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La femme gelée, virage d’une œuvre et d’une vie

 

 
Un texte d’Eugène Michel
 


 

Publié en 1981, La femme gelée est le troisième roman d’Annie Ernaux après Les armoires vides (1974) et Ce qu’ils disent ou rien (1977). Une narratrice anonyme raconte sa vie depuis son enfance jusqu’à l’âge de vingt-huit ans. Elle est issue d’un milieu modeste où les femmes sont « un peu raides, brutales, aux colères éclatantes de gros mots et qui, à la fin des repas de famille, aux communions, pleurent de rire dans leur serviette. » (Folio, Gallimard, 2015, p. 14).

Au rez-de-chaussée de la maison, la mère tient une épicerie et le père un café. La mère est une « lutteuse contre tout » tandis que le père est « doux et rêveur ». Les rôles domestiques ont tendance à être inversés : le père « fait la vaisselle, la cuisine, les épluchages. » (p. 16). Tout de même, la mère garde la lessive et le repassage tandis que le père jardine.

On peut dire que l’enfance de l’héroïne est plongée dans au moins trois excès : l’empiètement de la vie familiale par l’extérieur(1), le brouillage des rôles domestiques habituels, le tempérament colérique de la mère.

Ces excès sont compensés par l’affection du père et l’ambition de la mère. Celle-ci – qui lit beaucoup elle-même – pousse sa fille vers la lecture et la protège des tâches ménagères : « Surtout, n’importe où, n’importe quand, se plonger dans la lecture. C’est par là que je la trouve supérieure à lui qui ne parcourt que le journal après dîner dans le but précis de savoir les nouvelles de la région. » (p. 24) ; « Ça s’appelle Autant en emporte le vent. Elle s’exclame devant les clientes, « pensez qu’elle a seulement neuf ans et demi » et à moi elle disait « c’est bien hein ? » (idem).

« Ce que je deviendrai ? Quelqu’un. Ma mère me le dit. Et ça commence par un bon carnet scolaire. » (p. 38) ; « « Tu n’as que ta petite personne à penser », disent-ils. » (idem) ; « J’ai entre sept et dix ans. Je sais que je suis au monde pour faire quelque chose. » (ibidem)(2).

« Voulait une fille qui ne prendrait pas comme elle le chemin de l’usine, qui dirait merde à tout le monde, aurait une vie libre, et l’instruction était pour elle ce merde et cette liberté » (p. 39) ; « Naïveté de ma mère, elle croyait que le savoir et un bon métier me prémuniraient contre tout, y compris le pouvoir des hommes. » (p. 40).

Inscrite dans une institution religieuse, l’enfant réussit bien. La méthode éducative y est cependant particulière : « Pourtant, il a dû laisser des traces, ce rabâchage entendu pendant douze ans, qui exalte le don de soi et le sacrifice. Le corps est sale et l’intelligence un péché. » (p. 55). La demoiselle s’adapte : « Mais résister, se taire. À tout prendre je préférais la culpabilité de la faute cachée à ce moment atroce et mou qui suit l’aveu. » (p. 57).

À l’adolescence, surgit l’impérieux regard sur soi-même : « Atteindre ce corps à tout prix. Sinon je ne plairai jamais à aucun garçon, je ne serai jamais aimée et la vie ne vaudra pas la peine d’être vécue. » (p. 63) ; « Être élue moi aussi. Mais comment. L’engrenage. Je dépense une partie de mon énergie à me façonner une image séduisante (p. 65). Son amie ? « Effarant ce qu’elle connaissait le code, paraître jolie, désirable tant qu’on veut, mais surtout pas laisser supposer qu’on est « facile », un de ses mots » (p. 68). « La seule religion qui me fasse battre le cœur à quinze ans c’est celle de l’amour. » (p. 80) ; « Je suis allée vers les garçons comme on part en voyage (p. 82).

Déception : « Elle ne démarrait pas, la fête. » (idem) ; « De désespoir, un jour je cracherai sur ma tête dans la glace. » (p. 83).

Nous sommes dans les temps archaïques d’avant la pilule contraceptive et mai 68 : « Durant des années je ne verrai personne défendre la liberté sexuelle des filles et surtout pas les filles elles-mêmes. » (p. 95) ; « Liberté, saloperie. Je ne me sentais pas la force d’être une salope. » (idem).

La peur de tomber enceinte : « Toutes les tragédies grecques et raciniennes, elles sont dans mon ventre. Le destin dans toute son absurdité. » (p. 96) ; « Jamais je ne serai si près qu’à dix-sept ans de la liberté sexuelle et d’une sensualité glorieuse. Et je découvre aussitôt qu’elles ne sont pas possibles. » (p. 96) ; « Vivre la découverte de l’autre en termes de perdition, je ne l’avais pas prévu, ce n’était pas gai. » (idem).

