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Autre publication  Texte publié également sur le forum du site de Philippe Meirieu, le 02 février 2007.
Apprendre en Finlande  Pour une approche approfondie et de première main des pratiques pédagogiques finlandaises, se reporter au blog spécialisé de l’IUFM de Lyon, Apprendre en Finlande (Rencontres pédagogiques Franco-Finlandaises).

 

 
Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




« Découvrant peu à peu la profonde originalité du système finlandais, nous en avons tous conçu une véritable admiration et l’envie d’en importer quelques uns de ses secrets dans nos pays respectifs...

Ainsi il ressort de cette étude que la Finlande est un des pays au monde où les inégalités sont les mieux corrigés par l’éducation, où les différences de compétences entre garçons et filles sont les plus faibles et où les élèves ont un sentiment d’eux-mêmes très positif par rapport aux apprentissages.

Il vaut donc la peine de chercher à comprendre comment ce pays a su apporter des réponses aussi pertinentes à des problèmes dont la France n’a, après 30 ans de collège unique, pas réussi à venir à bout... »

Paul Robert, L’éducation en Finlande : les secrets d’une étonnante réussite, Principal du collège Nelson Mandela de Clarensac (Gard)
Sources : Format PDF (site de Philippe Meirieu) ou Format HTML (site Education & Devenir)




« Il faut quand même souligner que le finnois a une orthographe totalement transparente, ce qui fait du décodage un jeu d’enfant totalement régulier, et qui contribue à rendre l’acquisition de la lecture l’affaire de quelques mois, quand cela prend des années en anglais ou en français (cf. la comparaison internationale COST détaillant les mécanismes d’acquisition de la lecture bien plus finement que PISA). Une fois la lecture acquise, c’est autant de temps à consacrer aux autres apprentissages. Cette constatation n’invalide évidemment pas les autres facteurs présumés avantager les finlandais, mais on aimerait des preuves expérimentales, au-delà des simples corrélations. Contrairement aux autres facteurs mentionnés, il existe des preuves scientifiques du lien entre transparence de l’orthographe et facilité de l’apprentissage de la lecture, il ne faut donc pas l’oublier et il y a même tout lieu de placer ce facteur en N° 1 de la liste. »
http://education.devenir.free.fr/association.htm




Comment expliquer l’étonnement d’un chef d’établissement devant la réussite concrète et globale d’un système éducatif original au service de l’élève placé au centre et les réserves théoriques d’un scientifique obsédé par les « mécanismes d’acquisition de la lecture » enseignés quel qu’en soit le prix dans un système traditionnel où l’élève est un invité obligé soumis aux enseignements ? Quand on sait que conduire toute la jeunesse d’un pays vers le connaissance et la citoyenneté relève de l’exploit, comment expliquer l’enthousiasme de l’un, la fraîcheur de l’autre ? En présence d’un progrès humain sans équivalent historique et disposant d’un laboratoire à l’échelle d’une nation, comment peut-on s’intéresser à un détail technique, sachant que plusieurs siècles sont nécessaires pour faire passer un peuple de l’asservissement à l’émancipation, alors qu’il ne faut que quelques mois pour changer une technique ? Le premier cherche à comprendre la pédagogie mise en œuvre, le second fournit une explication technique qui exclut sans examen toute implication pédagogique. Qui est le scientifique ?

