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La pensée d’écrire

 

 
Un texte d’Eugène Michel


 

Si l’hominisation remonte à plusieurs millions d’années, l’invention de la parole est difficile à dater puisque cela ne peut relever que de l’inter­prétation d’une évolution anatomique de l’appareil phonatoire.  L’ordre de grandeur serait entre 50 000 et 100 000 ans. Quant à l’écriture, elle laisse des traces par définition. Ainsi elle est apparue il y a six mille ans.

Dans son ouvrage magistral La Raison graphique (Editions de Minuit, 1986), l’anthropologue Jack Goody a étudié les apports fondamentaux de l’écriture. Les pratiques les plus simples comme la liste, le tableau, la formule, la recette ont bouleversé la relation des humains au monde.

Plus récemment, j’ai décrit le développement humain comme s’effec­tuant par cercles concentriques à partir de la mère. Ainsi accède-t-on à l’étape familiale, puis à l’étape collective et enfin à l’étape individuelle. La parole est le moyen de communication de la famille, puis la collectivité promeut l’écrit. L’écriture est ainsi peu utilisée dans la famille – on dresse des listes, fait des additions ou l’on se transmet des textes courts – elle devient ensuite une nécessité collective – elle ne se sépare plus de la vie professionnelle – et enfin, elle est individuelle.

C’est l’écriture individuelle que je veux analyser ici. Quelle est son utilité ? Son actualité ? Son avenir ?

Globalement, on peut dire que l’écriture a six fonctions principales : la transmission d’informations, la mémorisation, le raisonnement, la séduction, l’aventure, le divertissement. Comme dans la rhétorique ancienne – art de préparer un discours – on peut, par l’écriture, intéresser, plaire ou émouvoir.

À l’instar des deux autres écritures, l’écriture individuelle accède à ces divers registres : on tient un journal, élabore des textes artistiques ou des essais, réalise des recherches personnelles. L’écriture individuelle va de l’affectif à la science, puis à l’art.

Il faut bien comprendre que l’étape collective et l’étape individuelle sont justement une conséquence de l’écrit. Il s’agit pour l’être humain d’étendre son champ relationnel au-delà du cercle familial, c’est l’écriture qui le permet.

Je définirai l’écriture individuelle comme une écriture que l’on est seul à se demander à soi-même. L’écriture individuelle est d’abord réflexive, c’est-à-dire qu’elle n’est pas destinée en priorité à être lue par un tiers, comme c’est le cas pour une lettre, un mail, ou un rapport professionnel. L’écriture individuelle n’est pas provoquée par l’éloignement d’un membre de la famille ni par l’obtention contractuelle d’une rémunération, elle se sollicite elle-même. Elle a pour but premier le bénéfice immédiat de son auteur : aide à la pensée, rêves de gloire, divertissement. Le journal intime en est le premier maillon. Fort pratiqué par les adolescents, il est cependant souvent aban­donné à l’âge adulte. Le poème arrive ensuite. Puis la narration ou l’essai.

Bien entendu, l’écriture individuelle n’est pas strictement séparée des écritures familiales et collectives. Le premier lecteur peut être un membre de la famille ; un auteur peut devenir écrivain professionnel après le succès d’un livre. Mais on voit les écueils possibles : déceptions intrafamiliales, vaines recherches commerciales.

En fait, en toute logique, l’écriture individuelle – qui, par définition, appartient à l’étape individuelle – ne s’épanouit vraiment que si l’être accède à l’étape individuelle en ayant bien assimilé les étapes précédentes familiale et collective. Il faut reconnaître que c’est rarement le cas, ce qui fait que l’écriture individuelle est souvent sporadique ou plaintive.

On assiste toutefois à son inéluctable progression, favorisée par plusieurs facteurs. D’abord, l’augmentation de l’éducation générale : on suppose qu’aujourd’hui il faut être relativement distrait pour sortir de l’enseignement supérieur sans avoir découvert les avantages majeurs de l’écriture individuelle en accompagnement de la lecture. Ensuite, l’augmenta­tion du temps libre : la diminution des astreintes professionnelles favorise bien sûr la pratique d’activités comme l’écriture. Puis, l’évolution des techniques : l’ordinateur et internet représentent une révolution comparable à l’invention de l’imprimerie. Les blogs personnels sont la partie émergée de l’iceberg.

Pour comprendre le caractère indispensable de la pratique personnelle de l’écriture, il faut bien se rendre compte que l’étape individuelle ne peut s’épanouir qu’accompagnée de trois valeurs essentielles : l’affectivité, le raisonnement et l’imaginaire. Il s’agit de trois formes de pensée : pensée affective, pensée logique, pensée projective. Or, l’écriture individuelle est le lieu de ces trois passions que sont l’amour, le besoin de comprendre et la fiction. À condition bien sûr de ne pas délaisser les trois autres outils du développement que sont les sens, les gestes et la parole.

La pensée d’écrire ne génère un épanouissement que si elle est dûment accompagnée par les pensées de sentir, d’agir et de parler. Alors, elle permet à chacun de mieux inventer sa vie au moment où les prescriptions religieuses ou morales de l’étape familiale, et politiques ou sociales de l’étape collective s’additionnent d’une philosophie individuelle.

Eugène Michel
Novembre 2010

 
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Dernière révision : mercredi 19 février 2014 – 17:15:00
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