Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

Améliorer notre système éducatif
ou l’art des transitions pour tous

 

 
Un texte d’Eugène Michel


 

Dans mes autres textes publiés sur ce site, je présente le développement individuel occidental en quatre étapes : maternelle, familiale, collective et individuelle. L’étape individuelle est récente, elle prend son essor après 1945. Dès lors, on peut se demander comment l’école s’est adaptée à cette évolution.

Historiquement, l’enseignement public commençait tard et finissait tôt dans la vie des jeunes. Il avait un seul but : faire passer de l’étape familiale à l’étape collective. Il s’agissait en somme d’aider chaque enfant à progresser afin de caser de façon quasi militaire toute la population dans des catégories sociales très hiérarchisées. Seule une minorité de jeunes continuait ses études après l’enfance. Le concept d’adolescence est d’ailleurs récent.

Au cours des dernières décennies, le temps scolaire s’est élargi pour couvrir les âges de deux ou trois ans à environ vingt-cinq ans. Quelles sont les conséquences de ce doublement du temps scolaire au regard de mon modèle par étapes ? On s’aperçoit qu’au-delà du passage de l’étape familiale à l’étape collective, l’école s’est vue attribuer deux nouveaux rôles : en amont, aider le tout-jeune enfant à quitter l’étape maternelle ; en aval, permettre au post-adolescent de construire son individualité.

C’est là que le bât blesse : l’analyse et les moyens ont avantagé les plus favorisés. Notre système scolaire est devenu, comme les enquêtes sociologi­ques l’ont bien montré, une grande machinerie à fabriquer des inégalités plutôt qu’à les réduire.

Les marches trop hautes

Si les changements génèrent toujours des résistances, les conflits de transition ne semblent pourtant pas devoir être une fatalité à condition d’éviter les sauts brusques. Le meilleur des escaliers possède des marches régulières, ni trop basses ni trop hautes. Or, dans la vie, une marche trop haute peut devenir un mur.

Concernant les deux nouveaux rôles de l’école, la première marche trop haute devient, lorsque la famille est défavorisée et non-francophone, celle du passage de l’étape maternelle à l’étape collective puisque l’échelon familial est défaillant. On le constate avec des problèmes d’acquisition de l’écrit chez des enfants qui n’ont pas d’abord maîtrisé un minimum de vocabulaire oral qui lui-même est lié aux acquisitions sensori-motrices encouragées par les liens maternels, paternels et familiaux au cours des cinq ou six premières années. Nous dirons ici que le passage à l’étape collective est fortement compromis par défaut des deux outils nécessaires, l’écrit et l’oral qui deviennent de plus en plus inaccessibles avec un échec scolaire jamais résolu. À trop vouloir développer l’écrit, l’école négligeait l’oralité. Cela n’avait de sens que pour les familles où la langue française circulait bien. La généralisation à tout enfant, quel que ce soit son contexte familial, de l’exigence scolaire, a rompu ce consensus.

Après une avancée de la scolarisation à partir de l’âge de deux ans, on assiste actuellement à son recul vers l’âge de trois ans. Cette incertitude marque l’immaturité de la réflexion ou le refus d’accorder des moyens aux plus défavorisés. Si le problème de l’évolution de la crèche à l’école ne semble pas complexe chez les familles à bonne transmission sensori-motrice et linguistique, il devient capital pour les autres enfants. Egalement, la plus grande attention devrait être portée à l’accompagnement des très jeunes enfants dont les deux parents travaillent. Le temps où l’autorité paternelle absolue interdisait tout regard extérieur est révolu. La collectivité entière souffrira plus tard pendant des décennies de ce qu’elle n’aura pas accordé aux enfants dans leurs cinq-six premières années.

En aval du système scolaire, une autre marche très difficile est le passage de l’étape collective à l’étape individuelle dans les années qui suivent l’âge de la majorité, 18 ans. C’est le moment de l’accession à l’estime de soi. La situation est en France archaïque puisque l’enseignement supérieur est fondé sur un élitisme d’origine militaire qui s’exacerbe avec la préparation de concours où les mathématiques jouent un rôle initiatique désincarnant, obstacle quasi-impossible à franchir sans un coaching familial très averti.

Les mathématiques sévissent dès le collège. Les « identités remar­quables » entraînent des disparités dommageables. Les mathématiques se complexifient dans le cursus scolaire jusqu’à devenir une exacerbation de la langue française avec ce qui est nommé l’Analyse par opposition à l’Algèbre. Dans l’Analyse, on atteint des sommets aberrants avec des formula­tions hyperspécialisées telles que : « Tout espace compact est borné » dont le libellé semble être une métaphore de notre système scolaire lui-même. Tout se passe comme si l’école organisait une sélection féroce des jeunes par le langage en commençant par le quasi-abandon de ceux qui ne maîtrisent pas ses bases en maternelle et en finissant par un surinvestissement sur ceux qui excellent dans les abstractions qui, comme par hasard, s’avèrent bien entourés familialement pour la plupart.

Les écoles dites « grandes » s’aperçoivent aujourd’hui qu’elles s’organi­sent sur des fondations érodées. Si elles n’évoluent pas, elles s’effondreront sous la pression européenne du LMD dit aussi 3-5-8 (Licence, Master, Doctorat). L’enquête récente des journalistes Thomas Lebègue et Emmanu­elle Walter a montré l’ampleur du problème(1). On se demande jusqu’où on laissera la compétition mathématicienne empoisonner la vie d’une grande majorité de notre jeunesse au profit des rares lauréats d’un système qui traumatise autant ses exclus que ceux qui craquent ou se retrouvent mal classés à vie.

