée, à l’école avec Amandine, reliée par ce « fil invisible » dont elle avait parlé précédemment. De la même façon, Amandine n’est jamais “entièrement” à l’école : elle dépend de ce même fil invisible, sa mère (et sa souffrance) lui occupe l’esprit.

Double lien, au sens aussi d’actif/passif, la mère et la fille à la fois ligotant et ligotées. Geôlière et prisonnière l’une pour l’autre. Lien de dépen­dance, lien d’amour menacé par mon intervention, justifiant peut-être l’hosti­lité d’Amandine à mon égard.

Pendant les vacances, Amandine a manifesté son « envie d’aller à l’école ». Au cours de cette même période, elle pose une question qui sidère sa mère : « Mais je ne suis plus dans ton ventre, alors ? Nous tous (la famille ?), on n’y est plus ? ». C’est encore à cette époque que s’arrête la répétition quotidienne du même dessin – des « piles entières », dit sa mère – à savoir toute la famille représentée enfermée (à l’abri ?) dans une sorte de bulle, espace clos, préservé, sécurisant, protecteur, garant d’une sorte d’étan­chéité contre l’extérieur, le dehors, la menace, l’inconnu.

Cette évolution, ces “progrès” soulagent visible­ment Mme B.. Le père y est sensible.

Nous repérons ce moment de la vie familiale dans ses changements, sa dynami­que : du jeu s’est introduit, le « fil invisible », tendu à l’extrême, en permanence, se relâche, introduisant une possibilité de mouvement : “quelque chose” de la relation mère/enfant peut bouger, se modifier ; consé­quence positive et “spectaculaire” : Amandine peut expérimenter, vivre la séparation sans danger dans la mesure où des symbolisations l’accompa­gnent, dans le jeu et la parole pour Amandine et ses parents.

Le retour des vacances, la semaine qui le suit confirment la quasi-disparition de l’angoisse chez l’enfant et la mère.

Amandine se déliant de son passé, peut vivre le présent (scolaire, familial), se faire du futur. Elle anticipe et joue avec humour sur le fait d’être une « grande élève ». Elle rentre un jour en disant : « J’ai eu 10 en calcul !! »...

Aux dires de sa mère, elle rejoue certaines scènes avec des poupées. Elle est la mort/la mère. (Lapsus dans mes notes...) La poupée est la fille. Il est souvent question des trajets de l’école.

Mme B. me dit être très consciente des renoncements nécessaires en cours, d’un double point de vue : le sien, celui d’Amandine. Elle dit ne pas comprendre pourquoi et comment elles en sont arrivées et restées longtemps “là”. Ce que je reprends comme quelque chose de très “compréhensible”, de l’extérieur, si on lit cette “histoire” comme une histoire d’amour, avec ce double lien qui a fait que pendant très longtemps l’une ne pouvait exister sans l’autre. Liens d’affection et/ou de dépendance quasi absolue.

Nous avons repris souvent ensemble la notion de “bonne distance”, rendant la séparation, la frustration, le renoncement supportables et accep­tables par elles deux.

La question du père a été aussi souvent reprise, avec Mme B.. Nous avons repris les éléments qui éclairaient le fait que Mme B. en était arrivée à n’être que mère, vécue ainsi par Amandine, ayant renoncé en partie à être femme dans son couple et dans sa vie sociale.

Dialogue impromptu avec Amandine, pendant un goûter. Amandine s’approche de moi. « Tu sais, j’ai perdu une dent ». Je réponds sur « dent de lait, celle qu’on perd quand on grandit », etc... Je lui reparle de ce que je sais “bouger” à la maison et à l’école. Elle : « Je ne prends plus ma sucette pour dormir ». Elle dit ne plus en avoir besoin ou envie. D’autres enfants, attrou­pés : « Elle pleure pour venir ». À Amandine, je réponds : « Ce que je sais, c’est que sur le chemin, ça va mieux ». Elle : « Vendredi et samedi, j’ai pas pleuré ».

« Tu sais, j’ai gagné ! »

Au mois de mars, les choses continuent d’aller mieux. Les signes d’auto­nomie, de « sevrage » progressif sont nombreux. Une dynamique semble durablement engagée. J’évoque de possibles stagnations, des moments de régression éventuelle dont nous pourrions toujours reparler.

Amandine ne prend plus le biberon de l’après-midi, au retour de l’école. Sa mère n’impose rien ; « elle parle et propose ». Amandine a renoncé au dernier lien réel et symbolique l’attachant encore au monde de la petite enfance, la maintenant dans un statut de “petite”, de “bébé”. À son père, un jour, au retour de l’école : « Tu sais, j’ai gagné ». Il ne saura jamais “quoi”. Intuitivement, il a sans doute senti “qui” avait gagné sur ses peurs, son angoisse, ses questions.

À la fin de cet entretien, Mme B. dit qu’à nouveau Amandine a manifesté son mécontentement, son hostilité quant à la venue de sa mère aujourd’hui. Ce que nous analysons comme quelque chose de tout à fait compréhensible : je représente l’intrus, le tiers venant couper, dans des mots, une relation jusqu’ici très fusionnelle. J’avais, la première fois, suggéré à Mme B. de tenir bon, qu’elle ne pouvait pas “obéir” en quelque sorte à sa fille, que cette “affaire” les regardait eux, parents : ils étaient libres de dire “oui” là où elle, Amandine, avait pu dire « non ». Nous convenons d’un entretien avant les vacances de Pâques.

