Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
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Devenir enseignante spécialisée

 

 
Un texte de Sylviane Corbion
 

 

Dans l’Éducation Nationale depuis quinze ans, mon parcours professionnel est une longue suite de formations, de rencontres et de moments déterminants. Après quelques années dans le secrétariat puis le contrôle de gestion, j’ai repris mes études à vingt-quatre ans : DUT à Paris XIII puis Licence et Maîtrise à la Sorbonne. Un jour, j’ai rencontré une jeune femme sachant à peine lire et écrire... ce fut le déclic. J’ai donc choisi de devenir professeur des écoles à trente ans. Je me suis formée pour enseigner dans toutes les classes (maternelle puis beaucoup le CP pour l’apprentissage de la lecture, CE1, CE2, CM1). Ayant eu des élèves handicapés en intégration dans ma classe, j’ai suivi tous les stages d’Aide à la Scolarité des Handicapés proposés par l’Éducation Nationale et je suis devenue Conseillère à la scolarisation des élèves handicapés durant un an.

L’année dernière, j’ai suivi un stage de préparation pour passer un examen : le CAPA-SH. Cette certification permet d’intégrer un réseau d’aide spécialisée pour prévenir l’échec scolaire des élèves en grandes difficultés. Son obtention permet d’être titularisé sur un poste d’enseignant spécialisé en primaire (maternelle et élémentaire). Les réseaux d’aide spécialisée, ce sont les fameux « RASED » que le précédent gouvernement souhaitait supprimer.

Nous étions quinze enseignants durant cette formation en alternance avec des cycles de cinq semaines en stage et cinq semaines en présentiel devant des élèves en grandes difficultés. Mon poste était basé à Saint-Denis alors que j’habite à Dammartin-en-Goële (mon village est tristement célèbre depuis les événements tragiques de janvier 2015). Je n’ai pas choisi cette affectation, l’institution a décidé du lieu. J’ai travaillé toute l’année avec acharnement. Je pensais que le jury viendrait en juin. Et bien non ! En mai, la division des examens nous a informés : « pas de certification en juin ». Et me voilà avec toutes mes préparations pour l’examen, tous les affichages, mes dossiers, mes projets... tout est à mettre à la poubelle puisque je change de réseau d’aide à la rentrée, même si je reste dans le 93.

J’ai travaillé tout l’été, élaboré de nouveaux projets. L’enseignante spécialisée que je remplace était très organisée. Ses dossiers élèves sont à jour, le matériel pédagogique est conséquent. Les conditions sont optimales pour ma réussite à l’examen. Malheureusement, l’inspecteur a effectué une refonte du réseau d’aide deux semaines après la rentrée des classes, sans me demander mon avis bien évidemment. Il m’a changé de secteur. Normal, je suis la dernière arrivée... le pion dans l’échiquier, le soldat interchangeable, taillable et corvéable à merci. J’ai dorénavant quatre écoles, 44 classes, sur des lieux différents bien sûr, et j’ai perdu le groupe scolaire dont je m’occupais depuis la rentrée ! La veille, mes collègues enseignants spécialisés avaient affiché à mon encontre une belle solidarité, décidé à l’unanimité que je garde mon groupe scolaire. Et durant la réunion, rien. Pas un sursaut, pas une objection. Ah, si ! J’oubliais, « Tu verras, là-bas, y a une baignoire et une douche » !!!! Véridique !!! Comme m’a dit mon mari : « Une douche ? Dis donc, on ne lésine pas sur les avantages sociaux dans l’Éducation Nationale ! ». J’ai pris la parole à la fin de la réunion et j’ai exprimé tous mes ressentis : changer de secteur un mois avant la certification alors que j’avais déjà préparé tous mes projets, la précédente inspectrice m’ayant assurée d’aucun changement me concernant, être implantée sur des écoles n’ayant jamais eu de réseau d’aide, donc pas d’existant sur lequel s’appuyer, tout est à construire. Je laisse les gens à leur conscience. L’Inspecteur m’a même dit : « Je vous demande juste de faire acte de présence, c’est juste pour envoyer un message fort aux directeurs... Toutes les écoles avec des enseignants spécialisés. » Eh oui ! Bienvenue dans le service public !

