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L’évolution est un élargissement de la relation au monde (Erm)

 

Un titre provocateur

Ce titre est provocateur. N’a-t-on pas déjà tout dit sur l’évolution ? Et pourrait-elle se ramener à un principe aussi simple ? Il faut être très prudent quand on parle de l’évolution. Notre titre résume l’idée que l’évolution des êtres vivants provoquée par les mutations s’oriente vers un élargissement de la relation au monde (Erm). Cette règle générale ne suppose pas l’absence d’exceptions.

Nous avons établi depuis longtemps ce principe dans ce que nous appelons la « théorie de l’extensio ». L’Erm (ou extensio) diminue la dépendance à un environnement limité qui finit toujours par être déficient dans son rôle de fournisseur d’apports. Autrement dit, les individus qui élargissent leur relation au monde voient leur reproduction favorisée. Et ces plus grandes chances reproductives orientent l’évolution.

La complexification des êtres vivants au cours de l’évolution a été analysée depuis longtemps. Assurément, elle permet aux individus d’être plus performants et donc de mieux se reproduire. Encore pourrait-on penser que la reproduction est plus facile dans la simplicité. Des bactéries jusqu’aux insectes(1), les organismes simples et petits prolifèrent sur la planète. Cela n’empêche pas la complexification de se poursuivre, elle permet de sans cesse élargir la relation au monde.

Le biologiste qui s’approche le plus de notre propos est François Jacob. Nous avons présenté sa thèse dans notre François Jacob, précurseur de la théorie de l'extensio (Juin 2021). Redonnons l’une de ses affirmations énergiques : « Ce qui caractérise peut-être au plus près l’évolution, c’est la tendance à l’assouplissement dans l’exécution du programme génétique ; c’est son « ouverture » dans un sens qui permet à l’organisme d’accroître toujours plus ses relations avec son milieu et d’étendre ainsi son rayon d’action. » (La Logique du vivant, Gallimard, 1970, p. 329)

« Accroître toujours plus ses relations avec son milieu », « étendre son rayon d’action » ! C’est exactement l’Erm. On peut s’étonner que cette analyse de François Jacob n’ait pas été plus intégrée dans la science de l’évolution. La raison est sans doute que l’auteur n’explicitait pas pourquoi ce phénomène se produit. Également, si l’on parle de « milieu », cela oriente plutôt vers la notion d’adaptation. À l’évidence, un organisme existe parce qu’il est adapté à son milieu. Enfin, ce sont les mutations et la dérive génétique qui permettent l’évolution plutôt qu’un « assouplissement dans l’exécution du programme génétique »(2).

La relation au monde

Mais que faut-il entendre par « relation au monde » ? Il s’agit des modalités d’obtention des apports. Pour se reproduire, les êtres vivants ont évidemment besoin d’apports. Dans le cas contraire, ils verraient leur volume diminuer à l’infini lors des divisions cellulaires. Or ces apports indispensables à la reproduction proviennent de l’environnement.

La relation au monde n’est pas une option. Tout être vivant n’existe que par sa relation au monde, c’est-à-dire par ses échanges entre son intérieur et l’extérieur. L’utilisation d’exports pour obtenir des apports par l’échange est un Erm fondamental qui s’est complexifié jusqu’à la création de l’argent par les humains grâce à l’invention de l’écrit. La clôture de l’être est toutefois possible, mais il s’agit d’une position d’attente : dormance des graines, sporulation des bactéries.

La pénurie guette toujours. Par exemple, dans les premiers temps, plusieurs circonstances vont appauvrir le milieu marin : la surpopulation, les profondeurs, les marées et les projections par les vagues… Sans compter les bouleversements produits par les météorites. Les coraux sont un bel exemple d’évolution vers un milieu marin spécifique.

Nous dirons qu’il y a au moins quatre formes possibles d’Erm :

La perte de la coque des procaryotes

La vie commence par les bactéries. Ce sont des organismes unicellulaires sans noyau, nommés « procaryotes », c’est-à-dire formés d’une seule cellule dans laquelle flotte l’ADN(3). Cette cellule est protégée par une coque rigide, sorte de « blindage »(4) constitué d’une unique molécule nommée peptidoglycane qui associe acides aminés et sucres.