Par quelle forme d’idéologie de provenance obscure faut-il se laisser abuser intellectuellement pour ne pas voir dans la réussite finlandaise la réalisation d’un contrat social ? Entre système scolaire finlandais et système français il y a le même écart qu’entre une république parlementaire et une monarchie de droit divin. Là-bas, concordance entre système scolaire et démocratie, ici, contradiction frontale du système scolaire avec le régime politique et les principes de la République. Faut-il nécessairement minimiser les informations qui éclairent trop brutalement les incohérences politiques et les défaillances éducatives d’un système inadapté pour ne pas avoir à mener une étude scientifique de la psychopédagogie et de la politique éducative qui ont inspiré des principes et un fonctionnement pédagogiques à l’opposé des nôtres ? Le rôle d’un expert en éducation est-il de communiquer, c’est-à-dire de façonner l’opinion, ou d’informer ? Ce commentaire de F. Ramus sur les « avantages » qui favoriseraient les Finlandais, faisant suite au compte-rendu d’un voyage pédagogique effectué par P. Robert, éclaire bien sur la finalité qui oriente les travaux sous label INSERM en sciences de l’éducation. Ce point de vue en raccourci en dit long sur les conceptions bio-mécanicistes concernant un problème de société dont la résolution à long terme ne peut être que politique et non extraite du chapeau des experts. Si les résultats obtenus par les élèves de l’école finlandaise les placent en tête d’un classement mondial, c’est l’aboutissement d’une politique scolaire de plusieurs années orientée vers une démocratisation de l’éducation et l’instruction publiques en concordance avec les autres secteurs du contrat social. Ils fournissent la preuve que le choix politique et volontariste d’une école pour tous peut conduire au succès tant au plan de « l’efficacité » didactique que de l’épanouissement de la personne, de la conscience pédagogique, civique et morale sans avoir recours à des connaissances neurolinguistiques et neurophysiologiques sur des « sujets » en difficultés, en trouble d’apprentissage, en pathologie ou, pour plus de vérité, simplement en période d’apprentissage. L’orientation de la politique finlandaise a été de chercher les réponses du côté de la pédagogie et de la psychologie. Ce qui empêche nos scientifiques de saisir la portée d’un tel événement, c’est leur indifférence intellectuelle à l’égard d’une quelconque évolution de la politique éducative, où que ce soit. C’est peut-être aussi le repli narcissique de chercheurs enfermés dans leur labo, loin des lieux où l’éducation se vit. Les articles, comptes-rendus de recherche et rapports des chercheurs en neuro-sciences et psychologie cognitive ressemblent à des reportages de voyages d’experts sur des planètes inhabitées. Après des années de travaux on exhume quelques explications et recettes certifiées pour « aider » quelques centaines d’élèves en difficulté dans un système archaïque, pendant que les acteurs de terrain d’un lointain pays perdu dans les brumes du nord construisent un service public d’éducation qui répond aux attentes du temps présent et fait réussir la totalité de sa jeunesse. Des conclusions INSERM comme du commentaire de F. Ramus, il ressort que, en présence de cette nouvelle d’envergure historique qui interpelle tout citoyen responsable occupant une fonction dans l’institution, quel que soit son poste - la réaction du principal P. Robert l’illustre bien - les scientifiques de l’éducation ferment un œil pour coller l’autre sur leur microscope. Qu’y voient-ils ? Ce qu’ils pensent ! Si des paysans découvraient toute une cité antique dans la vallée du Nil, nos scientifiques remarqueraient la transparence archéologique du sable égyptien.

Les responsables et les acteurs du système finlandais ont bien compris qu’on n’améliore pas un système inadapté en réparant les produits non conformes repérés et traités selon des critères neurologiques et des techniques médico-scolaires. Réparer au cas par cas renforce l’homéostasie du système, faire plus de la même chose ne change jamais rien. Pour démocratiser leur école, il ne s’agissait plus d’améliorer un système qui classait, triait, sélectionnait, éliminait, tout en proclamant le droit sacré pour tous à l’égalité de chance de finir premier de la classe. Il ne s’agissait plus de mettre en place des dispositifs efficaces de remédiation pour que les « dyslexiques » deviennent de bons syllabistes et les « dyscalculiques » de bons compteurs. À quoi bon appeler au chevet d’un mammouth en gésine une cohorte de neuro-obstétriciens qui l’aideront à accoucher d’une souris ? Il s’agissait plutôt de transformer l’école pour en faire un lieu de vie démocratique, une maison pour l’émancipation de la jeunesse, un lieu d’instruction mutuelle, de formation solidaire, d’éducation à la responsabilité sociale. Pour penser l’enseignement et l’éducation du temps présent en harmonie avec leur système politique, les Finlandais ont dû se défaire des représentations de l’enfance et des conceptions éducatives militaro-religieuses d’avant la Réforme luthérienne. Ils savent donc que l’échec scolaire n’existe que corrélativement à la définition qu’on se donne du statut de l’enfant, de l’élève, de l’erreur et à un certain mode de transmission des connaissances : l’enseignement frontal exclusif qui, par définition, s’adresse aux élèves en avance sur le reste du groupe, ceux qui ne se trompent que rarement. Ce mode de transmission privilégie les interactions entre maître et « bons élèves », ceux à qui le cours ou la leçon enseigne ce qu’ils savent déjà. Il encourage, gratifie et récompense à l’aide de bonnes notes et de breloques peu émancipatrices ceux qui en ont le moins besoin. Il culpabilise, décourage, désespère et détruit l’estime de soi chez ceux qui ont besoin de l’école pour apprendre. La notation systématique des activités d’apprentissage en cours crée la confusion entre situation d’apprentissage et situation d’évaluation dans l’esprit des élèves et des enseignants. Qui informe le jeune enfant entrant à l’école française que tout ce qu’il va dire, écrire, réciter, chanter, dessiner sera retenu à charge ou à décharge ? Parmi les effets secondaires indésirables, la notation finit par installer dans l’opinion la conviction que la note est la motivation incontournable sans laquelle les élèves n’apprendraient rien. Autre effet non voulu consciemment, ce mode d’évaluation qui interdit l’erreur pendant les activités d’apprentissage transforme l’école en un système sélectif. Ce qui équivaut effectivement à l’interdiction d’apprendre. Il n’y a pas d’élève en échec, il n’y a que des élèves en train d’apprendre avec une plus ou moins grande rapidité d’acquisition, pouvant rencontrer des difficultés passagères ou durables. Quel adulte, fut-il Professeur des Universités, n’en rencontre pas un jour ou l’autre, quelque part ? C’est bien le feed-back, le traitement institutionnel du ralentissement passager des acquisitions, la notation et la sanction de l’erreur provisoire qui font ou non « l’échec », concept élitiste dont la fonction sociale est d’éliminer aussi tôt que possible le plus possible de candidats à la course aux diplômes. C’est à ces conditions scolaires que la science de l’éducation devrait s’intéresser en priorité.

