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Habitus, inventus et plasticité corporelle

 

 
Un texte d’Eugène Michel


 

Depuis Platon, l’Occident s’est construit sur un mode dualiste : l’être humain serait constitué de deux entités radicalement différentes, l’une matérielle – le corps –, l’autre abstraite – l’esprit. Le succès millénaire de cette proposition résulte de son efficacité pour résoudre deux problèmes. D’abord, face à la fugacité de la vie, l’esprit immortel est une consolation. Ensuite, celui du choc alphabétique : invention récente, l’écriture-lecture devint très vite un outil stratégique. Placer cette technique, au départ très fastidieuse physiquement, du côté noble, celui de l’esprit – le livre devenant sacré – ne pouvait qu’accélérer sa diffusion.

Il faut considérer aussi que le dualisme est le premier moyen d’échapper à la fusion primitive et à l’animisme. Pour être plus efficace, rien de tel que de se séparer du monde et de l’animalité.

Au 20e siècle, le paysage a été bouleversé par deux révolutions : l’allon­gement de l’espérance de vie et la généralisation de l’alphabétisation. Et l’individualisation éloigne nécessairement de la fusion. Ainsi, le dualisme complet a perdu son utilité première et il est même devenu problématique puisqu’il provoque, sans aucun bénéfice immédiat, une insoluble dissociation de l’être. Comment deux éléments radicalement différents d’un même indi­vidu peuvent-ils communiquer entre eux ? Le dualisme complet a donc évolué vers ce que j’appellerai un « dualisme flou » qui sépare toujours corps et pensée, soma et psyché, mais sans revendiquer l’existence de deux mondes parallèles.

S’il est logique qu’une situation transitoire apparaisse, on peut toutefois se demander s’il ne sera jamais possible à un Occidental d’échapper complè­tement au sentiment dualiste. D’une part l’éducation et le vocabulaire conti­nuent à porter cette modalité mentale, d’autre part la dualité reste le principe intellectuel le plus élémentaire : blanc / noir ; oui / non ; thèse / antithèse, etc. De plus, la perception physique immédiate du monde entre matière et lumière offre une métaphore au corps / esprit.

Le dualisme flou demeure inconfortable car les êtres vivants à système neuronal central sont un peu comme le téléphone qui n’a de sens (en prin­cipe) que si quelqu’un est au bout du fil. Etudier séparément ce qui se passe en amont ou en aval dans un même organisme est absurde puisque que l’un n’existe pas sans l’autre. L’affinement sensoriel et gestuel est dû à la complexification de l’analyse centrale des messages. Il n’y a rien d’autre qu’un fonctionnement corporel dans tout cela. Le mot « corps » doit être utilisé pour l’ensemble physique de l’être et non pour une de ses parties. D’ailleurs, on remarquera que les capteurs sensoriels (yeux, oreilles, odorat, goût) sont proches du cerveau simplement parce que le cerveau est leur extension et qu’il n’y a aucune raison que l’évolution fasse apparaître des distances inutiles qui ajouteraient des délais d’analyse des messages. Quant au cou, qui encourage à séparer « tête » et « corps », sa raison d’être n’est que la création d’une mobilité des capteurs sensoriels et de la morsure placés vers l’avant.

Pour s’émanciper de cette dualité archaïque, une solution est sans doute de modestement se concentrer sur la meilleure connaissance possible de notre réalité physique corporelle et sur la mise en œuvre attentive de nos quatre aptitudes physiques que sont les sens, les gestes, la parole et l’écrit. Il faut rendre au corps ce qui lui appartient, c’est-à-dire tout : cela va de soi pour les sens et les gestes, mais pour la parole et l’écrit, il est important de considérer que ces objets – vibration de l’air, signes sur le papier ou autres supports – sont une production du corps. Il n’y a pas d’idées autrement que corporelles. Et il n’y a d’ailleurs pas de séparation de l’activité neuronale par rapport aux autres activités physiques. Qui sait par exemple que certains neurones sécrètent des hormones directement dans le réseau sanguin ?

S’agissant du corps en tant que totalité physique de la tête aux pieds et aux mains, sa connaissance par lui-même a connu depuis les années 1950 les deux grandes découvertes que sont la génétique et la plasticité neuronale. Ces faits étant récents, on peut s’attendre à ce qu’ils génèrent un prochain boule­versement de notre relation avec nous-mêmes. Le concept d’inventus semble anticiper ce bouleversement.

