Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
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“DYSLEXIE” :
Trouble spécifique du langage oral
ou
Difficulté persistante des apprentissages ?

 

 
Un texte de Guy Trigalot
Professeur des écoles spécialisé, maître E. RASED Angers IV « Jean Vilar ».
École Jacques Prévert, rue Alexis Axilette, 49000 – ANGERS.
Membre fondateur de l’AME 49 (association de maîtres E) en 1997
Ex-secrétaire adjoint de la FNAME (Fédération Nationale des Associations de Maîtres E)

Sources :
Rapport ANAES septembre1997
Sciences Humaines avril 1998
Sciences et Avenir novembre 1998
Apprendre à lire. ONL 1998
Sciences Humaines octobre 1999
Dossier SNUipp 2000
Circulaire Education Nationale janvier 2002
Sciences Humaines janvier 2003
Article de Jacques Fijalkow et 6 chercheurs 2002
Commentaires Rapport Ringard d’André Inizan 2002

 

Rappel historique

Tableau

1865
Paul Broca (France)
1874
Carl Wernicke (Allemagne)
Etudes sur les troubles du langage :
mise en évidence de zones spécifiques langagières dans l’hémisphère gauche
 

1872 : Lois Jules Ferry sur l’Instruction
1892
Jules Déjérine
Neurologue
(France)
Dyslexie acquise :
adultes ayant su lire, mais ayant perdu cette capacité après lésion cérébrale : “cécité verbale”, “alexie”
   
1896
W. Pringle-Morgan
Médecin
(Angleterre)
Dyslexie du développement : 1er cas publié : Percy, 14 ans, “...meilleur élève si l’enseignement avait été oral”.
Parle de “cécité verbale congénitale”
   
1930
Samuel T. Orton
Note la confusion visuelle entre lettres proches (on pense alors que la lecture est un processus visuel)   Jean Piaget et les schèmes
(assimilation et accommodation)
1937 1er Congrès international de psychiatrie de l’enfant (Paris) : on utilise le terme “dyslexie”   Henri Wallon
(développement affectif)
René Zazzo
1970
Isabelle Liberman
Montre que la lecture est une activité langagière impliquant la mise en relation du langage écrit avec le langage oral (époque de l’émergence de disciplines nouvelles telles que la psychologie cognitive et les neurosciences)
“Minimal Brain Damage”
Le Pr Debray-Ritzen s’en fait écho en France 1972 : Colloque du CRESAS (INRP)
“La dyslexie en question”
1976 : Recherches André Inizan (met en évidence les différences de résultats selon les pédagogies et le “temps fécond” (qui a baissé entre 1970 et 2000 de 420 h à 250 h)
1985
Richard Olson
(Univ. du Colorado. USA)
Remarque que la procédure phonologique est plus proche chez des vrais jumeaux que chez des faux. Suggère une origine génétique
(Sciences et Avenir 11/98)
   
1990
Norman Geschwind
Albert Galaburda
Neurologues
(Harvard, USA)
Déficiences spécifiques dans les zones du langage : Excès de neurones dans la région périsylvienne (“ectopies corticales” : bosses de matière grise).
Proviendraient d’un dysfonctionnement hormonal (testostérone) durant la grossesse + (cortisol) dû au stress
Hypothèse controversée (Sciences et Avenir 11/98) Jérôme Bruner (le langage s’acquiert par l’interaction)
  Anomalies anatomiques dans les corps genouillés médian (impliqué dans l’audition ) et latéral (dans la vision) : la partie magnocellulaire, relais des phénomènes rapides, serait constituée de cellules plus rares et moins bien organisées.    
1996
Paula Tallal
(USA)
Les 2 affirmations ci-dessus provoqueraient un ralentissement dans le traitement des informations et rendraient l’analyse phonémique plus lente (500 ms contre 40)
=> Logiciel de rééducation qui allonge la durée des syllabes et mots
(Sciences et Avenir 11/98)
Des données statistiques battent en brèche cette idée
(Sciences Humaines 01/03)
 