C’est dur. Ma salle, à l’abandon, se trouve dans un bâtiment annexe d’un groupe scolaire. En fait, c’est un logement de fonction pour enseignant. Je n’ai pas de matériel pédagogique, même pas un stylo, pas de chaise, ni de chauffage (j’appréhende l’hiver !) Les murs sont couverts de moisissures, l’odeur est pestilentielle. Je ne sais pas ce que je vais faire avec les élèves. J’ai le sentiment d’être complètement isolée. Cette solitude me pèse. Je suis seule face aux difficultés : la préparation de l’examen, la réponse aux demandes des enseignants, les besoins des élèves en grande difficulté, la préparation des séances (que faire ? comment faire ?), les difficultés inhérentes au métier, aux locaux. Je suis jetée dans le grand bain, à moi de me débrouiller. Nage ou coule !

J’ai observé les élèves dans les classes, puis, en concertation avec les enseignants, la psychologue scolaire et la rééducatrice, j’ai constitué des groupes d’élèves en fonction de leurs besoins pédagogiques : des enfants qui ne savent pas encore lire, d’autres qui ne comprennent pas, qui ont des difficultés pour mémoriser, qui ont des problèmes de langage... Des profils divers et variés à qui il faut proposer des aides adaptées, deux fois quarante-cinq minutes par semaine, soit 5% de leur temps scolaire, une goutte d’eau dans leur océan de difficultés. J’ai formé mes groupes pour mon examen, prévu initialement le 20 novembre mais repoussé, une semaine avant l’échéance, au 11 décembre, en raison d’une grève des enseignants, ça ne s’invente pas !

Il fait chaud dans ma salle dorénavant. Mi-novembre, un technicien est enfin venu réparer la chaudière ; en octobre, les enfants écrivaient avec leur blouson, ça me faisait mal au cœur... L’inspecteur, bien qu’averti de la situation, n’est jamais intervenu. J’ai recouvert les murs (moisis) d’affichages, mis çà et là quelques fleurs en tissu pour égayer. L’ambiance est agréable. En quelques semaines, les élèves ont fait de véritables progrès et ils sont heureux de venir dans ma salle. Travailler de façon individualisée avec un petit groupe de cinq élèves est l’idéal, même si c’est par tranche de 45 minutes. Le suivi est régulier, productif, intéressant, Enseigner prend tout son sens. Aucun problème de comportement, juste des enfants charmants, attentifs, avides d’apprendre, de remédier à leurs difficultés. Il faut dire que mon secteur est très calme. Les enseignants sont contents de mes services. Nous avons mis en place des groupes d’atelier lecture et de production d’écrit. Au début, certains enseignants étaient réfractaires, trop habitués à travailler seul dans leur classe, à ne pas échanger sur leur pratique pédagogique. L’idée a fait son chemin, j’ai réussi à les convaincre. Une enseignante désabusée s’est justifiée en me disant : « Tu sais, ce n’est pas contre toi. C’est juste qu’avec le temps, on n’y croit plus ».

En ce jeudi 11 décembre au matin, tout est prêt pour accueillir le jury. Je leur ai préparé des dossiers, des projets qui représentent plus d’une centaine de pages de données bien étayées. C’est parti pour quatre heures. Je sais que l’exercice est éprouvant. Je dois mener deux séances de 45 minutes devant les élèves puis effectuer une analyse de ces deux séances (si c’était à refaire, comment je m’y prendrais...). Ensuite viendront les questions de chacun des membres du jury durant une heure. Puis, la soutenance du mémoire professionnel. Ce fameux mémoire de 30 pages qui a posé tant de problèmes à mes collègues en formation malgré un accompagnement et un dispositif conséquent lors du stage de préparation à l’examen. L’écriture de ce mémoire et les recherches inhérentes ont été vécues par certains adultes de la formation comme difficiles voire insurmontables et ont généré de nombreuses angoisses (souffrance morale et physique) et ressentiments envers l’institution. Beaucoup n’avaient jamais produit de mémoire et ne savaient pas comment s’y prendre (rédiger une problématique, quel livre lire, choix du sujet...). Sur quinze participants au stage de préparation, six n’ont pas produit le mémoire demandé et ne se sont pas présentés à l’examen.