Conclusion : « J’ai préféré être à nouveau seule. » (ibidem) ; « J’ai été une braque. » (p. 99) ; « Ça finissait toujours aigrement avec le faux frère. » (p. 104).

Entretemps, un choc survient lorsque son amie de deux ans son aînée vient chez elle et reste ébahie : « Non, ma mère ne sait pas cuisiner, même pas la mayonnaise, le ménage ne l’intéresse pas, et elle n’est pas « féminine ». » (p. 74) ; « Le pire, cet œil curieux de Brigitte, la première fois qu’elle est tombée sur mon père écrasant la purée, ô le spectacle insolite, l’horrible étonnement de sa question pointue : « C’est vous qui faites ça ? ». Une autre planète, des bêtes de zoo. » (idem).

« Entre douze et quatorze ans, je vais découvrir avec stupéfaction que c’est laid et sale, cette poussière, que je ne voyais même pas. Ce serpent de Brigitte, désignant un endroit dans le bas du mur : « Dis donc, il y a longtemps que ça n’a pas été fait ! ». Je cherche : « Quoi, ça ? » » (p. 22). La narratrice est ébahie qu’il faille : « transformer peu à peu l’intérieur en piège à entretien des choses. » (idem).

« Ça m’est venu la honte qu’il se farcisse la vaisselle, honte qu’elle gueule sans retenue. » (p. 75).

La mère de l’amie : « Mme Desfontaines, toujours là, toupinant dans sa cuisine, petits lavages, petite couture minutieuse, et nous interdisant la salle à manger, vous allez salir. » (p. 76).

Heureusement, l’année du bac, la jeune fille vit un flirt réussi : « Pas si mal le voyage, je brûlais d’envie de le continuer. » (p. 92) ; « Nous avons passé ensemble une quarantaine d’heures en quelques mois, j’additionnais, comme si c’était un trésor de moments privilégiés à grossir. » (p. 93).

Après le bac, la fac de Lettres, une autre vie commence : « L’aventure, ma chance, ma liberté. Ne pas démériter. » (p. 107) ; « Quatre années. La période juste avant. » (p. 109) ; « Pour moi quatre années où j’ai eu faim de tout, de rencontres, de paroles, de livres et de connaissances. Étudiante, même boursière, pour la liberté et l’égoïsme, c’était rêvé. » (p. 110).

Les garçons continuent de décevoir mais : « Et en même temps, absurdement, espérer qu’il existe quelque part un homme qui ne sera pas la planche pourrie habituelle, le piège prévu, ô l’amour fou, la prédestination surréaliste, je marche à fond, il y aura un homme qui, même, m’évitera tous les pièges, et toutes les humiliations. » (p. 116) ; « Il y a toujours quelqu’un pour me lancer : « Tu ne veux tout de même pas rester vieille fille ! ». La poussée insidieuse. » (p. 117).

Puis tout s’accélère : « Je le connaissais depuis la veille. » (p. 118) ; « Je prépare un mémoire sur le surréalisme. L’amour, la liberté. L’impression exaltante que ma vie aussi est surréaliste. » (p. 119).

La catastrophe avec le mariage : « La course finit dans un pavillon de banlieue (...) » (p. 128). Tout va s’effondrer pour des problèmes de repas : « Midi et soir, je suis seule devant les casseroles. » (p. 130) ; « Alors, jour après jour, de petits pois cramés en quiche trop salée, sans joie, je me suis efforcée d’être la nourricière, sans me plaindre. » (p. 132) ; « J’ai terminé avec peine et sans goût un mémoire sur le surréalisme que j’avais choisi l’année d’avant avec enthousiasme. » (idem).

« Pas ensuquée tout à fait. Un jour, la scène, mon déballage, pas méthodique, des cris et des larmes, des reproches en miettes, qu’il ne m’aide pas, qu’il décide de tout. » (p. 133). Réaction stupéfiante du mari. Une phrase impardonnable est prononcée. La jeune épouse tombe de haut, mais : « La femme qui part au bout de trois mois, quelle honte, sa faute forcément, il y a un laps de temps convenable. Patienter. » (p. 134) ; « J’avais encore des masses d’illusions. » (p. 145).

