Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

« Je voudrais faire des sons qui parlent »...
(Helen Keller)
Ou La voix et le développement de l’enfant

 

 
Un texte de Jacky Poulain
ex rééducateur RASED


Autres textes de Jacky Poulain  Voir sur ce site les autres textes de Jacky Poulain, en particulier Voix résurgentes.

 

Préambule


Fond de tiroir. J’aime bien mes tiroirs... Un texte y dort depuis bien des années, même s’il a connu le jour à deux reprises, une fois dans L’Erre, revue de la FNAREN, pour reparaître quelques années plus tard dans Pratiques Corporelles.

Après bien des hésitations, je décide de le reprendre pour le proposer à Daniel Calin, à qui je dois l’accueil bienveillant de la plupart de mes textes...
 

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Il est sans doute utile de rappeler ici dans quel contexte cette réflexion s’est construite, ce qui peut avoir le mérite – au moins celui-là – d’illustrer en quoi la pratique des rééducateurs se veut toujours en lien avec la théorie, et que ce sont ces allers-retours entre théorie et pratique qui fondent et constituent leur travail au sein de l’école. (« Jusqu’à quand ? » étant une autre question, en cette rentrée 2011 s’annonçant calamiteuse !)


« La voix » fut un thème assez couru dans les années 90/95 (un autre siècle !), et c’est parce qu’une école maternelle où nous intervenions ma collègue et moi souhaitait participer à un congrès de l’AGIEM avec ce thème à l’affiche (précisément « Le langage oral à l’école maternelle ») que nous nous sommes inscrits dans le projet de l’école mis en place à cette occasion.

Je décrirai plus longuement quelques pistes, quelques réflexions plus théoriques à partir et autour de la voix (Nature et fonction de la voix, la parole, les liens entre images et sons, corps et symbolisation, etc...).


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L’objectif initial de ce projet était l’élaboration d’une « pièce vocale contemporaine » écrite et jouée par les enfants de l’école maternelle. Dit comme ça, cela pouvait paraître pompeux, voire prétentieux... mais nous sommes allés de bonnes surprises en bonnes surprises au fil du temps, jusqu’à en oublier les craintes initiales...

Ce projet a réuni tous les adultes concernés par la vie de l’école : les enseignants, un intervenant musical, le RASED, mais aussi les ATSEM, les parents ; avant l’heure, la démarche était délibérément « participative »... !


Pour la description relativement détaillée du travail mis en place, je me permets de renvoyer à l’une ou l’autre des deux revues citées dans le préambule.


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Ce travail autour de la voix, instrument et véhicule de la communication humaine, aura permis de vivre – modestement – qu’elle n’est pas réductible à son aspect fonctionnel.


Créer, à partir de la voix, en jouer, saisir sa singularité, inventer des langages, exprimer des sentiments, des émotions, individuellement ou en groupe, expérimenter du codage/décodage, identifier des messages sonores, imiter, discriminer ; images mentales, sonores, séquences mimées, paysages sonores : toutes ces activités ont animé le projet commun.


Le son, la voix en particulier, ont servi de fil rouge dans un travail d’élaboration, de structuration repérante dans l’environnement familier des enfants : la maison et l’école.

Quatre axes de travail ont sous-tendu les ateliers proposés aux enfants, référés à ce qui alimente la maturation psycho-affective dans cette tranche d’âge, et déterminante dans leur manière d’être au monde, à savoir leur relation de sujet à l’espace, au temps, aux objets et au(x) sujet(s).

Croisés avec les thèmes de la maison et de l’école, ils ont conduit à l’élaboration de toute une gamme de lotos sonores, en lien avec leur réalité quotidienne. Un certain nombre de cassettes ont été mises à la dispositionde tous (enseignants, parents, etc.), permettant des jeux de devinette et d’identification, à partir de seules données sonores :

D’où viennent ces sons, ces voix ? De l’école ? De la classe, de la cour ? De la salle d’eau ? Dedans ? Dehors ? Etc...

Quel moment de la journée ? De la semaine ? Bruits du matin, de l’après-midi ? Avant le goûter ? Après la sieste ? Pendant la garderie ? La cantine ?

Identifier des objets de la classe, de la cour, de la salle de jeu, parcours sonores intérieurs, extérieurs...

Qui entends-tu? Parlant à qui ? Ton père ? Ta mère ? Les parents de qui ? Une maîtresse ? Laquelle ? Une ATSEM ? Quelle dame de la cantine ?