Pourtant, les nouvelles sciences de l’éducation s’intéressent moins à l’éducation, à son devenir et à sa finalité qu’aux compétences de l’enseigné dans le traitement efficace des informations reçues de l’enseignement, enseignement défini comme une distribution standardisée et ciblée d’informations cognitives : méthode uniforme, menu unique. Dans le discours savant, l’éducation n’est pas l’action d’accompagner ou de guider, selon les points de vue, le destinataire de l’enseignement pour le conduire de son état de dépendance infantile vers l’autonomie acquise par les résidents adultes d’un pays moderne et démocratique. Dans ce discours, l’acte éducatif, étant considéré comme indépendant de la culture dominante, de l’organisation sociale, de la situation économique et du régime politique du pays, serait un acte universel se pratiquant uniformément en tous lieux et en tout temps, qu’il vise soit la formation intellectuelle, psychologique et civique de tous les citoyens d’une démocratie, soit le formatage des sujets assujettis, ressortissants sous-traitants, d’une dictature. La technique supposée sans déterminant politique serait efficace sous tous les régimes. Autrement, il faudrait envisager d’accorder à l’élève un statut de sujet, c’est-à-dire d’acteur de son développement et de sa formation, de chercheur et donc le droit à l’erreur. Il faudrait examiner les modes relationnels et les interactions entre l’éducateur et l’éduqué. Il faudrait s’attarder sur ce couple sans lequel il n’y a pas d’éducation. Il faudrait considérer que le contexte institutionnel dans lequel ce couple évolue est lui-même évolutif. Et surtout interroger l’adéquation entre la finalité à laquelle on aspire, le projet éducatif porteur d’un projet social, d’une part, les moyens et la méthodologie qu’on se donne, l’idéologie qui les sous-tend, pour réaliser les objectifs préconisés, d’autre part. Quel enfant en vue de quel homme et de quel modèle de société ? Il n’y a pas d’éducation sans paradigme producteur de sens. Si éduquer c’est conduire, une éducation qui n’a pas de sens est absurde. Récompenser les premiers pour les encourager à faire mieux pendant qu’on propose à ceux qui cheminent péniblement un dispositif d’assistance médicale n’est pas un projet. Au mieux il s’agit d’un plan de validation et de gestion des injustices sociales, au pire un programme d’organisation de la compétition individuelle pour le pouvoir. Mais la variation des conditions de réalisation et les contingences historiques ou politiques semblent nuire à l’impartialité et à l’objectivité de l’approche scientifique. On a plus vite fait de mesurer exactement la contenance d’un vase inerte sans affect, sans intention, sans désir, sans projet d’avenir que les effets variables et divers d’une interaction entre acteurs vivants à qui l’éducation demande de s’accorder par-delà leurs contradictions. Et c’est bien ici que se situe le nœud de la problématique professionnelle, problématique qui ne préoccupe pas le moins du monde les chercheurs en synapses. Par glissements progressifs certaines sciences de l’éducation semblent être parvenues aujourd’hui à l’épure de sciences du neurone. L’observation des corrélations synaptiques permet d’échapper aux facteurs incontrôlables que sont la relation humaine et les rapports sociaux entre les gens. Les contingences liées à « l’indescriptible légèreté des sujets scolarisés » sont donc évacuées du champ. Par asepsie certaines sciences de l’éducation sont devenues sous l’égide de l’INSERM des sciences de la médication. Pour mener une recherche pure, ciblée, dépouillée de toute variation incontrôlable, les experts examinent certaines zones corticales d’un cerveau sans corporéité, sans esprit, sans histoire, sans famille, sans école, sans société, sans complexité. Y a-t-il quelqu’un sous le crâne ? Ils se posent les questions simplifiées qui entraînent des réponses simplissimes. « Pour améliorer l’enseignement du déchiffrage ? Le commencer le plus tôt possible ! Pour soigner l’élève égaré par un code de correspondance insensé et fantaisiste ? Systématiser l’enseignement de ce code ! » Au bout de cette recherche où est la découverte ? Pour traiter des problèmes individuels et particuliers, « spécifiques », que la didactique traditionnelle ne sait pas résoudre ils proposent de « nouvelles méthodes » découvertes au musée de l’enseignement. Ils ne mesurent pas les effets secondaires indésirables, peut-être souhaités, de l’allongement de la nomenclature des « troubles scolaires ». Leur sollicitude médico-compassionnelle et secouriste pour des enfants « pas comme les autres », « aux cerveaux différents », « incompris » du système scolaire, engendre des associations de famille d’enfants « malades », pathologisés et victimisés, sur le modèle des associations de familles consommatrices de Rytaline aux Etats-Unis. On connaît déjà de nombreuses associations de « familles d’enfants dyslexiques » qui s’agitent en groupes de pression. Comme le corporatisme des personnels de l’école qui cloisonne l’institution en compartiments étanches, le consumérisme et le communautarisme à l’américaine améliorent-ils le fonctionnement de l’école, proposent-ils un projet éducatif et font-il progresser la démocratie ? Si la démocratie n’est que la somme des intérêts particuliers, certainement ! Si l’on admet que la république est le système politique qui transcende les individualismes, la réponse ne peut être trouvée que dans la pédagogie. Sans pédagogie les réponses didactiques pures ne servent à rien. Il faut faire la confusion entre les deux pour croire qu’une réponse médico-didactique adaptée aux cas particuliers est possible. Quand l’élève est au centre, comme en Finlande, la pédagogie s’adresse à tous et prend en compte la diversité. Les didactiques et les « prises en charge » spécifiques de troubles des apprentissages dits spécifiques y sont inutiles. Seuls les systèmes uniformes et concurrentiels qui mettent le maître au centre nécessitent des didactiques et des thérapeutiques de compensation.