La maternité n’est pas non plus un eldorado : « ... ni riche ni variée l’expérience de la souffrance. »  (p. 140). Avec l’enfant, il y a des « moments parfaits. » (p. 142). Mais : « Deux années, à la fleur de l’âge, toute la liberté de ma vie s’est résumée dans le suspense d’un sommeil d’enfant l’après-midi. » (p. 156).

La jeune maman semble subir un lavage de cerveau : « Tout était hors de moi. Il n’y avait plus rien à découvrir. » (p. 159) ; « Depuis le début du mariage, j’ai l’impression de courir après une égalité qui m’échappe tout le temps. » (p. 166) ; « Je ne savais même plus de quoi j’avais réellement envie. » (p. 176).

Tentatives de créativité littéraire : « Je n’arrive pas à croire à la réalité de ce que j’écris, une sorte de divertissement entre l’avocat aux crevettes, la promenade de l’enfant. » (idem)(3).

Elle prépare le Capes et l’obtient. L’espoir renaît : « À nouveau j’avais prise sur le monde, même ma solitude au milieu des quarante élèves devenait exaltante. La re-vie. » (p. 171). Cependant les contingences reprennent le dessus. Voilà ce qu’on pourrait tenir pour la définition de l’esclavage : « On finit par ne plus comparer sa vie à celle qu’on avait voulue mais à celle des autres femmes. » (p. 172) ; « (...) le coup de la femme totale je suis tombée dedans, fière à la fin, de tout concilier, tenir à bout de bras la subsistance, un enfant et trois classes de français, gardienne du foyer et dispensatrice de savoir, supernana, pas qu’intellectuelle, bref harmonieuse. » (p. 173).

Elle décide elle-même d’avoir un second enfant : « Le vrai motif, c’est que je n’imaginais plus de changer un peu ma vie. Je ne tomberai jamais plus bas. » (p. 177).

« Illusion d’une décision volontaire, rien fait d’autre que fabriquer la famille idéale, celle que Brigitte, Hilda, toutes, imaginaient les jours de rêve d’avenir deux, c’est bien. / Bien, c’est-à-dire le seuil de saturation, l’impossibilité d’aller plus loin dans la merde au propre et au figuré. » (p. 179) ; « (...) pas une pensée pour soi. » (p. 179).

Le mari ne se rend compte de rien : « Après la vaisselle, je le rejoignais devant le poste de télé. » (p. 181).

Final pathétique : « Ça devait être la vie. J’avais vingt-huit ans. » (p. 180) ; « Après c’est l’habitude. » (p. 181) ; « Il me semblait que je n’avais plus de corps (...) » (p. 182). Mais il reste un espoir. Notre héroïne n’est pas encore engloutie, elle se voit : « Juste au bord, juste. » (idem).

La femme gelée, somme toute un livre explosif. Quel chemin parcouru par Annie Ernaux ! Elle reconnaît que ce fut le livre de « transition vers l’abandon de la fiction au sens traditionnel. »(4) (L’écriture comme un couteau, Folio, p. 29). L’auteur ne devait pas ignorer les conséquences familiales. Bien qu’à lui dédié, on peut penser que La femme gelée dut désarçonner le mari. La rupture se produisit l’année suivante.

La réception du livre fut mitigée, comme on s’en doute : « Les livres que j’ai écrits depuis mon histoire et mon expérience de femme, La femme gelée et L’événement, ont été à leur publication soit brocardés soit passés sous silence. » (Le vrai lieu, Gallimard, 2014, p. 219).

Année 1981 ! Trente-cinq ans plus tard, ce récit peut être considéré comme le chef-d’œuvre de l’émancipation d’une femme... résolue. Avec La femme gelée, un grand écrivain prend son essor.

Eugène Michel
Octobre 2016

 
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(1) On se rendra compte de l’ampleur de cette effraction pour un enfant à la lecture de Les armoires vides, La place (1984) et La honte (1997).

(2) Cette dernière phrase est à rapprocher de celle des Mémoires d’une jeune fille rangée : « Il y avait eu des gens qui avaient fait des choses : j’en ferais. » (Folio, 2007, p. 138) Fille aînée ou fille unique, les deux destins sont comparables, mais Annie Ernaux confie que, jeune fille, elle fut plutôt marquée par Le deuxième sexe car la différence de milieu d’origine était trop importante pour que les Mémoires d’une jeune fille rangée retiennent son attention.

(3) Dans sa biographie du Quarto, Annie Ernaux s’étonne d’être restée sans écrire entre 1963 et 1972. Le récit de La femme gelée se termine en 1968.

(4) Si La femme gelée conserve un certain degré fictionnel, les livres suivants sont autobiographiques, mais sans recherche d’exhaustivité.

 
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