1997
Michel Habib
(CHU de Marseille, France)
Tomographie à émission de positons :
L’aire de Broca, dans le gyrus frontal inférieur est sous-utilisée (elle intervient en phonologie segmentale, par exemple pour récapituler des sons entendus) ou sur-activée (lecture et orthographe)
  Agnès Florin souligne que, plutôt que la cause, ce peut en être la simple conséquence
  Corps calleux hypertrophié (substance blanche responsable de la communication entre l’hémisphère droit (perception spatiale) et l’hémisphère gauche (centres et circuits spécifiques du langage)    
1998
S.E Shaywitz
Familles de dyslexiques    
1998
T. Moreno
Gènes de susceptibilité sur certains chromosomes (chromosomes 15 et 1) Hypothèse à confirmer  
2002
John Stein (Univ. Oxford)
Chromosome 6    

 

Historique des récents événements

 

Essai de clarification

Trop de données restent vagues ou partisanes pour que nous puissions établir une véritable définition (avec tout ce que cela sous-entendrait d’exhaustif et de définitif). Par souci d’honnêteté intellectuelle, nous pouvons tout au plus clarifier différentes notions (analphabétisme, illettrisme), rappeler les termes des classifications internationales, et transmettre les "non-définitions" actuelles de cette difficulté persistante d’apprentissage appelée “dyslexie”.

Analphabétisme : désigne le fait de n’avoir jamais appris à lire ni à écrire.

Illettrisme : Toute personne incapable de lire ou d’écrire en le comprenant, un exposé simple et bref de faits en rapport avec la vie quotidienne. (OCDE)

 

Classifications internationales

N’y sont pas mentionnés de “troubles spécifiques du langage oral et écrit”.

Classification Internationale des Maladies (CIM 10) de l’Organisation Mondiale de la Santé (1994) : On parle de “troubles spécifiques du développement et des acquisitions scolaires”.

Diagnostic and Statistic Manual of Mental Disorders (DSM IV) de l’American Psychiatric Association (1996) : On parle de “troubles des apprentissages”.

Classification Française des Troubles Mentaux de l’Enfant et de l’Adolescent (CFTMEA) : On parle de “lecture, d’écriture, d’apprentissage, d’acquisitions scolaires et de développement”.

 

Quelques tentatives de définition...

Comité du Conseil de santé des Pays Bas de 1995 : La dyslexie est présente lorsque l’automatisation de l’identification des mots et de l’écriture des mots ne se développe pas ou se développe de manière très incomplète ou avec grande difficulté.

Orton Dyslexie Society (USA) : Se réfère à des difficultés de décodage des mots isolés, reflétant généralement un traitement phonologique insuffisant.

Fédération mondiale de Neurologie : La dyslexie se réfère à une difficulté de l’apprentissage de la lecture, malgré une intelligence adéquate, une instruction suffisante et des conditions socioculturelles satisfaisantes.

Ce qui ne permet en rien de distinguer ces enfants de ceux (aidés par les maîtres E) qui sont en difficulté d’apprentissage.

ANAES (1997) : Déficit durable et significatif du langage écrit qui ne peut s’expliquer par une cause évidente.

On ne propose là non plus aucune explication.

Ce même rapport de l’ANAES avouait d’ailleurs :

“(...) À l’issue de la recherche documentaire (247 articles), l’analyse de ces articles a montré qu’il s’agissait le plus souvent, soit d’opinions d’auteurs, soit de petites séries de cas, soit de suivi de cohorte ne permettant pas d’identifier des preuves scientifiques recherchées par le groupe de travail.

(...) Le groupe de travail a constaté qu’il n’existait pas de consensus sur la définition des troubles du langage écrit chez l’enfant.