Personnellement, j’ai accepté les règles du jeu, me conformant strictement à ce qui était attendu par l’institution. Mon manque d’expérience dans l’enseignement spécialisé est mon point faible, j’en suis consciente. Je n’ai pas encore les automatismes, le recul, la réflexion nécessaire. Je compte sur l’indulgence du jury et aussi sur la qualité de mon mémoire. À la lecture de mon écrit professionnel de 32 pages, mon directeur de mémoire a eu ces mots encourageants : « J’ai lu tout ton mémoire et franchement, je n’ai rien à te dire. Je n’ai aucune critique fondamentale, pointue qui modifierait en profondeur ce que tu as écrit. Tu maîtrises. Mes quelques remarques complètement insignifiantes, je pèse mes mots, ne seraient que chicane et insignifiance au regard de ta réflexion de haut vol. Je m’arrête là. Non pas qu’il y ait encore à dire. C’est que je sais m’effacer devant un travail qui répond et plus encore aux attentes. » Il m’a aussi demandé l’autorisation de présenter cet écrit aux promotions futures comme un modèle des attendus de l’examen. Rassurée, j’ai adressé mon mémoire à la division des examens début mai pour une soutenance... le 11 décembre (oui, sept mois plus tard... il faut savoir attendre dans l’Éducation Nationale...).

J’ai donc reçu la commission qui était composée de quatre personnes : la présidente du jury, inspectrice à l’académie, une conseillère pédagogique, une enseignante spécialisée, mon inspecteur. Oui, dans l’Éducation Nationale, le supérieur hiérarchique des enseignants se nomme un « inspecteur ». Il vient d’ailleurs une fois tous les trois ou quatre ans nous « inspecter » comme on contrôle les cuisines d’un restaurant. À noter : aucun formateur du stage de préparation ni le directeur de mémoire ne font partie du jury.

Mes deux séances se sont bien déroulées. Les enfants ont été adorables. Puis est venu le temps de l’entretien. Dès le départ, le ton fut donné. Mon inspecteur m’a fait remarquer : « Il fait chaud ici. De quoi vous plaigniez-vous ? L’escalier pour venir est glauque mais il fait nuit. Je vous trouve plutôt bien installée. » Il est certain que lorsqu’on arrive après la bataille....

J’ai essayé de leur présenter tous mes documents, un peu comme un serveur présenterait la carte du restaurant. Il faut dire que j’avais mis les petits plats dans les grands... « Bon, on verra ça tout à l’heure. » On ne reparlera jamais de mes documents.

Ils ont jugé mon mémoire trop universitaire, trop difficile à comprendre, trop pléthorique... Certains ont une lecture peu généreuse, ils cherchent à prendre en défaut l’auteur du texte plutôt qu’à dialoguer avec lui, qu’à apprendre de lui. J’étais pourtant assez fière de mon écrit. Je pensais qu’il constituerait le point fort de mon examen. J’ai vite déchanté. On m’a reproché d’avoir voulu leur en mettre plein la vue, d’avoir trop lu, « n’oubliez pas, les pédagogues ne sont pas des chercheurs et vous êtes une pédagogue ». Ils m’ont aussi demandé d’arrêter de m’exprimer avec, je cite, « mon langage théorique »... Mon inspecteur s’est même fâché façon chef cuisinier dans un resto après ses commis ! Pas de chance, le stage de préparation à l’examen nous a conditionnés toute l’année à répondre de cette façon.

Il m’a reproché aussi d’être dans le roman policier (Minou-Bonbon) et de faire peur aux enfants : « Vous trouvez normal de faire lire à vos élèves un roman policier avec le risque qu’ils fassent des cauchemars ? ». Quand j’étais encore enseignante en classe, dans mon école au cœur de la cité, mes élèves se seraient bien marrés avec Minou-Bonbon qui prend des coups de bâton et le Père Latuile qui caresse la minette !!! Il ne fait pas beaucoup d’inférences, l’inspecteur. Heureusement, au second degré, il en aurait rougi... J’ai justifié mon choix : ce roman fait partie de la liste « Littérature jeunesse » de l’Éducation Nationale (en tant qu’inspecteur, il est censé la connaître !). L’histoire est mignonne. Les élèves se transforment en détectives et cherchent les indices... comme lorsqu’ils lisent. J’ai eu droit aussi, de sa part, en conclusion : « Je vous demande d’avoir un peu plus d’ouverture d’esprit. » C’est l’hôpital qui se fout de la charité !

Je n’ai pas vu la fiche d’évaluation institutionnelle que chaque membre du jury est censé compléter et qu’on nous a présentée en formation. Ils ont consigné quelques mots sur une feuille, à l’arrachée. La note pédagogique attribuée à l’examen doit être bien subjective. D’ailleurs, pourquoi des adultes enseignants continuent-ils d’être notés sur 20, alors qu’il est question de supprimer les notes chez les élèves ?

