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Théorie de l’extensio
et socialisations primaire et secondaire

 

 
Un texte d’Eugène Michel


 

Pour Michel Tournier
 

Dans La construction sociale de la réalité, publié il y a juste cinquante ans, Peter Berger et Thomas Luckmann donnent trois définitions :

Pour Berger et Luckmann, la socialisation primaire, c’est la famille et l’école. Toutes deux construisent un début d’identité en permettant une première « intériorisation de la réalité ». Cette période se termine « quand le concept de l’autre généralisé (et tout ce qu’il contient) a été établi dans la conscience de l’individu. » (p. 224)

Quant à la socialisation secondaire, elle devient nécessaire dès que deux phénomènes se produisent : « une certaine division du travail, et en conséquence, une certaine distribution sociale de la connaissance. » (p. 225) Plus précisément : « Oubliant pour un moment ses autres dimensions, nous pouvons dire que la socialisation secondaire est l’acquisition de connaissances spécifiques de rôle, les rôles étant directement ou indirectement enracinés dans la division du travail. » (p. 225-226)

Les auteurs suggèrent que la transition s’effectue à l’adolescence : « Dans la plupart des sociétés, cependant, certains détails rituels accompagnent la transition de la socialisation primaire à la socialisation secondaire. » (p. 227) Et de préciser en note que c’est à comparer avec l’analyse des « rites de passage » liés à la puberté.

Notre propos ici est de relever le parallèle avec deux des quatre « étapes » de la théorie de l’extensio : l’étape familiale et l’étape collective.

Si l’extensio ajoute deux autres étapes – en amont, l’étape maternelle et en aval, l’étape individuelle – on ne doit pas être surpris que celles-ci soient minimisées dans les années 60 : nous sommes encore dans une vision duale vie domestique – vie professionnelle.

Cinquante ans plus tard, nous dirons que la théorie de l’extensio réactualise la description des deux socialisations, avec l’argument décisif de l’acquisition des quatre outils neuronaux en gigogne : les sens, les gestes, la parole et l’écrit.

Actuellement, en Europe, du fœtus à l’acquisition de la marche au début de la 2e année, l’étape maternelle est portée par les sens et les gestes. De la 2e année à la maternelle, l’étape familiale prime avec l’acquisition de la parole. Puis, dès quatre-cinq ans, l’étape collective commence pour s’épanouir avec l’acquisition de l’écriture-lecture. Enfin, l’étape individuelle émerge à la préadolescence et dans les années de jeunesse grâce en particulier aux écrits individuels que sont la signature et le journal intime, mais également à l’affinement des trois outils précédents, tout cela actuellement démultiplié par le numérique fixe et mobile. (Cette chronologie s’étire bien sûr selon les éducations, les époques et les régions du monde.)

Berger et Luckmann ont raison d’insister sur l’investissement affectif lié aux premières étapes, dont on s’émancipe ensuite. On remarquera simplement que leur faiblesse – qui est cependant habituelle à cette époque – est de certes démontrer le rôle fondamental du langage, en particulier par la conversation, mais de ne pas séparer la parole et l’écrit.

L’édition Armand Colin de La construction sociale de la réalité joint au texte un article de Berger et H. Kellner de 1964 intitulé « Le mariage et la construction de la réalité ». C’est principa­lement cet aspect que François de Singly développe dans sa postface sous-titrée « Sur la sociali­sation secondaire ».

En effet, on ne peut douter que le mariage soit important pour la socialisation secondaire. Et Singly, à juste titre, évoque les évolutions radicales depuis cinquante ans, ce qu’il nomme la seconde modernité : « Sous la seconde modernité, la demande de rester soi-même augmentant, le fonctionnement de la vie à deux se modifie pour rendre compatible cette exigence avec le vivre ensemble. » (p. 327)

Ajoutons que, pour la théorie de l’extensio, il apparaît que c’est l’étape individuelle qui a permis la survenue, en 1999, du Pacte civil de solidarité (Pacs), sorte de mariage allégé (Cf. ICI) et, en 2013, du mariage pour tous (Cf. ICI)

Contrairement à d’autres auteurs d’ouvrages pédagogiques sur la socialisation, Muriel Darmon bâtit tout son livre La socialisation (Armand Colin, Collection 128, 2006 et 2010) sur la distinction entre socialisations primaire et secondaire. Elle décèle d’ailleurs dans les usages trois découpages : famille / autres instances ; connaissances et attitudes « fondamentales » / « ajouts » moins fondamentaux ; enfance et adolescence / âge adulte.

Après une exploration des deux socialisations, Muriel Darmon envisage une socialisation tout au long de la vie, une « socialisation continue ». Dans un sous-titre du chapitre « Le fonctionnement d’une socialisation continue », l’auteur pose la question : « Par le corps, par la parole ou par l’écrit ? » S’agissant de l’écrit, est avancée l’idée que « Ce qu’on pourrait qualifier d’ « écrit socialisateur » occupe en effet une place non négligeable, et probablement croissante du fait de l’écrit informatique, dans nos sociétés. » (p. 110-111)

Puis, en toute logique, la sociologue évoque « l’emboîtement des socialisations » : « Une optique en termes de « socialisation continue » considère donc l’emboîtement des socialisations plus que leur simple succession ou juxtaposition. » (p. 112)

On ne peut qu’être frappé par la concordance avec la théorie de l’extensio. En effet, si, en termes d’extensio, nous caractérisons la socialisation humaine comme un moyen très efficace – corrélatif à la plasticité neuronale épigénétique – d’élargissement du champ relationnel, alors on déduit que le phénomène n’aura pas de fin, ni pour l’individu ni pour sa collectivité.

Quant à la question « Par le corps, par la parole ou par l’écrit ? », elle rejoint les quatre outils de l’extensio (sens, gestes, parole et écrit), à la différence que l’extensio inclut la parole et l’écrit dans le corps puisqu’il ne s’agit de rien d’autre que de deux autres pratiques de notre corps.

Enfin, « l’emboîtement des socialisations » fait écho à l’acquisition des outils et des étapes en gigogne de l’extensio.

Poursuivant le parallèle, nous émettrons l’idée qu’un troisième type de socialisation – une socialisation tertiaire – commence à voir le jour. Au-delà de la maîtrise d’un rôle professionnel, conjugal et social caractéristique de la seconde socialisation, les nouvelles générations, bien entendu ardemment immergées dans l’étape individuelle et explorant la possibilité d’une nouvelle étape comme l’extensio le prévoit, semblent accéder avec les « réseaux sociaux », mais aussi avec le bilinguisme et la mixité, à une modalité relationnelle supplémentaire qui peut déconcerter pour le moins, dépasser ou effrayer les aînés.

Les quatre étapes de la théorie de l’extensio ne doivent bien sûr pas être interprétées selon un strict cloisonnement. Elles représentent, grâce à l’acquisition des outils neuronaux successifs par une relation signifiante avec autrui, un élargissement du champ relationnel qui se montre continu si on le regarde à la loupe et discontinu lors d’une description plus globale. L’identification des quatre étapes permet d’éclairer les trois transitions d’extension que sont les acquisitions successives de l’autonomie 1. par rapport à la mère, 2. par rapport à la famille, 3. par rapport à la collectivité.

Eugène Michel
Janvier 2016

 
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Dernière révision : jeudi 21 janvier 2016 – 13:15:00
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