Bénéfice secondaire (?), ce travail a fait place à tous, y compris ces enfants qu’on n’entend jamais, ces familles qu’on voit très rarement à l’école.

Tous se sont pris au jeu et sont venus donner... de la voix !

Chacun s’y sera senti accueilli, reconnu, attendu, entendu. Les familles se sont retrouvées à jouer à reconnaître la voix de leur enfant (c’était bien leur tour !) ; sourire parfois crispé aux lèvres (« et si je me trompais ? »).


L’intervenant musical, venu lancer le travail au premier trimestre, ne reviendra qu’au troisième trimestre mettre en forme la production finale : histoire, partition, répétitions, enregistrement.

Cette pièce vocale contemporaine fut jouée en public, présentée au congrès de l’AGIEM, et fut source de documents vidéo et audio sous le titre « Histoire de voir le son ! ».

Je n’ai délibérément survolé que la partie à laquelle nous avons participé, nous, RASED et qui me semble susceptible de « reprises » dans d’autres contextes que l’école maternelle.


Travailler à partir d’un mode d’expression, c’est aussi prendre conscience (enfants, adultes) qu’il existe parmi d’autres venant le soutenir dans cette volonté première de partage et d’échange, quelle qu’en soit la forme langagière privilégiée (vocale, écrite, picturale, gestuelle, corporelle, ...).

 

« Parler, voir, entendre, comprendre »...

(H. Keller)


Par nécessité, par jeu ou par plaisir, il y a toujours moyen de déjouer la « panne des sens », quand elle se présente.

Par nécessité, comme la maman de Valentin, sourde et muette, venue dialoguer et raconter des histoires à l’école.

Comme Helen Keller, aveugle, sourde et muette s’étonnant, enfant, de « sentir très souvent la bouche des autres remuer », essayant alors à son tour de « faire bouger ses lèvres ».

Apprendre à lire sur les lèvres de l’autre, ou dans des livres écrits en braille ne lui suffit pas. Parler de sa propre voix viendrait parachever son entrée dans le monde des humains : « Je voudrais faire des sons qui parlent ! » Elle qui, « prisonnière à l’intérieure d’elle-même, ne réussissait qu’à pousser des sons inarticulés qu’elle n’entendait pas », écrit Lorena Hickok dans son Histoire d’Helen Keller.


Peut-être plus directement liés à la pratique rééducative en effet, au-delà de l’intérêt propre à la conduite (accompagnée !) de ce projet, des éléments de réflexion sont venus enrichir l’expérience de cette année-là.

En se demandant par exemple ce qui se passe quand l’un des sens fait défaut. En restant à l’écoute de la signification première d’un certain nombre de mots sur-utilisés cette année-là, en se tournant vers leur étymologie.


Ainsi de la personne qui, en croisant les étymologies latine et étrusque, redevient « le masque de théâtre par où passe le son » ; l’évocation, très liée aux processus de symbolisation, une sorte d’appel, de rappel par la voix : à en croire Tomatis, son étymologie redonnerait une dimension acoustique à l’activité de lecture : « lire », dans son origine latine, signifierait précisément « faire la moisson avec les oreilles »... encore que l’histoire d’Helen Keller montre remarquablement que la question du sens – au delà des sens – reste première : elle aura « fait moisson », elle, avec... les mains ! (Voir les pages magnifiques décrivant ce basculement, ce bouleversement dans sa vie : l’accumulation des perceptions « stériles », un beau jour, dans un éblouissement, fait sens : elle lie, elle lit... et accède enfin à « notre » monde).

 

« Tout code dérive du corps »...

(D. Anzieu)


La voix est « instrument et véhicule » de la communication humaine. Ni plus, ni moins. Elle est porteuse de sons, d’une parole adressée, proférée – portée au dehors – par un sujet en désir de communication.. Elle est destinée dans un double mouvement à l’expression (d’une idée, d’un sentiment, ...) et à l’impression chez un autre supposé disposé à entendre, écouter : « quelqu’un s’exprime pour quelqu’un. Un parmi quelques » comme le formule de Denis Vasse. À condition que « l’autre » soit constitué, sous peine de dérive pathologique « chez un sujet pour qui la langue fonctionne pour elle-même, à la limite sans émetteur ni destinataire, parce que l’ancrage corporel de la parole s’est trouvé chez lui précocement court-circuité ou ultérieurement désinvesti » (D. Anzieu).