Après lecture du commentaire de F. Ramus sur la réussite finlandaise et du rapport INSERM, j’en viens à penser que les travaux des experts en sciences du neurone n’ont pas plus pour intention de revenir à l’école de grand-papa comme le voudraient les « républicains » que de faire évoluer le système scolaire, comme le souhaitent les pédagogues. Je pense qu’ils s’accommodent fort bien de l’état actuel du système et qu’ils s’en accommoderaient tout autant s’il était soit plus évolué, soit plus en retard qu’il ne l’est. Car la question ne se pose pas à eux. Du point de vue des savants, l’école est éternelle, elle n’a pas d’histoire. Indifférents aux problèmes humains des élèves comme des enseignants, impossibles à mettre en équation, ils ne se posent que les questions auxquelles leurs outils électroniques et mathématiques peuvent fournir des réponses. Ils ignorent logiquement et méthodiquement que dans notre système bien français la pédagogie se manifeste parfois sur la marge rarement à l’intérieur. De même, ils ne perçoivent pas le décalage entre le degré atteint par la démocratie en Europe et le retard pédagogique de la plupart de ses systèmes scolaires. Ignorant la pédagogie, la confondant avec la didactique, n’en connaissant pas l’utilité et la finalité, ils ne remarquent pas son absence et ne se préoccupent pas de définir sa place dans l’éducation. Quand ils en parlent c’est pour pointer l’illégitimité des pédagogues ou les exclure du champ de leurs caméras. D’autre part, remettre en question le système qui fournit la matière première de leurs travaux leur ferait perdre de la crédibilité dans la majorité. Pour voir ce qui dysfonctionne dans l’école, il leur faudrait renoncer au préalable que seul l’élève peut dysfonctionner et admettre que l’école puisse aussi dysfonctionner, voire même se tromper de but. Pour l’instant le service à domicile ou en atelier de maintenance est la seule réponse envisagée à une question d’ordre individuel. Concernant la structure et le fonctionnement de l’école, ni réforme, ni restauration ne sont envisagées. C’est pourquoi les querelles entre Anciens et Modernes ne les concernent pas. Pour résoudre le décalage entre système politique et système scolaire, les pédagogues proposent d’introduire une dose de pédagogie dans l’école, les « républicains » d’en creuser un peu plus l’écart, les didacticiens de techniciser un peu plus la formation des enseignants, les scientifiques d’ouvrir de nouvelles structures de réparation et de soins qui respecteraient scrupuleusement les conclusions de leurs rapports. Donc, ils n’applaudissent pas le système finlandais qui ne se fonde pas sur leurs travaux pour fonctionner et qui progresse contre les résultats de leurs recherches. Mais ils désapprouvent aussi les conservateurs et les réactionnaires qui s’appuient sur leurs découvertes pour prêcher le retour au passé, la restriction et le dépouillement didactiques. Cependant, malgré leur neutralité et leur innocence pédagogiques, il arrive que leur mise en chiffres de l’actualité didactique serve d’argument à l’autoritarisme (en arrosant leur pré ils apportent de l’eau aux moulins des républicains et des didacticiens). Il leur faut ponctuellement s’en démarquer : déclaration en forme de lettre ouverte de F. Ramus et de R. Brissiaud : il n’y a pas lieu d’imposer une unique méthode d’enseignement de la lecture (...du moment qu’on l’enseigne... ou n’imposons rien à ceux qui se soumettent !) Cela annonce bien le présupposé qui fait consensus, mais ne fait pas preuve, dans la communauté comme pour le sens commun : la lecture s’enseigne par mise au déchiffrage. Ce présupposé n’est pas soumis à l’épreuve du doute scientifique. Au contraire, les chercheurs l’adoptent comme postulat.