(...) absence d’étude scientifique dans la littérature permettant de valider un schéma thérapeutique

(...) la revue de littérature n’a pas permis de recommander une méthode plus qu’une autre

(...) En l’absence de données objectives, il est difficile pour le médecin d’évaluer précisément l’indication de séances d’orthophonie. Ne disposant pas d’indicateurs précis et sensibles, le médecin prescrit une rééducation orthophonique en fonction des arguments proposés par l’entourage de enfant (parents, enseignants, médecin scolaire, orthophoniste).”

C’est pourtant ce rapport (qui fait l’aveu de son ignorance) qui a servi de base au rapport Ringard et à la circulaire du 31/01/02

Observatoire National de la Lecture (1998) : Nous considérons comme dyslexiques, les mauvais lecteurs chez qui le déficit résulte, en partie en tout cas, d’une anomalie de la capacité d’identification des mots écrits. L’origine de cette anomalie se trouve dans les structures verbales et cognitives qui sous-tendent cette capacité. 

On suggère alors l’existence d’une “anomalie”...

Education Nationale (Circulaire 31/01/02) : Les troubles spécifiques du langage oral et écrit (dysphasies, dyslexies) qui font l’objet de cette circulaire sont à situer dans l’ensemble plus vaste des troubles spécifiques des apprentissages qui comportent aussi les dyscalculies (troubles des fonctions logico-mathématiques), les dyspraxies (troubles de l’acquisition de la coordination) et les troubles attentionnels avec ou sans hyperactivité.

On estime à environ 4 à 6 % les enfants d’une classe d’âge, concernés par ces troubles pris dans leur ensemble, dont moins de 1 % présentent une déficience sévère. Leur originalité tient à ce que ceux-ci ne peuvent être mis en rapport direct avec des anomalies neurologiques ou des anomalies anatomiques de l’organe phonatoire, pas plus qu’avec une déficience auditive grave, un retard mental ou un trouble sévère du comportement et de la communication. Ces troubles sont considérés comme primaires, c’est-à-dire que leur origine est supposée développementale, indépendante de l’environnement socio-culturel d’une part, et d’une déficience avérée ou d’un trouble psychique d’autre part.

... qui n’est n’est pas une anomalie neurologique ou anatomique.

 

Quelques prises de position intéressantes...

Michel Habib (neurologue CHU Marseille) :

“On naît dyslexique et on le reste toute sa vie. Le moment viendra peut-être où les scientifiques pourront rétablir les fameux circuits d’apprentissage du langage grâce à des micro-opérations.”

Jacques Fijalkow (Professeur de Psychologie. Sciences de l’Education Univ. Toulouse II), et 6 autres chercheurs (Paris, Bordeaux, Lille et Genève) :

“La « dyslexie » n’est donc pas autre chose qu’une hypothèse médicale pour expliquer un fait pédagogique. (...) cette hypothèse n’a jamais pu faire la preuve de sa validité. En dépit des nombreux renouvellements théoriques et techniques qui jalonnent sa déjà longue histoire, elle demeure une hypothèse.

Et se basant sur 28 recherches étudiées :

(...) Un premier fait massif, établi celui-là de manière universelle et irréfutable, est que les mauvais lecteurs sont presque toujours des enfants issus de milieu défavorisé. C’est un fait, alors que l’existence d’une atteinte cérébrale ou d’un facteur héréditaire n’est qu’une hypothèse.”

André Inizan (Docteur d’Etat, Professeur émérite des Universités) :

“(...) “ces déficiences” : il s’agit toujours de l’Arlésienne, c’est-à-dire de l’anomalie cérébrale qui fait obstacle à l’apprentissage de la lecture. Il serait tellement plus rentable et plus humain d’identifier et de supprimer le vrai coupable : la leçon collective, frontale, “expositive” et, quoi qu’on dise, au contenu le même pour tous les élèves à la fois.

(...) le recours explicatif à la voie médicale a toujours été une échappatoire pour l’Education Nationale. Elle se trouve ainsi dispensée de se réformer, de chercher à promouvoir la qualité de l’enseignement ordinaire.