Denis Vasse creuse le même sillon : « Il n’y a de communication signifiante que par le poids de chair qu’elle véhicule ».

 

« La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute »...

(Montaigne, cité par Y. de La Monneraye)


L’homme est un être parlant, sujet d’un verbe. « Mais il ne fait pas que parler : il écoute. La voix est émise pour être entendue et fonde d’emblée un rapport d’altérité et de reconnaissance » (M.-F. Castarède).

Dès la vie intra-utérine, « premier organe sensoriel développé par le fœtus », l’oreille fonctionne, « véritable porte d’accès de l’univers en nous. Elle fonctionne comme la dynamo du cerveau et du système nerveux », explique Tomatis. Et si cette vie intra-utérine est « marquée par une participation totale de la mère et du fœtus » (F. Dolto), si l’enfant y est « au contact constant des émois de sa mère, son oreille, dans les derniers mois de la grossesse, est très développée. À travers une paroi qui le met en sécurité, il entend les paroles de sa mère à son entourage, il entend le monde des échanges. » (id.).

Mais plus que tout, insiste Tomatis, « la mère, c’est la voix, cette pâte sonore filtrée encore dépourvue de signification ; la voix présente, envahissante et génératrice d’énergie. »


Propos sans doute à relativiser, dans la mesure où ils sont datés, parfois controversés (Tomatis, par exemple). Le débat semble rester ouvert, cependant : la voix maternelle est-elle prépondérante ? Est-elle absolument dépourvue de signification ? L’oreille est-elle le premier outil sensoriel en fonction, de manière aussi déterminante ? ...

Tout le monde semble cependant s’accorder sur ce point : le langage s’ébauche très précocement, et ce qui se joue là de manière primordiale, c’est bien ce qui spécifie l’espèce humaine au travers de la parole et du langage : la fonction symbolique.

Trans-portée par la voix, la parole vient présentifier, re-présenter du « pas là », de l’absence :

« Elle fait que toute satisfaction ou insatisfaction pour sa chair a valeur de langage pour le petit d’homme. Cela par l’intermédiaire de perceptions viscérales reçues de sa mère, dès la vie fœtale. Le langage est donc présent au cours de la vie fœtale, au moins auditivement, chez le petit d’homme, avec des sensations de bien-être et de malaise ». (F. Dolto).

 

À la vie, à la mort...


Antérieurement au premier cri, précédant les premières manifestations vocales, l’oreille travaille, prépare, « défriche ». À l’autre bout, postérieurement au dernier soupir du mourant, prolongeant mystérieusement un peu de vie, l’oreille serait le dernier organe sensoriel à cesser de fonctionner, comme si l’être humain restait « branché » au monde par ce canal ultime avant de retourner au silence.

Et « la soif d’air qui fait crier le mourant est celle-là même qui fait crier le nouveau-né : entre ces deux cris d’être, il y a le temps d’une vie, le parcours d’une conscience, la trame d’un destin », écrit M.-F. Castarède ; « Deux cris : le premier de saisissement, le second de désaisissement, témoignant d’un unique désir », poursuit D. Vasse. Et, pour le sujet désirant, « nul mot n’épuise le cri. Nul discours n’épuise la parole. Nul acte n’épuise le désir ».

Et pourtant, sans mots, sans discours, sans actes, aucun cri, aucune parole, aucun désir n’est audible : « audible veut dire ceci : repérable par la voix et référé à la parole. Le cri est ainsi l’irruption de la voix dans le langage. Interprétable, le souffle et la parole en lui se nouent. » (id.).

 

La mise au monde ; « de la chair au verbe »...


Pour l’enfant de l’homme, la mise au monde est mise en voix. « C’est le cri primal ou parole de vie. Sa voix ne s’éteindra que lorsqu’il rendra son dernier souffle, dernier soupir ou silence de mort » (id.).

C’est en effet de vive voix que l’enfant signe son entrée dans notre espace visuel, la vigueur du premier cri ponctuant l’arrivée brutale dans la vie aérienne, marquant dans le même temps l’autonomie respiratoire et la souffrance comme teintée de colère consécutive au délogement du bien-être fœtal, quand « dans l’effraction de la naissance, la bouche se trouve libérée pour hurler » (id.).


