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L’irréductibilité du corps humain à ses propres discours

 

 
Un texte d’Eugène Michel


 

Un discours est une suite de mots prononcés ou écrits, c’est-à-dire produits par la bouche ou par la main et destinés à être captés par l’oreille ou par le regard. Grâce au braille, le toucher peut remplacer la vue. Ainsi, tout discours humain est une production physique du corps humain à destination de lui-même ou d’autres animaux.

Première conséquence de ce fait : le discours humain reste spécifique à l’espèce humaine. De sorte qu’aucune autre espèce ne l’emploie. En revanche, s’agissant de la production de sons et de signes, les autres espèces animales douées d’audition et de vue les perçoivent. Certaines espèces peuvent par apprentissage les comprendre partiellement et les imiter.

Et inversement : l’être humain peut par apprentissage comprendre par­tiellement et imiter chacun des discours des autres espèces animales. La grande variété des discours produits par les êtres vivants – à chaque espèce animale son discours – n’est pas imperméable à la communication entre les diverses espèces animales. On remarquera à ce propos que d’autres produc­tions physiques sont possibles pour générer un discours tels les odeurs, les ultrasons et bien sûr les gestes.

Nous avons vu dans nos articles précédents que les êtres humains inventent successivement quatre outils pour élargir leur champ relationnel : les sens, les gestes, la parole et l’écrit. Ces outils se développent en gigogne. Nous entendons par là que chacun apparaît à partir des précédents. On peut dès lors considérer que ces quatre outils génèrent quatre formes de discours dont l’impact est proportionnel à leur ancienneté.

Ainsi, le discours le plus intense est sensoriel. L’odorat, le goût, le toucher, l’ouïe et la vue produisent sur l’individu les effets les plus efficaces car ils relèvent de nos premières étapes d’existence. Cette communication est si forte que pour éviter d’en être submergé dans la vie collective – et surtout dans les villes –, l’être humain l’atténue le plus possible : toilette quotidienne supprimant les odeurs, banalisation alimentaire, restrictions des contacts, politesse sonore, standardisation vestimentaire. Le vrai discours sensoriel est réservé à l’intimité.

Deuxième modalité chronologique de  communication, le discours gestuel reste lui aussi fortement codifié. Son omniprésence est toutefois évidente : expressions incessantes du visage, mouvement sémantique des mains et de l’ensemble du corps. La caresse ou le coup représentent les deux extrêmes du langage gestuel. Le geste résulte bien entendu de l’outil précédent, les sens. Plus le geste suscitera un ou plusieurs sens, plus il nous concernera. On voit ainsi comme le partage amoureux, la danse, la chanson, certains sports,  exercices corporels ou métiers pourront, hors de toute utilisation de mots, nous bouleverser.

Le discours oral est le troisième mode de communication. Aussi surpre­nant que cela puisse paraître, son amélioration est très récente. Son utilisa­tion restait partielle dans les campagnes. Le mutisme ou son contraire, la violence verbale, étaient fréquents. Les conteurs, les orateurs jouaient un rôle important. L’unification des langues nationales, la généralisation de l’enseignement au 19e siècle, la radio, le téléphone et la télévision au 20e siècle ont permis des progrès importants. L’art de la conversation intellec­tuelle n’en est cependant encore qu’à ses prémisses.

Enfin vient le discours écrit. Ses progrès contemporains suivent de près ceux du discours oral. Après la parole, la maîtrise du feu et la roue, l’écrit s’avère l’invention physique la plus radicale du corps humain qui le différencie des autres espèces animales. L’écrit transmet l’information sans limitation de durée ni de distance. Il sauvegarde et développe le savoir. Il crée l’argent qui multiplie l’échange.

Sur les quatre formes de discours que nous venons d’identifier, les deux derniers sont verbaux. Bien plus récents que les deux précédents, leur efficacité pour l’action humaine sur l’environnement leur a donné un statut dictatorial. La rivalité verbale est exacerbée : c’est à qui tentera de maîtriser au mieux le langage – jusqu’à la scandaleuse sélection par les maths – pour dominer. À moins d’exceller dans une pratique spécialisée qui puisse se passer des mots, ceux qui ne les maîtrisent pas sont proportionnellement exclus de la valorisation sociale.

Cependant, les champions des discours verbaux ne doivent pas oublier que leur pratique n’a été rendue possible que par l’existence et l’affinement des deux discours précédents : sensoriel et gestuel. Pour cette simple raison, ceux qui parlent et écrivent se devraient d’avoir le plus grand respect pour ceux qui n’utilisent que les deux premiers discours. Egalement, quiconque recherche une quelconque « vérité » issue des mots oraux ou écrits devrait se rendre compte que ces deux discours étant postérieurs, dans l’existence corporelle humaine, aux deux premiers, ils ne pourront jamais vraiment expliciter le corps humain et sa réalité physique. Pour cette simple raison chronologique, le corps humain est irréductible à son propre discours verbal, quel qu’il soit : religieux, scientifique, philosophique, humoristique, artis­tique ou autre. 

L’une des façons d’exprimer la primauté des discours sensoriel et gestuel sur les discours oraux et écrits est d’évoquer l’imaginaire propre à l’humain. Quoi que nous disions ou écrivions, quelque chose nous échappera toujours à propos de la réalité humaine. L’être humain représentera toujours plus que tout discours verbal puisque les discours sensoriels et gestuels précèdent. Les mots « imaginaire » et « imagination » sont très intéressants car ils contien­nent celui d’image. La racine « im » est d’ailleurs la même que celle du mot « imiter ». Avec l’image, l’imaginaire est d’accès très facile. On peut dessiner un oiseau ou un cheval, mais également un cheval avec des ailes. On obtient alors Pégase et l’imagination part au galop ou s’envole. Le mot « imaginaire » recèle en lui-même la notion que le discours verbal ne pourra jamais appréhender entièrement notre réalité corporelle qui commence avec les discours sensoriel et gestuel.

Mais inversement, puisque, avec le temps, le corps humain a acquis la parole et l’écriture, les seuls discours sensoriels et gestuels ne peuvent pas eux non plus prétendre à expliciter entièrement la réalité humaine. Si exister consiste à produire un discours – c’est-à-dire un message pour autrui à l’intérieur d’un même champ relationnel –, il semble donc raisonnable de ne pas oublier que quatre formes de discours se conjuguent simultanément et que chacune ne rend compte de l’ensemble que très partiellement. Un discours du corps épanoui ne peut qu’être dynamique, pluriculturel et modéré.

Eugène Michel
Avril 2010

 
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Dernière révision : mercredi 19 février 2014 – 17:00:00
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