(...) Sait-on qu’en trente ans, le temps cumulé annuel moyen que le maître de CP consacre à l’apprentissage de la lecture-écriture (disons le “temps brut”) est passé de 420 à 250 heures ? J’appelle “temps fécond”, partie du “temps brut”, la durée cumulée des regards de l’écolier attirés par l’écrit présenté par le maître. J’ai montré (Inizan 76) que “temps fécond” et “taux de temps fécond” étaient des indicateurs fiables du rendement de l’apprentissage.

(...) J’ai moi-même, naguère, cherché les germes de la “dyslexie”, vainement, au cours d’une de mes expérimentations fondée sur un suivi des élèves de 17 CP (Inizan 76). Deux ans plus tard, 13 sujets de la population expérimentale passaient pour “dyslexiques”. (...) Ceux qui, bien équipés au départ, ont échoué et ceux qui, mal équipés au départ, ont cependant réussi n’avaient pas appartenu aux mêmes CP : décisives, les pédagogies que les uns et les autres avaient vécues deux années durant avaient suffi à redistribuer les carences comme les habiletés.”

Michel Zormann (médecin de l’Education Nationale. Laboratoire Cogni-sciences et apprentissages de l’IUFM de Grenoble) :

“Ce n’est pas un problème médical, mais bien pédagogique. Qu’il ait un déficit ou une difficulté, ce n’est pas le plus important. Les enfants qui ont des problèmes de mémoire phonologique peuvent le travailler de façon spécifique.

(...) Les activités de “bas niveau” (le travail sur les phonèmes, les sons) ne règlent pas forcément tout, mais il n’y a aucune raison de les mépriser. Ce sont des entraînements nécessaires

(...) C’est le problème de l’école. Le système médical français ne connaît que très mal ces problèmes. La formation des orthophonistes est complètement désordonnée et à revoir. Ils sont laissés à eux-mêmes (...)”

Liliane Sprenger-Charolles (Directeur de recherches au CNRS) dans Sciences Humaines de janvier 2003 :

“(...) La dyslexie pourrait donc principalement provenir d’un déficit du système de traitement des sons de la parole. La sévérité des difficultés de lecture dépendrait de l’ampleur de ce déficit et les différentes manifestations relèveraient de divers facteurs : langue maternelle, milieu socioculturel, rééducations dont les dyslexiques ont pu bénéficier et stratégies de compensation qu’ils ont pu mettre en place.”

 

Conclusion ?

1. Comme l’explique Liliane Sprenger-Charolles, comme le souligne le rapport de l’ANAES et de nombreux chercheurs, le problème de la dyslexie est multifactoriel et prend de nombreuses formes. Entrent ainsi en jeu tout au long de la scolarité différents aspects :

2. La plupart des chercheurs s’accordent pour dire que l’apprentissage de la lecture s’appuie sur les compétences langagières développées antérieurement.

3. En tant qu’enseignants spécialisés chargés de l’aide à dominante pédagogique, nous avons plusieurs obligations déontologiques :

 

Pour ma part, toute difficulté à lire pourrait s’appeler “dyslexie” (la lexie étant l’acte de lire). Ainsi, n’y aurait-il qu’une différence de degré entre les élèves qui buttent sur l’écrit puis passent l’obstacle, ceux qui rencontrent des difficultés plus importantes (liées au code, au sens, au but,...) mais qui finissent aussi par accéder à la lecture, après aide(s) appropriée(s), et enfin, ceux qui ne parviennent pas à surmonter l’obstacle (soit qu’il y ait une origine neurologique, soit, plus vraisemblablement, que la ou les cause(s) et leur “entrelacement” n’ai(en)t pu être mis à jour et travaillé(s) comme il se doit). C’est aussi la conclusion d’une étude sur 44 non-lecteurs comparés à des lecteurs, menée par une équipe française : C. Préneron, C. Meljac, S. Netchine : Des enfants hors du lire, Païdos, 1994.