Annie Anzieu, dans De la chair au verbe, la parole métaphore du corps, s’attarde longuement sur ce qui se joue dans ces instants déterminants. Si l’enfant n’a pas conscience de son propre cri, « une conscience cependant à l’extérieur de lui, celle de sa mère tout particulièrement, le dit vivant ».

La voix du nouveau-né est le signe décisif de son apparition à la vie hors du corps maternel : l’enfant est achevé, quelque chose est fini pour lui, entre sa mère et lui. Sa voix est le résultat audible d’un mouvement général qui se manifeste par sa bouche. Quelque chose est fini et tout commence, pourrait-on dire : l’enfant « bouclé dans son sac de peau » (D. Vasse), la mère apaisée ayant entendu le premier cri, l’ayant vu séparé d’elle, il revient à la voix de « médiatiser le corps à corps » et de marquer cet instant fondamental de la première séparation... et de la première rencontre.

« Décorporé », le nouveau-né se trouve « assigné à résidence dans ce corps-là ». Et pourtant, déjà à l’œuvre, « la voix atteste de la limite et en dégage », car le cri primitivement organique, « rapidement appris dans sa provocation de la réponse maternelle » (A. Anzieu) va devenir signe en quelques semaines ; « signe de désir, de besoin, de détresse », le nouveau-né l’utilisant pour manifester, seul moyen à sa disposition contre « l’angoisse inscrite dans le corps à la naissance » décrite par Freud.

Entendons le seul moyen opérant, dans le contexte d’un « environnement suffisamment bon », où quelqu’un va réagir, entendre, venir, parler, caresser, apaiser, satisfaire, etc...

Si Lacan et Winnicott, entre autres, mettent l’accent sur les signaux visuels fournissant un premier miroir à l’enfant, D. Anzieu avance lui l’idée de l’existence encore plus précoce d’un « miroir sonore » ayant son importance dans « l’acquisition par l’appareil psychique de la capacité de signifier, puis de symboliser ».

Écho, miroir, espace sonore décrit par D. Anzieu comme « un premier espace psychique », puisque « c’est dans le vide créé par la séparation entre la bouche du nourrisson et du sein maternel, dans cette distance spatiale et temporelle qui s’intègrent peu à peu à l’expérience du vécu intérieur » que la voix , celle du bébé comme celle de la mère vient offrir une possibilité de contact et de relation :

« La voix prolonge la bouche qui tète dans les limites perceptibles à l’oreille »...

L’expérience apprend rapidement au bébé que sa voix lui permet de porter à distance l’expression du besoin et du désir.

Là s’origine la parole, dans cette « déchirure primordiale » qui fait que « la mère n’est pas infiniment présente. Et l’enfant crie, il utilise sa voix. Et ce cri peu à peu se transforme en appel car il est entendu comme tel. (...) Peu à peu, aussi important que le contact corporel, viendra s’étayer dessus le contact par la voix, le contact par la parole. » (Y. de La Monneraye)


Dès la naissance, donc, et de manière déterminante, « la voix proférée et entendue déloge l’homme du corps biologique et lui fait habiter le langage ». (D. Vasse)


Et ce d’une manière très singulière, dans « une mystérieuse alchimie qui donne à chacun de nous un timbre de voix unique, néanmoins héritée de nos ancêtres », écrit Barthélémy. Parce qu’elle véhicule la parole et le chant, « elle constitue le plus subtil des moyens de communication » (id.)

Constitutive de l’identité individuelle, elle inscrit singulièrement le sujet dans la pluralité communautaire (au point même d’en devenir un marqueur, au même titre que l’empreinte digitale !).

C’est bien par la voix que le sujet se trouve « constamment relié à la particularité de son corps et de son sang à son histoire, et d’autre part à l’universalité du langage et des sujets qui parlent à l’humanité », renchérit Denis Vasse.

 

Faire entendre sa voix...


« Faire entendre sa voix, babiller, parler, chanter, rire ou pleurer, c’est vivre en sujet dans le monde des hommes » (M.-F. Castarède) : encore faut-il qu’entre le cri « manifestation première de la vie » et la parole comme « ultime preuve du développement psychique normal de l’enfant » (A. Anzieu), rien ne vienne enrayer le processus. Or si le cri du nouveau-né prend valeur de signe, c’est bien qu’il reçoit un écho humanisant, « symboligène », aurait dit F. Dolto...