De fait, les découvertes de ces scientifiques qui cultivent la neutralité idéologique viennent valider des pratiques didactiques séculaires fondées sur les idées reçues qui se transmettent de génération en génération. Quoi de neuf dans leurs publications ? Quid d’une science qui ne découvre que du convenu et restreint ce convenu à des coutumes de dressage ? La mission de la science serait-elle de légitimer l’homéostasie du système ? Quand on se borne à valider ce qui se fait quelle découverte est encore possible ? Si apprendre c’est renoncer à ce qu’on croyait savoir, les experts en neuro-imagerie seraient-ils eux mêmes affectés par un trouble des apprentissages ? Les « recherches sur la lecture » et l’évaluation de l’acquisition des compétences dites de lecture illustrent parfaitement ce blocage et ce paradoxe d’une science de l’homme dont l’objet est l’homologation des pratiques didactiques, par l’examen de leur efficacité à faire passer la leçon magistrale. Pourtant, maîtriser la lecture est autre chose que retenir les subtilités du « code » enseigné. Comparer l’efficacité des « méthodes » (manuels) d’enseignement de la lecture après avoir posé le principe de l’inaliénable liberté « pédagogique », c’est accorder à toutes le pouvoir, plus ou moins grand, « d’enseigner à lire ». La tâche première de la science devrait être d’examiner si la lecture est bien un objet fini, une matière d’enseignement et si, à ce titre, elle est transmissible par leçons de lecture. Faire l’impasse sur cet examen pour se contenter de l’étude technique des différentes méthodes, c’est en abandonner la décision à l’idéologie qui, justement, ne se pose pas la question et en décide sans examen. On n’enseigne la lecture que si l’on croit que la lecture est une matière d’enseignement. Le croire, c’est adopter sans le savoir la position idéologique qui place le maître et l’enseignement magistral au centre du système. Après avoir validé comme orthodoxes les pratiques traditionnelles conformes à la théorie dominante, les chercheurs sautent sans hésiter de ce qui se fait à ce qui doit se faire : « il faut enseigner les relations graphèmes-phonèmes (entre les lettres et les sons) de manière systématique et explicite, dès le début du cours préparatoire ». Adieu la « liberté pédagogique » ! Pourquoi présenter ces principes, que les gens de terrain mettent en œuvre depuis toujours, comme une découverte capitale susceptible de résoudre les difficultés d’apprendre à lire que pose... l’enseignement de la lecture depuis toujours ? Tous les enseignants qui enseignent la lecture utilisent des méthodes commercialisées (manuels à la fois outils didactiques et guides « pédagogiques ») dont le souci premier est de répondre aux attentes de la clientèle : l’offre de techniques d’enseignement du « code de correspondance ». Les rares à ne pas faire usage de méthodes commerciales sont ceux qui n’enseignent pas la lecture. Or, ne pas enseigner la lecture et ne pas utiliser de méthode, c’est avoir choisi délibérément, contre l’idéologie dominante, de lire dans de vrais livres pour apprendre à lire. C’est aussi se mettre en dissidence et en danger. Dans un climat de chasse aux sorcières, il faut avoir les épaules et le cœur solides pour le faire. Si les savants renonçaient seulement pendant le temps de leurs travaux à la définition commune du lire (lire c’est faire ce que l’école traditionnelle enseigne), du savoir-lire (savoir lire c’est maîtriser le code de correspondance que les méthodes enseignent), de la lecture « experte » (l’expert déchiffre « intégralement » les correspondances grapho-phonologiques à une « vitesse supersonique »), pour poser un regard innocent et sans préjugé sur le sujet, ils opéreraient un virage épistémologique et idéologique en épingle à cheveu. Mais, au moins, ils ouvriraient une voie originale à la réflexion scientifique sur l’enseignement scolaire, réflexion dont l’apport majeur jusqu’ici a été de renforcer les idées reçues. Pourquoi l’apprentissage non orthodoxe de la lecture, la lecture déscolarisée, ne serait pas au programme d’étude des « chercheurs » ? Alors que les Finlandais ont deux langues maternelles et deviennent bilingues par nécessité, les Italiens ont une langue facile à orthographier, ce qui ne les a pas aidés à mieux réussir aux épreuves scolaires de l’enquête PISA. Ce n’est donc pas le finnois facile et sa « transparence orthographique » qui ont « avantagé » les jeunes Finlandais. C’est la révolution copernicienne accomplie par leurs enseignants.