En tous cas, et devant la “non-nouveauté” des rééducations proposées par le Dr Zormann ou les orthophonistes, il est utile de rappeler les moyens dont dispose l’école et plus particulièrement les Réseaux d’aides.

La Prévention : Elle doit débuter dès le Cycle 1 (voir dossier annexe)

Le Repérage :

Des tests existent qui sont utilisés depuis plusieurs années avec efficacité :

Les synthèses de prévention (après bilans médicaux scolaires) sont un bon outil d’échange et d’indication d’aide.

La Remédiation :

On peut s’appuyer sur les domaines cités plus haut dans le point sur la prévention, (psychomotricité, espace-temps, langage, logique), et s’assurer que les enfants progressent dans leur maîtrise.

On peut également s’intéresser aux compétences phonologiques :

Enfin, on retiendra que la lecture est une activité qui doit faire sens. On n’oubliera donc pas de lire en situation.

 

Quelles actions au Cycle 1 pour une meilleure prévention ?

I. Rappel théorique

Jean PIAGET a montré que l’intelligence était la faculté de s’adapter, c’est à dire à rechercher continuellement l’équilibre entre soi-même et son environnement.

Cette faculté se construit à travers l’activité (sensori-motrice, verbale, mentale...) selon 2 processus :

L’intelligence de l’enfant se développe de cette manière par un va-et-vient continuel entre ces deux processus. C’est ce que PIAGET appelle l’équilibration.

Cette adaptation connaît des périodes d’équilibre provisoire nommées “stades” qui suivent un ordre précis. La période suivante englobe, réorganise, perfectionne les précédentes.

Les actes créent l’intériorisation du réel en schèmes, de plus en plus complexes. Des combinaisons mentales apparaissent, l’enfant peut prévoir, par la représentation et l’anticipation, le résultat d’actions.

Il peut représenter quelque chose d’abstrait par quelque chose de concret. Cette fonction sémiotique se manifeste par :

  • l’imitation (sans modèle, grâce à l’image mentale, la mémoire)
  • le dessin
  • le langage

L’enfant commence à coordonner petit à petit les actions intériorisées, mais sa pensée dispose de trop peu de points de vue différents pour n’être autre qu’intuitive, égocentrique et subjective.

La pensée logique se construit (la décentration amenant la prise en compte de plusieurs points de vue, la perception de la simultanéité, des démarches,...). Elle s’appuie sur les objets, sur leur manipulation concrète et permet à l’enfant d’opérer sur eux des transformations (correspondance terme à terme, conservation, classification, sériation) qu’il peut inverser (réversibilité). Enfin, il mesure l’espace, le temps, comprend les mouvements, les vitesses, leurs relations et la causalité.

Stade hypothético-déductif, avec opération(s) sur des opérations, et combinaison(s) de relations.

 

Jérôme BRUNER(1), quant à lui, s’intéresse surtout au rôle des échanges enfant/adulte dans la construction de l’intelligence. Il est d’accord avec PIAGET sur la nature constructiviste de l’apprentissage, mais là où ce dernier présente l’enfant seul dans l’action, BRUNER souligne le caractère capital de l’interaction avec l’adulte. Il rejoint ainsi VYGOTSKI(2) et sa notion de “processus d’assistance” dans le développement humain.

Il fait notamment remarquer que le bébé n’est pas si égocentrique que cela, puisqu’il communique (appels, incitations...) et réagit aux autres.

Pour BRUNER, les relations sociales et affectives sont plus importantes que celles avec les objets.

Il met en avant plusieurs aspects de l’apprentissage:

Ils sont chronologiques et il importe de ne pas brûler les étapes. Face à un apprentissage, certains enfants ont besoin d’épuiser un mode avant d’accéder au suivant. Il est également très important de multiplier les passages d’un mode à l’autre.

À la différence de PIAGET, pour qui le langage est une “pensée oralisée”, chez BRUNER, le langage est un des instruments de construction de l’abstraction. Ces 3 modes de représentation perdurent ensuite toute la vie et sont alors plus ou moins développés selon les individus.