Si le silence, une hostilité « sourde » constituent la (non) réponse de l’entourage proche, si les paroles de la mère ou de son substitut ne viennent pas donner corps à l’enfant, l’accès au langage se trouve alors dangereusement hypothéqué, les processus de symbolisation (mal !) barrés d’entrée de jeu.

Car  « les défauts du miroir sonore » décrit par D. Anzieu sont pathogènes : discordance (contretemps dans ce que ressent, attend ou exprime le bébé), brusquerie, impersonnalité viennent « couper le contact ». On sait que la satisfaction des besoins corporels ne suffit jamais. Il y manque un plus – si l’on peut dire –, situé dans l’« ailleurs » du désir, et le désir, « c’est l’appel à la communication inter-humaine » (F. Dolto).

Et ce qui fait langage, communication, c’est « la rencontre des phonèmes du langage, venus de la mère, avec leur perception par les oreilles du bébé » ; l’un demande, l’autre répond : « Il y a signifiance des désirs accordés entre deux êtres humains doués de la fonction symbolique » (id.).

L’enfant est tributaire de qui désire communiquer avec lui, tributaire de « la disponibilité émotionnelle et/ou matérielle chez l’adulte tutélaire à percevoir le sens des cris du bébé » (id.) et ce désir ne se soutient que du désir d’un(e) autre :

« L’enfant accède à la parole à travers toute la dialectique du désir qu’il adresse à sa mère, et du désir dans le quel le tient sa mère » (A. Anzieu).


B. Cyrulnik abonde en ce sens en évoquant les conditions d’accès au langage et les indispensables stimulations humanisantes allant bien au-delà des seuls soins corporels ou nourriciers. Les mots de la mère ne restent pas « lettre morte », ils se chargent de sens et ne sont certes pas « des bruits plus ou moins organisés, productions sonores » désincarnées : le nourrisson se trouve stimulé par « le contact physique et par la parole en tant qu’objet sensoriel incarnant l’affection ».

C’est la parole – à lui adressée – qui spécifie son comportement et ses relations « en créant un univers de signification », et, ajoute-t-il, « « je » ne peux devenir moi-même que si « un autre » marque son empreinte sur moi » (id.).


La voix – pour y revenir – support de la parole d’un sujet est adressée ; elle cherche et appelle donc la réponse d’un autre. En creux, très précocement, la question du désir.


La voix vient là rompre la solitude silencieuse, mortifère : « elle est le lien symbolique par excellence, puisqu’elle indéfinissable autrement que par le rapport, l’articulation, l’écart entre le sujet, l’objet, le sujet et l’autre ». (D. Vasse)

Entendue, elle (r)établit « le rapport d’altérité et la parole de l’autre » (id). Avec, au-delà des mots, sa singularité propre (pléonasme ?), sa vérité :

« Rien n’est plus révélateur qu’une voix. (...) Indépendamment du contenu du message, nous décryptons non pas la parole mais la voix de l’autre, tout comme en sa présence nous décryptons son visage, ses gestes, ses attitudes qui nous parlent plus que les mots qu’il prononce. Tout ce qui touche à la voix doit être approché avec subtilité : tout est ici nuance, mouvance extrême. Et la voix varie avec les états d’âme de l’autre, elle s’altère, elle s’affirme, elle se voile, au gré des émotions ou des perturbations rencontrées. » (Y. Barthélémy)

La voix révèle, la voix atteste. Constitutive de la parole, elle en déloge parfois les mots. Ainsi Bobin, enclin à s’arrêter « au grain de la voix plus qu’aux mots soulevés par cette voix » pour nous suggérer que « ce n’est pas l’encre qui fait l’écriture, c’est la voix, la vérité solitaire de la voix, l’hémorragie de vérité au ventre de la voix ».

Bobin encore, nous replongeant au plus vif des premiers temps de la vie : « Avant de savoir lire, on écoute les voix qui épellent le monde ; la voix des proches, le murmure de l’eau vive sur les sables du sang ». Vision poétique, trop poétique (!) des choses ? Quand bien même, nous n’y échappons pas « parce que derrière la poésie, il y a la parole, et derrière la parole, il y a une voix » : c’est Yves de La Monneraye qui nous redit l’essence, l’essentiel...

 

Corps à corps, mot à mot, pas à pas...


La psychanalyse a largement contribué à la compréhension de ce processus qui fait que le sens « naît du corps réel et du corps fantasmé de l’enfant en interaction avec le corps privilégié de la mère et avec les objets environnants, êtres et objets » (A. Anzieu), et sur lequel je me suis (trop ?) longuement attardé.