Quant à la sélection des médecins par les mathématiques, elle génère des professionnels qui ne possèdent que la moitié des qualités requises : beaucoup de logique et peu d’humanité.

On peut constater actuellement en France un système éducatif à trois vitesses fondé sur la maîtrise de la langue française : filière technique (maîtrise moyenne), université (bonne maîtrise), grandes écoles et médecine (maîtrise exacerbée sur les maths).

Ce système à trois vitesses se caractérise également par un accompagne­ment périscolaire très inégalitaire. Si l’adolescent n’est pas intelligemment accompagné, la conquête de sa propre personne peut devenir également une marche trop haute. En effet, l’individualité affirme une certaine forme de liberté, une liberté qui doit cependant être relativisée par les contraintes des étapes précédentes : maternelle, familiale et collective. La vraie liberté indivi­duelle est périlleuse sans les bénéfices des étapes précédentes. D’une certaine façon, tout est possible. Cela devient vertigineux sans l’accompagnement par des adultes raisonnables. En dehors de ses parents, où l’adolescent peut-il trouver des adultes intelligents ? Le plus simple est que ce soit dans la famille élargie, ou bien dans la collectivité restreinte telle que celle rencontrée avec la vie associative. Or, si la famille est déficiente pour une raison ou pour une autre, qui d’autres que les enseignants pourront apporter cet accompagnement ?

Notre vie collective se construit sur la base d’une vie associative. Il s’agit d’appartenir à un ou plusieurs groupes organisés qui permettent d’atténuer l’écart entre l’individualité et le monde à partir de la famille élargie. Cette vie associative peut avoir des fondements religieux, scolaires, professionnels, politiques, intellectuels, sportifs, artistiques ou solidaires. À défaut, on risquera toujours de voir les jeunes gens s’égarer dans des bandes, tribus ou sectes. Au-delà de l’imitation, l’exploration étant de toute façon l’une des composantes de notre existence, on verra sans cesse des jeunes gens tenter de former des communautés originales comme celles par exemple qui naissent actuellement des réseaux internet et des blogs grâce au web 2.0.

La vie associative est un atout pour le développement de la vie indi­viduelle car elle atténue l’écart entre le familial et le collectif, aussi bien qu’entre le collectif et l’individuel. Elle peut aussi être un obstacle si elle devient coercitive. C’est au moment de leurs études que les jeunes gens ont intérêt à sélectionner attentivement leur appartenance à des associations démocratiques qui puissent les passionner en une relation constructive avec autrui, au-delà de l’indispensable mais mesuré soutien familial, associations qui respectent l’émergence de leur individualité altruiste et créative.

Inutile de dire que les jeunes qui maîtrisent faiblement la langue française et simultanément ne sont pas impliqués dans une vie familiale ou associative sont abandonnés aux hasards de la débrouillardise ou de l’illéga­lité. Nous n’avons pas de quoi être fiers de la façon dont nous accueillons ces jeunes, ni de la surpopulation des prisons.

Diagnostic

L’ampleur des améliorations à réaliser ne manquerait pas de nous décourager si nous n’avions pas le temps devant nous. On peut être sûrs que dans cent ans notre école aura radicalement changé. Cependant, les souffran­ces provoquées par les déficiences actuelles devraient nous inciter à agir rapidement.

Il est urgent que l’école se donne les moyens de compenser tout manque de transmission maternelle, paternelle et familiale de la langue française orale et de l’activité ludique et relationnelle chez le petit enfant. Pour bien prendre conscience de ses responsabilités, l’école maternelle devrait changer de nom et s’appeler l’école familiale. On sait maintenant que les connexions neuronales s’établissent en fonction du feed-back avec l’environnement. L’école des premières années a le devoir de repérer les éventuelles carences familiales (pour les carences situées bien sûr en deçà du seuil de placement en famille d’accueil) par rapport à la pratique de la langue française et de l’expression de soi pour les compenser selon un programme souple. L’Etat doit investir en priorité sur cette école différenciée et sur la formation d’un personnel mixte affecté en nombre suffisant. La féminisation excessive de l’encadre­ment scolaire des premières années ne peut qu’augmenter la fragilisation de ceux des enfants qui souffrent de manque de transmission masculine familiale.


En aval, il paraît indispensable que l’enseignement LMD se généralise en France, avec un suivi individuel de chaque étudiant qui soit vigilant sur la participation de tous les jeunes gens avant et après le baccalauréat aux diverses vies associatives épanouissantes. Si l’on tient à garder l’émulation par les concours, ceux-ci devraient offrir une diversité maximale de matières et de niveaux pour permettre à chaque étudiant d’y trouver une fierté et une perspective de progrès(2). La vie est devenue très longue : l’Europe doit accorder la plus grande attention à l’éducation que reçoit chacun de ses enfants pour transmettre à chaque adulte une estime de soi et le désir de poursuivre son développement familial, collectif et individuel. L’estime d’autrui en sera le corollaire.

Eugène Michel
Avril 2009

 
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(1) Cf. Grandes écoles, La fin d’une exception française, Th. Lebègue et E. Walter, Calmann-Lévy, 2008.

(2) La création d’un portail unique d’inscription aux études post-bac semble une excellente initiative : d’une part, elle oblige les jeunes peu informés par leur famille à anticiper leurs projets, d’autre part elle les renseigne sur la diversité des voies possibles.

 
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Dernière révision : mercredi 19 février 2014 – 11:20:00
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