Comme le dit Britt-Mari BARTH(4) : “les théories de BRUNER ont ceci d’original qu’elles expliquent d’une part le processus cognitif de l’apprentissage, et qu’elles montrent d’autre part le rôle primordial de l’interaction sociale qui le déclenche”.

 

II. Référents fondamentaux

L’espace : Il est indispensable que le jeune enfant apprenne à se situer dans l’espace vécu (latéralisation, ...) et représenté (labyrinthes, repérages, discrimination visuelle, ...) et à connaître le vocabulaire conceptuel .

Le temps : Il est tout aussi nécessaire qu’il puisse maîtriser le temps vécu (repérage, vocabulaire) et celui représenté (les algoritmes, la chronologie, ...)

 

III. Une éducation psychomotrice

Bernard AUCOUTURIER(5) a exploré cette voie depuis de nombreuses années et montré que ce type d’activité permettait le renforcement de 3 conduites intimement liées, qui sont essentielles :

1. le rapport au plaisir

2. la sécurisation

3. la communication

Le développement de ces 3 conduites est déterminant pour l’ancrage des fonctions cognitives, l’image mentale pouvant alors se construire dans la sécurité et devenir permanente.

C’est bien de l’inséparabilité de l’affectif et de l’intelligence dont il est ici question. Dès son plus jeune âge, l’enfant en fait l’expérience. (C’est le cas lors des premiers dialogues toniques avec sa mère. Si la relation est bonne, il percevra les changements d’intention (oui / non...) et en établira les causes. Cette perception et cette capacité à relier la cause et l’effet sont les deux principales conditions du développement cognitif selon AUCOUTURIER).

1. Le plaisir d’agir, lié au système labyrinthique, permet de vivre le corps en tant que tout : contenant corporel mais aussi (de façon inconsciente), contenant de pensée. Si l’activité corporelle est mal vécue, ou trop peu explorée (le mode énactif n’étant pas épuisé), cela dessert l’activité mentale.

Dans la pratique, tous les jeux psychomoteurs qui favorisent la découverte et le développement des possibilités corporelles (d’action ou d’expression), et qui permettent de vivre ce plaisir, sont à proposer.

2. Vers l’âge de 8-9 mois, l’enfant va dissocier sa propre existence de l’extérieur. Mais il éprouve également de l’angoisse lorsque l’objet de son désir constant (sa mère) n’est plus là. Pour vaincre cette angoisse de perte, il va alors en construire l’image mentale, disponible, permanente.

Les enfants qui présentent des troubles de dysharmonie cognitive ont souvent du mal à vivre la destruction ; ils montrent des fantasmes de dévoration, des difficultés à s’endormir...

C’est donc au travers d’activités de “cache-cache”, de destruction-reconstruction, par la verbalisation de ses peurs (3 exemples de mise à distance), et grâce à une confiance dans la relation, que l’on aidera l’enfant à assurer sa sécurité affective.

3. Un enfant rassuré est un enfant qui peut se tourner vers l’extérieur et entrer en relation avec les personnes, les objets (on rejoint encore ici une condition chère à BRUNER). Il parvient également à s’abandonner ou au contraire à prendre des risques (calculés), à agir ou à ne pas agir...

J’ai souvent observé que des enfants “muets”, timides, peu concernés par le scolaire, à qui l’on proposait de telles activités motrices, laissaient échapper peu à peu dans l’action quelques cris, puis parlaient seuls, puis enfin communiquaient.

 

IV. Des compétences langagières

On connaît les travaux de Laurence LENTIN(6) qui a mis en évidence la progression des acquisitions de l’enfant (des mots-phrases aux phrases simples jusqu’aux phrases complexes emboîtées), un peu à la manière de PIAGET. Mais elle a aussi parlé de la nécessité de mener en classe des échanges constants plutôt que des “moments de langage”, soulignant ainsi l’importance de vivre la langue en situation et rejoignant ainsi les conceptions de BRUNER.