Alors qu’en France, le maître et les savoirs sont depuis toujours au centre du système, les Finlandais ont fait le choix sans ambiguïté d’y placer l’élève. Estime et considération lui sont accordées sans préalable. Le respect des droits de l’homme et de l’enfance sert de loi organique à tout le système. Là où les élèves sont bien dans leur peau, les profs aussi. Le bonheur des uns fait le bonheur des autres. Et contrairement aux prédictions calamiteuses de nos gardiens du temple, quand les élèves sont heureux, épanouis, libres d’avancer à leur rythme, « le niveau monte ». La pédagogie est donc le meilleur levain des apprentissages. Mais pour cela, il a fallu redéfinir les interactions entre pairs : en Finlande on collabore, on travaille en équipe, un pour tous, tous pour un ! En France on concourt à l’intérieur : chacun pour soi, le maître pour tous ! et à l’extérieur du système : regroupons-nous pour créer un groupe de pression plus puissant ! Arrachons des avantages à l’Etat avant les autres ! Que le meilleur gagne ! Stratégie qui vise à faire « réussir » les enfants d’une communauté et se présente comme une entreprise de réussite pour tous. Mais comment ? Où est l’intérêt général dans un système compétitif ? Quand on aura remédié aux « troubles d’apprentissage spécifiques » et fait gagner quelques places au dernier, au moyen des techniques de soins proposées par la médecine et les experts en techno-sciences de l’éducation (si on y parvient, ce qui n’est pas certain), un concurrent sorti de l’ombre prendra sa place. C’est l’éternel retour du « refoulé » ! Dans ce système, le maître se trouve en position paradoxale intenable : tout à la fois transmetteur de savoirs, entraîneur, évaluateur-chronométreur des performances, organisateur et jury de concours, sélectionneur, médiateur, remédiateur, vigile, juge-arbitre, éducateur, gendarme, juge au tribunal, procureur, gardien du temple, des traditions et des rites. Ses différents rôles s’annulent mutuellement. Ne pouvant pas être compétent et disponible en tout, partout, pour tous, mais toujours solitaire dans sa classe, il ne peut que se mettre en phase avec les meilleurs (ceux qui fournissent souvent les bonnes réponses aux interros), selon la norme de la réussite « au mérite ». Le rapport privilégié avec les « meilleurs » repose et gratifie un temps. Mais la réalité le rattrape toujours. Occupé la plupart du temps à arracher du « travail » et un minimum de rendement aux autres qui ralentissent la progression, il panique à l’idée de ne pas « boucler le programme ». À ne pas remplir ce contrat il éprouve un sentiment d’imposture et de culpabilité. Monarque sans trône et sans couronne, contraint à changer de casquette à chaque instant, quand il n’en porte pas plusieurs à la fois, le roi nu est invité à promouvoir l’élite, donc à écrémer et, simultanément, à « faire réussir » tout le monde. A la fois privilégié et victime, en cas de jacquerie populaire, de la toute-puissance qu’un système féodal est censé lui accorder sans garantie et sans sécurité, il doit sans cesse, faute de démocratie, s’imposer ou composer. Position inconfortable, génératrice de stress, parfois de paranoïa, que les professeurs finlandais, ni notateurs, ni correcteurs, ni juges, ni sélectionneurs, ni redresseurs, ni éliminateurs, dont les rôles se limitent à transmettre, accompagner, guider, aider et éduquer des élèves qui aiment l’école ne connaissent pas. En France aussi on veut faire aimer l’école, les profs, l’étude et les savoirs... mais, par un glissement pervers, amour de l’école et plaisir d’apprendre sont devenus des vertus morales exigibles. On peut faire grief à qui ne les possède pas.