La coque rigide des bactéries ne les empêche pas de se reproduire en vingt minutes, ni de se déplacer grâce à leurs flagelles pour explorer au hasard les environs et remonter les gradients chimiques intéressants.

Il y a un moment fondamental dans l’évolution postérieure aux bactéries, c’est la perte de la coque. Le passage à une enveloppe souple produit les conditions d’un élargissement radical de la relation au monde. De quelle façon ? Il faut comprendre que les bactéries restent de petite taille car le rapport du volume à la surface augmente en fonction du rayon. L’entrée des apports nécessaires à un certain volume à travers la surface extérieure est donc plus efficace avec les petits volumes.

Mais la perte de la coque change tout. La souplesse de la membrane extérieure permet les invaginations, ce qui augmente la surface des échanges par rapport à un même volume.

De plus, les mouvements vont s’améliorer avec les pseudopodes résultant des déformations de la membrane extérieure. Ce moment est capital car les pseudopodes vont à la fois amplifier les déplacements et pouvoir se refermer sur des proies. La perte de la coque des bactéries est un Erm décisif.

Un autre phénomène devient possible : la vacuolisation. Les vacuoles jouent deux rôles majeurs : l’élimination de l’eau excédentaire qui entre par osmose ; le cheminement digestif à travers le cytoplasme de l’organisme. On comprend bien qu’il faut de la souplesse pour que les apports puissent entrer, mais cette souplesse doit aussi permettre l’évacuation des surplus et des déchets. L’endosymbiose, c’est-à-dire l’intégration de bactéries, devient possible. L’endosymbiose est absolument un Erm.

De tout cela, il résulte le compartimentage et l’apparition d’organites et du noyau à ADN. La simplification par l’abandon de la coque extérieure est compensée par une complexification de l’intérieur de l’organisme porteuse d’Erm. Le diamètre de l’organisme passe du micron (millième de mm) à la dizaine de microns jusqu’au dixième de mm ou plus. La longueur de l’ADN augmente.

La protection de l’ADN dans un noyau : les eucaryotes

L’ADN contient l’information qui permet de fabriquer les protéines, ces molécules constitutives des êtres vivants. Chez les bactéries, l’ADN flotte dans le cytosol, et il ne faut pas penser qu’il soit une molécule stable. En fait, celle-ci se coupe et se réassocie en tous sens, sa plasticité est très importante.

La protection de l’ADN et sa meilleure pérennisation dans le noyau vont permettre de stabiliser les complexifications moléculaires sélectionnées grâce à l’Erm. Ce noyau n’est pas en soi un Erm, plutôt le contraire d’ailleurs, puisque cela isole l’ADN, mais c’est une modalité qui va favoriser l’Erm de l’organisme.

Les techniques de réplication de l’ADN évoluent du simple clonage à la conjugaison des bactéries puis à la sexualité mâles-femelles des pluricellulaires. Est-il besoin de préciser que la recherche d’un partenaire sexuel est un Erm par rapport au clonage ?

Sont nommés « eucaryotes » les êtres vivants dont la ou les cellules comportent un noyau. Les eucaryotes regroupent les unicellulaires et les trois règnes de pluricellulaires que sont les plantes, les champignons et les animaux.

Le monde des unicellulaires (organismes avec une seule cellule), anciennement réunis sous le nom de protistes, est fascinant. Des dizaines de milliers d’espèces ont été découvertes qui vont, dans une hypothétique arborescence évolutive, des Diplomonades jusqu’aux Algues vertes, en passant par les Dinoflagellés, les Ciliés ou les Diatomées. Une partie d’entre elles compose le phytoplancton marin(5). Ce sont souvent des parasites, tel le Plasmodium qui véhicule la malaria. L’exemple le plus familier des eucaryotes unicellulaires est la paramécie, délicate miniature animale nageant avec ses cils.

Voilà ce qui se passe aux origines de l’histoire évolutive. Or, nous avons démontré depuis longtemps que l’Erm est visible chez l’enfant et dans l’histoire de nos sociétés et des entreprises(6). Donc, il ne nous reste plus qu’à étudier le déroulement entre l’amont – les procaryotes et les eucaryotes unicellulaires – et l’aval – les eucaryotes pluricellulaires auxquels nous appartenons. Nous allons voir en quoi l’apparition des pluricellulaires réalise un nouvel Erm.