Ivan DARRAULT(7), pour sa part, propose 3 axes de travail qui me paraissent intéressants :

1. Un travail sur la compétence énonciative.

C’est elle qui permet de créer un message adapté à la situation d’énonciation en variant les paramètres linguistiques. Elle utilise plusieurs domaines de la langue : le système phonologique pour l’articulation, les règles syntaxiques pour l’organisation du message, et le stock lexical.

Cette mobilité d’énonciation est très liée à l’origine socio-culturelle.

Deux types principaux ont été repérés :

Dans cette situation, le message est compris par l’interlocuteur parce qu’il partage une expérience commune avec celui qui parle. Ce mode d’énonciation se caractérise par l’emploi de phrases simples ou inachevées, avec pas ou peu d’adjectifs, d’adverbes (ou leur usage de façon stéréotypée), l’utilisation de pronoms très “chargés” de sens (déictiques), le recours aux expressions toutes faites (qui participent à la cohésion des groupes sociaux), le besoin d’éléments extérieurs à la langue orale pour expliciter le message (gestes, mimiques...).

On peut en outre souvent prévoir comment la personne va parler.

Le discours peut être compris par tous. La syntaxe et le vocabulaire sont riches, les phrases complexes. Les pronoms employés se rapportent à quelque chose d’énoncé (anaphoriques). L’oral se suffit à lui-même (explicite). L’expression est individuelle, on ne peut la prévoir.

Pour déclencher le vouloir énoncer chez l’enfant qui n’a pas cette mobilité énonciative, on peut proposer des jeux nécessitant une oralisation, en veillant à ce que l’effort qu’il fournit pour changer de mode d’énonciation ait un sens (décrire pour faire trouver, pour dessiner, jeux de téléphone...). La reformulation de l’adulte est là pour apporter le bagage linguistique nécessaire.

2. Un travail sur la compétence méta-linguistique.

Elle permet au sujet qui parle de discourir sur le langage lui-même et ses mécanismes. Cette compétence doit normalement accompagner le tout premier langage.

On peut distinguer 3 stades à l’âge qui nous concerne :

L’enfant prend conscience qu’il parle. Il comprend le rôle du langage (nommer des réalités).

Il parle du fait de parler (quand il dit : “appeler”, “téléphoner”...)

Il esquisse des sortes de définitions (“c’est pour...”, “c’est quand”...).

Il donne des justifications de noms en analysant les signes linguistiques des mots (“Palmolive c’est parce qu’il y a des olives”).

L’enfant sépare le mot (signifiant) de l’objet (signifié).

Il peut reformuler le contenu d’un message (citation indirecte).

Il arrive à interpréter 2 signes dans un mot (majuscule + patronyme par ex.).

Il accède à une logique linguistique (nomme une famille de mots : “pomme”, “fraise”...= “fruits”).

Il comprend les relations entre les mots (contraires, synonymes, ...).

Il est sensible à la fonction poétique du langage (rimes, images, style,...).

Il parvient, enfin, à segmenter les mots en morphèmes et à repérer des invariants sémantiques.

Le CP est la classe où cette compétence est constament sollicitée (travail sur les sons, les lettres, les syllabes, les mots, les phrases...). De nombreux jeux permettent d’aborder, très tôt, différents points cités plus haut (devinettes, jeux de logique de la langue, de reformulation, de vocabulaire, jeux poétiques...) et font travailler cette fonction qui n’est pas développée dans toutes les familles.

Deux stades apparaissent plus tard : 7 / 12 ans (prise de conscience des propriétés syntaxiques de la langue, traitement d’unités sémantiques plus larges). 12 / 15 ans (accès au langage figuré).

3. Un travail sur la compétence narrative.

Grâce à elle, l’enfant traite et produit des récits sous forme orale, écrite, dessinée, mimée, filmée. C’est une mémorisation structurante qui utilise certains processus cognitifs comme la formulation automatique d’hypothèses (l’anticipation), la hiérarchisation des informations,...