Il est vrai que le système relationnel qui s’ébauche là, au tout début de la vie, est lié de manière déterminante à ce qui se passe et se dépasse de ce corps à corps originel.

Cet espace de relation engendré par l’écart entre réel et imaginaire, par la séparation, c’est aussi le lieu du désir, le vide du manque, le creux de la frustration que viendront partiellement combler le langage, les mots, la parole, par et dans la voix.

C’est là que s’élaborent « tous les signifiants du désir, qu’ils soient olfactifs, visuels, tactiles ou verbaux. L’air où le petit d’homme vient s’individualiser, (...) c’est aussi l’espace des autres, l’espace où interfèrent les regards et le toucher ».

 

La parole avortée ; les sans-voix, le sujet perdu.


Pour résumer un peu : « La parole est un acte, un mouvement qui projette, au sens propre du terme, le sujet vers son auditeur », mais dans cet acte de parole, la voix n’est jamais représentée, elle représente, elle est « l’acte d’une présence qui se représente ou représente un objet pour un autre » (D. Vasse). Ainsi donc, « le fait de parler, d’articuler est si intimement lié à la voix qu’elle ne peut se donner hors de la parole » (id.).

Après cette longue et laborieuse tentative de liens entre écoute, voix, corps et parole dans la genèse du langage et l’émergence du sujet, je reprendrai deux points ayant peut-être plus directement à voir avec des pratiques d’aide à l’enfant.

Je me contenterai donc d’une rapide évocation du barrage possible à l’entrée dans le langage en gardant la voix, porte-parole, comme une sorte de fil rouge.


« Un enfant qui ne parle pas – un seul – remet en cause le genre humain, la vie ». Voilà comment Denis Vasse nous dit l’insupportable, l’inacceptable.

On a vu en quoi l’arrimage dans un corps, dans un désir, une histoire, est essentiel pour l’a(d)venir du sujet. Or, « ne pas être mis en voix comme on est mis au monde revient à rester à l’extérieur du souffle, à être livré au vent » (id.), littéralement comme une feuille, en deçà de l’ordre humain car « la voix ne résonne pas là où il y a occultation de la parole par suppression des médiations qui pourraient la faire entendre, il ne se produit plus que de l’inimaginable, du désêtre » (id.).

Aucune voix « référée à la chaleur d’un autre corps aussi bien qu’à la présence d’un regard » n’a soutenu le sujet naissant dans la séparation de la chair.

C’est alors que « le souffle se trouve déconnecté de la parole et des mots. L’enfant devient loup ».

Autisme, mutisme, psychose. Enfermement, « errance parmi les signifiants », lorsque les mots sont immédiatement les choses qu’ils représentent, le corps dérive, ne s’ancre ni ne s’arrime :

« Il disparaît dans la mesure même où il s’identifie narcissiquement à la chose qu’il voit ou qu’il mange » (id.).

Pas de territoire propre, un corps inhabité, car « la coupure signifiante » ouvrant à l’ordre symbolique n’a pas eu lieu ; alors, du coup, les mots « deviennent le pire obstacle au surgissement du sujet », puisque « les mots de la langue ne font pas corps et n’autorisent pas à en avoir un. Les phrases perdent leur direction et les syllabes même ne font pas corps de mot » (id.).

Personne ne vient prendre la parole ; derrière le masque, un vide terrifiant. Le verbe n’advient pas, faute de sujet ; aucune voix ne s’élève d’un corps inhabité.

Ce qui est proféré ressemble du coup « à quelque chose comme le cri silencieux d’un hurlement sans voix et sans parole » (id.), une voix ni portée, ni porteuse, « un cri obscur » (Rybas).

 

Voix-ci Voix là...


Et pour reprendre Bobin, une dernière fois, en guise d’excuse pour la longueur et le probable manque de clarté :

« Rien n’est plus simple qu’une voix. Rien n’est plus obscur qu’une voix ».


L’essentiel demeure peut-être dans la vérité de ce message dont tout être humain, un jour ou l’autre, se trouve être le destinataire :

« Vous écoutez la parole qui guérit. Elle guérit les âmes captives, les sources noires. Elle change la douleur en lumière. (...) Vous écoutez la voix dans l’univers aux murs d’étoiles »...


Jacky Poulain
Saint-Quay-Portrieux
1er septembre 2011

 
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Bibliographie


 
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