Les pluricellulaires

L’émergence des pluricellulaires n’est pas mystérieuse. La multiplication exponentielle des unicellulaires à faibles aptitudes pour les déplacements va à l’évidence provoquer des agrégats et surtout, par fixation sur des surfaces solides, des biofilms. La question qui se pose est alors : comment une cellule qui se voit soudain entourée par ses congénères parvient-elle à obtenir ses apports ? Ce que l’on constate, c’est que les cellules se spécialisent. Trois règnes apparaissent selon diverses physiologies : les végétaux, les champignons et les animaux.

Chez les animaux, trois grandes aptitudes se développent par spécialisation de certaines cellules : la sensorialité, la contractibilité, et la transmission nerveuse. On conçoit que ces aptitudes corporelles permettront aux individus d’étendre leur rayon d’action.

Comme nous avons dit en d’autres textes, il n’existe actuellement que deux espèces animales pluricellulaires sans neurones : les placozoaires (six types de cellules) et les éponges (une vingtaine de types de cellules). Ils représentent les vestiges des premiers pluricellulaires. La différenciation des cellules va s’accroître à travers le milliard d’années pour atteindre deux cents types chez les espèces animales les plus récentes comme nous-mêmes.

L’invention du neurone est constatée dès l’étape des subtils rotifères de taille d’un millimètre et qui possèdent un millier de cellules dont deux cents neurones, puis des cnidaires (méduses, coraux et anémones). L’efficacité des neurones pour l’élargissement de la relation au monde est telle que l’évolution les démultipliera en milliards.

De plus, maintes espèces se mettent à utiliser l’épigénétique, c’est-à-dire la finalisation des circuits neuronaux grâce à la relation post-natale avec le monde(7). L’Erm est alors inclus dans l’éducation juvénile.

La sortie des eaux : les Cryptogames

Les pluricellulaires provoquent un Erm magistral : la sortie des eaux. Nous reprendrons ici des éléments de notre article Théorie de l’Extensio et botanique (2015).

Il y a environ 450 millions d’années, la sortie des eaux par les Cryptogames – les plantes sans fleurs, qui ont encore besoin d’eau libre pour se reproduire – fut possible lorsque le taux d’oxygène atmosphérique augmenta grâce aux productions des organismes marins.

Les mousses et les hépatiques, puis les algues vertes, apparurent sur la terre ferme. Ces plantes ne peuvent se passer d’un environnement humide : leur sexualité implique la présence d’eau libre. Quant à leur alimentation, elle est nécessairement autotrophe puisque rien d’autre n’existe : l’organisme fabrique toutes ses molécules complexes à partir des minéraux environnants et des bactéries.

Les champignons – sans chlorophylle, et parasites des plantes – se propagèrent également, ainsi que les lichens qui sont formés d’une juxtaposition symbiotique d’algues et de champignons.

Bien entendu, les animaux ne tardèrent pas à accompagner cette invasion terrestre. L’hétérotrophie – c’est-à-dire l’alimentation à partir d’autres êtres vivants – les caractérisent. Les animaux ne peuvent vivre sans les végétaux. Ni a fortiori sans les bactéries.

La première indépendance des végétaux vis-à-vis de l’environnement humide fut réalisée par l’invention, il y a environ 400 millions d’années, d’un appareil vasculaire permettant à l’eau de circuler entre les cellules. Dès lors, les fougères n’eurent plus de limites.

Les Gymnospermes

Apparus il y a 350 millions d’années, les Gymnospermes réalisent un nouvel Erm avec la sexualité aérienne sans présence d’eau libre et la protection de l’embryon dans une graine. Les Gymnospermes sont des arbres ou des arbustes représentés encore aujourd’hui par les pins, sapins, épicéas, cèdres, ifs, genévriers, ginkgo, thuyas, cyprès, etc. Chez les Gymnospermes, le pollen est libéré dans l’atmosphère par des organes mâles pour féconder à distance les organes femelles. Les espèces sont soit unisexuées (plants mâles ou femelles), soit hermaphrodites.