Cette compétence est primordiale pour une bonne acquisition de la lecture.

Repérer l’essentiel d’une histoire, en inventer la fin ou le début, maîtriser sa chronologie, travailler le Conte et ses étapes sont quelques unes des pistes à suivre.

 

V. Les opérateurs logiques

Avec son équipe d’Aix-en-Provence, Francine ORSINI-BOUICHOU(8) s’est attachée à révéler des comportements réguliers chez l’enfant, au stade Pré-opératoire, là où PIAGET ne parlait que de “non conservation”, “non sériation”, “non décentration”,... pour caractériser cet âge.

Elle observe 4 régularités :

À noter que l’ordre de ces régularités est constant, et que l’on ne peut en sauter une.

Des trois procédures d’apprentissage...

  • par le langage (on explique verbalement à l’enfant la notion à apprendre),
  • par l’équilibration (on lui présente une notion voisine dans l’espoir d’un transfert de ses stratégies),
  • par l’induction (l’enfant, naturellement chercheur, se pose des questions, mais a besoin de l’adulte pour trouver les réponses),

...c’est la troisième que ces chercheurs préconisent.

On retrouve là encore l’interaction dont nous parle BRUNER.

Ce travail d’induction logique repose sur les échanges enfant / adulte, et sur l’action, l’observation et le langage (cf. les 3 modes expliqués par BRUNER). Il conduit à une plus grande décentration et à une meilleure conceptualisation (un concept étant une structure constituée d’attributs, qui la définissent, et que l’on n’hésite pas à modifier au fur et à mesure que s’affine notre compréhension).

Les recherches de KHOMSI(9) sur les stratégies de compréhension orale du jeune enfant, ont montré que ces dernières correspondaient aux régularités mises en lumière par F. ORSINI-BOUICHOU, tant au niveau de l’âge que des caractéristiques :

 

VI. Conclusion

Il me semble donc qu’un travail conduit dans ces trois domaines peut être fructueux pour l’enfant.

Sur la base d’une sécurisation affective, et d’une communication ainsi favorisée, le développement des compétences cognitives (langagières et opératoires) est possible.

L’enfant peut “apprendre”, c’est à dire ...

  • percevoir,
  • stocker et traiter des informations,

...motivé en cela par un projet lié à son vécu.

Pour terminer enfin, je voudrais rappeler les trois niveaux de prévention décrits par Ivan DARRAULT:

Elle est du ressort des enseignants de Maternelle et a été l’objet de notre étude.

 

Il est intéressant de voir que les recherches des personnes citées ici présentent une convergence d’analyse. Elles confortent la vision que défend BRUNER, vision qui englobe, affine et complète les théories de PIAGET.

À nous de lui faire écho sur le terrain...

Guy Trigalot
(mai 2003)

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Notes

(1) Jérôme Bruner : Psychologue américain. Comment les enfants apprennent à parler, Retz.
(2) Lev Semyonovich Vigotsky : Psychologue russe. Pensée et langage.
(3) Bruno Bettelheim : Psychanalyste. Survivre.
(4) Britt-Mari Barth : Maître-assistante à l’Institut Supérieur de Pédagogie. L’apprentissage de l’abstraction, Retz.
(5) Bernard Aucouturier : Psychomotricien exerçant à Tours. La pratique psychomotrice, Drouin.
(6) Laurence Lentin : Enseignante-Chercheur (INRP, CRESAS). Comment apprendre à parler à l’enfant, ESF.
(7) Ivan Darrault-Harris : Prof. des Universités en Sciences du Langage, IUFM du Limousin.
(8) Francine Orsini-Bouichou : Psychologue-chercheur à Aix-en-Provence. L’intelligence de l’enfant, ontogenèse des invariants.
(9) Khomsi : Chercheur en linguistique à Nantes.

 
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