Bien sûr, ces données humaines et sociales ne sont pas observables en tomographie par émission de positons ou en imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. Par contre, ceux qui savent regarder peuvent les observer à l’œil nu. Ce qui interroge en fin de compte, c’est que le “compte-rendu de mission” de P. Robert n’incite nullement les chercheurs de l’INSERM soit à des révisions déchirantes de leurs convictions et « vérités avérées », soit à se rendre en Finlande pour voir et comprendre ce qui s’y passe. Cela ne serait pas scientifique ? Pour apprécier le changement et le progrès accomplis par les Finlandais, l’expert scientifique ne peut juger qu’avec ce qu’il a, une grande expertise en psycholinguistique pour l’un, en neuro-psychologie ou en psychologie de la cognition pour d’autres, et... la pauvreté de pensée pédagogique pour tous. Il est difficile d’applaudir une évolution de l’école dans le sens du progrès social quand on se borne à mesurer l’efficacité comparée de méthodes éculées, sans remettre en question des théories et des concepts vieux comme l’école et sans jamais examiner la question éducative à l’aune de l’humain. La finalité de la science moderne ne serait-elle plus l’invention ? Ce que le savant, par honnêteté intellectuelle et par limitation méthodologique, ne peut pas évaluer, le citoyen, le démocrate, l’honnête homme de maintenant peut le faire, peut-être au prix du clivage de sa personne. Ce qui force l’admiration du lecteur dans le texte de P. Robert c’est son empathie et son respect sans condition pour l’enfance, son intérêt et son ouverture au progrès démocratique et social, ici et maintenant, inhabituels dans ce lieu, l’école, qui en se centrant sur le maître exclut naturellement un fonctionnement démocratique dirigé vers l’intérêt général et enfin, par contraste, son désintéressement propre. Qu’est-ce qui empêche que cet humanisme inspire les spécialistes des « sciences humaines » ?

Laurent Carle
Février 2007

 
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Annexes

Le compte-rendu de Paul Robert en quelques mots

L’école finlandaise est la meilleure élève de la classe. Ses élèves se classent en tête des systèmes européens et dans le monde aux épreuves d’évaluation en lecture, maths et sciences de l’étude PISA (OCDE), passées par 250 000 jeunes de 15 ans dans 41 pays.

Comment s’y prennent-ils ? Comment font-ils ? Que s’y passe-t-il ?

Bref, l’élève est au centre du système et la pédagogie est la préoccupation première des enseignants.