Bon, je passerai aussi l’étape gobelets, papiers par terre (dosettes café, thé, ...) à ramasser après leur départ, alors que la poubelle était apparente. Ils ne m’ont jamais adressé la parole durant la pause-café, alors que la conseillère pédagogique m’a demandé de me joindre à eux. Je fus sincèrement choquée par ce manque de respect.

J’ai trouvé l’épreuve très infantilisante. La soutenance ressemble à un long monologue du jury. Pour eux, tout est négatif. Aucune remarque positive ne m’a été faite. J’avais la sensation d’être une mauvaise enseignante, d’être incomprise, de ne pas être légitime sur mon poste. Je fus donc agréablement surprise d’apprendre que la commission validait ma certification. La présidente du jury m’a annoncé ma réussite avec une tête d’enterrement, à tel point que je me suis dit « c’est cuit »... mais non, même pas. J’avais juste oublié que dans l’Education Nationale, on positive avec les recalés à l’examen, on leur dit à quel point c’était formidable alors qu’on pointe du doigt tout ce qui ne va pas, on fait les gros yeux, on soupire, on ironise... bref, on bizute à mort la pauvre débutante...

Pour moi, le CAPA-SH, cet examen, c’est l’aboutissement d’une année de formation, d’investissement et, quelque part aussi, une reconnaissance de l’institution. Mon objectif n’est pas de rester enseignante spécialisée très longtemps. Je prépare à distance un Master 2 de recherche qui débouchera, je l’espère, sur une thèse. D’ailleurs, à ce sujet, je ne comprenais pas pourquoi, durant la soutenance, les membres du jury me disaient : « La recherche, c’est un hobby... Faut la mettre de côté. »... « Pas d’expérimentation sur les élèves... Faut être humaine... »... « On dirait une théoricienne qui vient faire sa recherche en classe... ». Je me suis triturée les méninges pour comprendre. En fait, ils pensaient que ma recherche en sciences de l’éducation portait sur l’apprentissage des élèves... D’où les dossiers conséquents présentés, des projets avec beaucoup de théorie dedans... Mais non, c’est sur la formation des adultes ... et justement sur les enseignants qui suivent le stage de préparation au CAPA-SH !!!

Sur les quinze collègues qui ont participé, comme moi, à ce stage de préparation au CAPA-SH, sept ont été validés mais en gardent un souvenir épouvantable, une souffrance qui confine à de la maltraitance. Six ont abandonné et enseignent à nouveau dans des classes. Deux autres ont été recalées à l’examen. Pourtant, une de ces deux enseignants faisait fonction, elle occupait déjà un poste d’enseignante spécialisée avant la formation, elle voulait juste être titularisée sur son poste. Elle a suivi tous les cours lors de la formation avec assiduité, elle a réalisé le mémoire demandé au prix d’un effort considérable pour elle... Le jury a reconnu ses compétences pédagogiques mais a trouvé que ses écrits étaient insuffisants. Elle devait produire encore plus de projets, de fiches de préparation des séances en amont. En fait, cette jeune collègue pensait que le jury validerait ses acquis et son expérience sans avoir besoin de produire « toute cette paperasse qui ne sert à rien »... Bienvenue dans la bureaucratie ! Les deux collègues, recalées à l’examen, continuent d’assurer leur mission auprès des élèves en grandes difficultés. Elles pourront repasser l’examen l’an prochain et seront prioritaires pour rester sur leur poste actuel.

Actuellement, en Seine-Saint-Denis, les professeurs des écoles sont titularisés avec juste 4 de moyenne du fait de la pénurie de candidats au concours d’entrée, d’autres sont recrutés directement par pôle emploi pour des contrats à durée déterminée et ne connaissent rien à l’enseignement, d’autres sont parachutés dans les classes et ne recevront aucune formation, ou quelques jours par ci, par là. Les enfants handicapés (et notamment des autistes présentant des troubles conséquents) sont accueillis dès l’école maternelle sans aucun moyen, les enseignants non formés sont totalement démunis. Pourquoi n’en parle-ton pas ? L’Éducation Nationale nous demande de nous taire au nom de notre devoir de réserve. Mon devoir à moi était, aujourd’hui, de vous informer de ce qui se passe dans les écoles... Je termine actuellement l’écriture de mon premier roman. J’y évoque le quotidien intime et professionnel d’une enseignante sur une année scolaire. En quinze ans d’expérience dans l’Éducation Nationale, j’ai tant à raconter...

Sylviane Corbion
Juin 2015

 
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Dernière révision : jeudi 04 juin 2015 – 16:00:00
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