Début avril, Amandine a demandé à sa mère de manger à la cantine, avec un copain. Nous échangeons un moment avec Mme B. sur le sens de cette demande d’Amandine, inconcevable dans le passé, tant le lien oral, nourricier, les concernait exclusivement toutes deux, à la maison. Pouvoir aussi “manger à l’école” nous semble constituer un signe positif de l’évolu­tion d’Amandine.

Le départ pour l’école, le trajet, l’arrivée ne posent plus de problème. Amandine oublie même son “kiki” à la maison, décide de l’y laisser même quand sa mère le lui fait remarquer. Elle va maintenant au pain avec son frère, alterne le biberon et le bol au petit déjeuner. « La dernière tétine », « en réserve », est annoncée comme telle : « elle ne sera pas renouvelée », dit Mme B. S’est-elle adressée à Amandine seule ? Se parle-t-elle dans le même temps ?

Mme B. dit la “chance” d’avoir pu parler de tout cela. Cela l’amène à évoquer son propre passé d’enfant, d’élève : « Je me sauvais de l’école »...

Amandine n’a rien dit aujourd’hui quant à notre entretien.

Nous tombons d’accord pour penser qu’une inter­ruption est possible : nous referons le point ensemble à la rentrée, s’ils le désirent. Sauf événement important intervenant entre-temps ; nous nous quittons sur cet accord.

L’école : un drame, une chance

La première remarque qui me semble s’imposer, au-delà des effets appa­remment rapides et « specta­culaires » de ces entretiens, pourrait être celle-ci : c’est parce qu’elle était « mûre », en quelque sorte, que cette situation a pu évoluer ainsi ; au fond, la question de la séparation se posait, couvait depuis un certain temps. Intimement, Mme B. sentait, pressentait, ressentait la nécessité de ne pas en rester là. Le problème, c’est qu’elle restait tenaillée entre son désir intense de ne pas rompre ce « fil invisible » la reliant imagi­nairement à sa fille (avec les conséquences évoquées pour cette dernière) et le sentiment, la nécessité consciemment ressentie d’avoir à renoncer, à provoquer ou à subir cette coupure, cette « castration symbolique » (Dolto). Manquait “l’occasion”, l’opportunité, l’espace rela­tionnel où cette question pourrait – dans des mots – s’expo­ser et éventuelle­ment se dénouer.

La deuxième remarque, c’est qu’une telle question se rencontre fréquemment à l’école, l’école maternelle en particulier. Et qu’il est possible, dans un certain nombre de cas, qu’elle puisse se poser et se résoudre à l’école. Dire cela, c’est avancer l’idée que la pathologisation (« ça, ça se soigne... ») de ce genre de difficulté n’est pas inéluctable, qu’au titre de la prévention, en particulier, un travail important est possible et néces­saire à l’école maternelle, avec les parents, et qu’il y a là une des clés de “l’adaptation”.

Quelque chose de la fonction parentale peut fonctionner vaille que vaille dans la petite enfance d’Amandine. L’ouverture au “social” (la sortie “ obligée” de la maison) et donc l’accession à une autre place, un autre statut – de l’enfant à “l’élève”, du parent au “parent d’élève” – est venue aviver la souf­france de cette famille en démultipliant les sépara­tions.

La troisième remarque concerne le paradoxe suivant : après tout, d’à peine supportable, la situation devient insupportable. Alors, la recherche d’une solu­tion, d’une ouverture devient possible, “obligée”, avec à la clé un éventuel dépassement de ce blocage et la sortie d’une répétition doulou­reuse : chaque jour d’école était une épreuve réelle. Aider Mme B. à être “mère d’élève” a permis, autorisé Amandine à être “élève”. Ce réaménagement fait baisser la pression et la culpabilité. Ce n’est qu’à la condition de se savoir peu à peu “autorisée” par sa mère à se passer d’elle qu’Amandine peut se sentir déliée, libérée : « Je sais que je ne te rends plus malheureuse si je me permets d’être heureuse, moi, à l’école », pourrait dire Amandine.

C’est peut-être une autre naissance qui se joue là, une sorte de seconde mise au monde, au sens propre et figuré (monde social, scolaire...), ce qu’Amandine a parfaitement entendu, repéré : « Mais alors, je ne suis plus dans ton ventre ! ? »...

L’effilochement progressif, la rupture fil à fil de ce cordon ombilical fantasmé par toutes deux s’accompagnent dans le même temps d’une évolution importante du mode de relation très archaïque autour de l’oralité, le nourrissage : en lâchant, en renonçant à la tétine, au biberon – soutenue en cela par le dire de ses parents – Amandine, la bouche désencombrée, accède à un dire, à une parole.

L’école, la mise à l’école, vécue dans le malheur, véritable drame familial, ici, aura servi de scène, d’espace où les “acteurs” en présence (enfant, parents, adultes de l’école) auront pu faire que quelque chose se joue dans le respect du sujet.

« Il est urgent de créer des îles », G.A.P.P. ou “réseau d’aide”, un espace opportun où reprendre son souffle et, en sécurité, pouvoir alors parler les difficultés, les ratés, afin de s’“y” (re)trouver, comme un poisson dans l’eau...

Jacky Poulain
Juin 1991

 
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Dernière révision : dimanche 23 février 2014 – 23:00:00
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