Extraits de ce compte-rendu

« La Finlande a sans conteste choisi la première solution - l’élève au centre. Il semble même que ce soit une fine et profonde analyse des besoins réels de chaque élève qui soit à la base de l’étonnant succès du système patiemment élaboré en 30 ans de réforme dans ce pays. L’idée qu’un élève heureux, épanoui, libre de se développer à son rythme, acquerra plus aisément les savoirs fondamentaux n’a rien là-bas d’une utopie de pédagogue illuminé : c’est tout simplement ce qui oriente l’action de tous : état, municipalités, chefs d’établissement, professeurs... La Finlande respecte profondément les savoirs, mais elle respecte encore plus les individus à qui elle veut les faire acquérir. Et cela ne passe pas là-bas pour un idéalisme débridé, mais pour le plus élémentaire pragmatisme...

L’élève doit se sentir à l’école « comme chez lui ». Tout hiatus entre l’école et la maison doit être autant que possible gommé. Le cadre de vie est conçu pour favoriser cette continuité : l’école est un lieu de vie où les espaces de travail sont vastes (65m2 par classe dans le nouveau collège en construction à Joensuu) et où de confortables endroits sont prévus pour le repos. Les élèves vaquent dans des couloirs aux couleurs chaudes et souvent décorés de travaux d’élèves, sans hâte et sans bousculades. Pas de dégradations : les locaux sont propres et respectés comme un deuxième chez soi. Il semble qu’il ne viendrait même pas à l’esprit des élèves de taguer, de souiller, de détruire. La taille modeste des établissements (300 à 400 élèves pour un collège ; 400 à 500 pour un lycée) crée une atmosphère de proximité et permet au principal ou au proviseur de connaître personnellement tous ses élèves.

Quant aux relations entre les professeurs et les élèves, elles sont empreintes elles aussi d’une grande familiarité qui n’exclut aucunement le respect mutuel. Du jardin d’enfant au lycée, les professeurs sont accessibles, disponibles, attentifs...

... on est frappé en circulant dans les établissements par la grande décontraction (y compris vestimentaire) et la liberté de mouvement des élèves qui n’exclut d’ailleurs nullement une surprenante auto-discipline. Il semble que les vols soient inconnus : les élèves déposent sans crainte leur vêtement dans un vestiaire en libre accès dans le hall de tout établissement. Les vélos sont également déposés sans anti-vol dans les emplacements prévus. En cours les professeurs ont un seuil de tolérance élevé par rapport à de petits écarts qui entraînent souvent en France des sanctions immédiates...

Il règne dans les classes une atmosphère de saine coopération où chacun est à sa place et tient un rôle dans la construction collective du savoir... Chaque élève a le sentiment d’avoir sa place, de pouvoir être lui-même et se développer librement. À ce compte, chacun peut donner la pleine mesure de ses capacités !

Si au collège le cadre de la classe traditionnelle est maintenu, en revanche à partir du lycée, les élèves composent entièrement leur programme en s’inscrivant à des cours, dont la liste est disponible sur le réseau informatique de leur établissement et accessible aussi par internet... »

Le Plan Langevin-Wallon

S’ils avaient voulu suivre les orientations du Plan Langevin-Wallon resté à l’état de projet depuis 1947 (soixante ans déjà), les Finlandais ne s’y seraient pas pris autrement.

Extraits :

« Cette inadaptation de l’enseignement à l’état présent de la société a pour signe visible l’absence ou l’insuffisance des contacts entre l’école et la vie... Une réforme est urgente qui remédiera à cette carence de l’enseignement dans l’éducation du producteur et du citoyen et lui permettra de donner à tous une formation civique, sociale, humaine.

Demeuré en marge de la vie, l’enseignement n’a pas tiré profit du progrès scientifique. L’empirisme et la tradition commandent ses méthodes alors qu’une pédagogie nouvelle, fondée sur les sciences de l’éducation, devrait inspirer et renouveler ses pratiques. D’autre part, et à tous les degrés, l’enseignement méconnaît dans l’élève le futur citoyen. Il ne donne pas une importance suffisante à l’explication objective et scientifique des faits économiques et sociaux, à la culture méthodique de l’esprit critique, à l’apprentissage actif de l’énergie, de la liberté, de la responsabilité. Or, cette formation civique de la jeunesse est l’un des devoirs fondamentaux d’un état démocratique et c’est à l’enseignement public qu’il appartient de remplir ce devoir.

Toutes ces raisons justifient la nécessité d’une réforme profonde de nos institutions qui, si elles ont dans le passé rempli avec succès leur mission, doivent, pour rester à la hauteur d’une réputation méritée, se transformer et s’adapter à l’état économique et social actuel. »

 
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Dernière révision : dimanche 02 février 2014 – 18:40:00
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