Il y a 250 millions d’années les cataclysmes telluriques changèrent les conditions extérieures et provoquèrent une destruction massive qui permit aux Gymnospermes de s’imposer aux Cryptogames.

Les Angiospermes

Puis, pour les mêmes raisons (- 65 millions d’années), purent se propager les Angiospermes qui avaient commencé d’apparaître 35 millions d’années plus tôt. Les Angiospermes inventèrent la fleur, ce qui est inséparable de l’évolution des animaux. L’Erm des Angiospermes est rendu possible par l’Erm des animaux. Pour leur mobilité reproductive, au lieu d’utiliser l’eau comme les Cryptogames, puis l’air comme les Gymnospermes, les Angiospermes profitent de la mobilité des animaux.

L’histoire évolutive des plantes nous propose un panorama remarquable de l’Erm. Les racines qui envahissent le sol, les frondaisons qui s’élancent vers la lumière, les fleurs qui se font féconder par les insectes, les fruits qui dispersent les graines grâce aux animaux, au vent ou à la flottaison démontrent clairement un Erm qui peut nous sembler moins évident chez les animaux, règne pour lequel notre regard n’est pas extérieur puisque nous en faisons partie.

Assurément, nous n’échappons pas à l’Erm au même titre que n’importe quelle autre forme de vie. Cette conformité peut être vexante, mais comme dit très bien Buffon dans son Premier discours (1749) : « La première vérité qui sort de cet examen sérieux de la Nature, est une vérité peut-être humiliante pour l’homme ; c’est qu’il doit se ranger lui-même dans la classe des animaux... »

Une évolution sans Erm ?

Les exemples que nous avons donnés servent à conforter l’idée du titre : l’évolution est un élargissement de la relation au monde. La mobilité, qui permet d’accéder aux apports dans un rayon de plus en plus grand, est bien sûr ce qui exprime le plus clairement l’Erm : on nage, puis rampe et marche, saute, vole, court. Les mammifères offrent un exemple pittoresque d’Erm, ils ne se refusent rien, jusqu’à voler comme les chauves-souris ou retourner à la mer comme les baleines et les dauphins, ainsi qu’inventer des machines roulantes, flottantes et volantes pour les humains.

De même, les techniques de prédation, c’est-à-dire d’une forme expéditive d’obtention des apports, élargissent la relation au monde jusqu’aux Omnivores. Notons que les systèmes de défense générés par la prédation ne sont pas en eux-mêmes des Erm, ils en sont plutôt une conséquence.

Une évolution peut-elle être se produire sans Erm ? L’Erm n’est-il pas une façon d’expliciter la sélection naturelle ? Celle-ci implique l’idée de compétition(8). Il faut bien comprendre que l’élargissement de la relation au monde n’est pas une promenade dans un jardin, il est une perpétuelle action reproductive compétitive dont le succès en nombre et en diversité est dû aux milliards d’années de sa mise en œuvre.

Eugène Michel
Juin 2022

Bibliographie principale

Notes

(1) Le mode de respiration par des trachées empêche les insectes d’atteindre de grandes tailles.

(2) Cependant, la recherche au sujet des éventuelles modulations de la lecture de l’ADN en fonction de l’environnement est d’actualité.

(3) Il existe un second règne de procaryotes, proche des bactéries, mais branche ultérieure, les Archaeas. Leur paroi protectrice est plus variée. Nous laissons aux spécialistes cette analyse pour ne pas trop compliquer notre propos.

(4) Expression de Jean-Claude Pechère, in Le microbe intelligent, Editions Frison-Roche, 2007.

(5) Le phytoplancton produit, paraît-il, la moitié de l’oxygène que les animaux et les volcans consomment.

(6) Tout chef d’entreprise a pour credo qu’il faut croître ou mourir. On peut d’ailleurs penser que la création de filiales revient à assouplir la « coque rigide » de la maison-mère.

(7) À quoi on peut ajouter le développement du système immunitaire des vertébrés.

(8) La question de la dérive génétique en tant qu’Erm reste à étudier.

 
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Dernière révision : vendredi 10 juin 2021 – 20:00:00
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