Une amie artiste-plasticienne et moi-même, lors d’une discussion ré­cente, avons pensé que la plasticité neuronale chez l’enfant ou chez l’adulte n’était en fait qu’un aspect d’une plasticité corporelle plus générale. En effet, il faut postuler que le corps dans toute sa réalité physique et qui représente l’entièreté de notre existence est une construction dynamique qui est en per­manence modulée par son interactivité avec le monde. Les muscles et la mémoire en sont les exemples les plus flagrants. Les réparations dermiques ou osseuses sont aussi des exemples de plasticité. Si la vision fixiste des neurones est maintenant complètement obsolète, le même bouleversement est en cours en génétique. Notre ruban d’ADN connaît deux plasticités : d’une part des déplacements de gênes se produisent incidemment, d’autre part la lecture elle-même des gênes varie en fonction des messages extérieurs. Penser qu’un programme fixe nous gouverne à la conception ou à partir d’un certain âge est une absurdité. L’évolution des êtres vivants à travers les millions d’années doit elle-même être considérée comme le résultat de la plasticité corporelle intrinsèque à la vie depuis son origine.

On remarquera d’ailleurs que l’on touche là une autre dualité tradition­nelle, celle d’enfant / adulte. Cette dualité est aujourd’hui beaucoup moins tranchée qu’autrefois. Bien sûr le concept d’enfance subsiste : c’est l’âge où le corps grandit en taille et en configuration intérieure, l’âge où les parents, la famille, l’école et la collectivité jouent un rôle fondamental à la fois protec­teur, éducatif et valorisateur. Mais, entre les pratiques affectives, sportives, intellectuelles et artistiques, on s’aperçoit que le corps poursuit sa construc­tion tout au long de la vie. Des parts d’enfance émergent chez l’adulte tout au long de la vie. Inversement, il y a des éléments qui deviennent adultes très tôt chez l’enfant, d’où l’importance d’une attention protectrice, affective et éducative dès la conception, entre habitus et inventus.

Cependant, le terme de « construction » est-il pertinent ? Il laisse enten­dre que le corps serait comme une maison qui peut atteindre un aboutisse­ment fixe. On doit bien être conscient que le corps en tant que réalité biologique n’est comparable à aucune entité non vivante. L’accusation de « matérialisme » assénée à toute personne qui réfute les dualismes complets ou flous résulte de la crainte légitime qu’on ne ferait plus de différence entre la matière et les êtres provenant de l’évolution biologique. Nous ne dirons pas ici que nous sommes matérialistes, mais simplement biophysiques.

La grande différence entre la matière et les êtres vivants, c’est que les êtres vivants sont inséparables d’un échange physique entre leur intérieur et leur extérieur, ce qui entraîne une modification permanente de leur compo­sition et une évolution adaptative dans le temps liée à la reproduction. La plasticité corporelle n’est pas un aimable supplément accordé aux personnes qui exercent d’une façon ou d’une autre leur être, elle est le principe même de l’existence corporelle. Sous cet éclairage, on se demande d’ailleurs comment on a pu penser qu’un quelconque élément du corps humain devait atteindre une sorte de point fixe à partir duquel il ne pouvait plus que se dégrader.

En définitive, je dirai que le concept d’inventus est une synthèse de l’idée de plasticité corporelle vue non pas dans un dualisme entre corps et intellect, mais comme l’entièreté de notre être biologique. Si l’inventus neuronal explicite la plasticité neuronale, l’inventus est sa généralisation à la plasticité corporelle biophysique.

Ma théorie du développement stipule que l’être élargit sans cesse son champ relationnel grâce à l’acquisition des quatre outils que sont les sens, les gestes, la parole et l’écrit. Chacun de ces outils détermine l’une de nos quatre compétences. Grosso modo, il y aurait ainsi en chacun de nous quatre personnes : un artiste (les sens), un technicien (les gestes), un manager (la parole) et un intellectuel (l’écrit). Chacun de ces savoir-faire s’acquiert selon un habitus (imitation) et un inventus (exploration) qui tous deux génèrent une plasticité corporelle inhérente à la vie.

Eugène Michel
Juin 2010

 
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Dernière révision : mercredi 19 février 2014 – 17:05:00
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