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Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




C’est l’école à la française. On recrute de jeunes diplômés que l’on envoie dans les écoles, sans formation. C’est ce que, sur France 2, nous montre « 21 jours à l’école », un reportage en immersion dans un CP, par Alexandra Alévêque. La maîtresse qui accueille la journaliste est en soi et à son insu, faute de formation, une encyclopédie de faux savoirs pédagogiques transmis par la tradition et approuvés par la science du neurone, nouvellement dévolue à la conservation des méthodes et rituels scolaires. La science conserve. Ses gestes professionnels illustrent brutalement le retard de l’enseignement en France. Pendant ce temps, les gardiens du temple, cache-misères, accusent les trois ou quatre pédagogues innovants d’être responsables de la baisse du « niveau ».

Toujours la même éternelle stratégie didactique. C’est le maître savant, celui qui sait, qui interroge, qui pose des questions à celui qui ne sait pas. Et qui juge. Très bonne méthode pour bâillonner la parole, étouffer l’autonomie de pensée et bloquer toute démarche d’appropriation active des savoirs ! Ignorant que, dans la vraie vie, à part les journalistes de radio et de télévision, les politiques et les comédiens, personne ne lit à haute voix, ignorant qu’il n’y a qu’à l’école qu’on oralise l’écrit, ignorant que le débit de la parole ne peut être supérieur à 9 000 mots-heure et que, par conséquent, le gain de vitesse ne peut se faire qu’en lecture visuelle, mentale, « silencieuse », la maîtresse, hôtesse de stage, chronomètre la lecture à voix haute de ses élèves. Or, lire, c’est, dans le silence, prendre connaissance d’un texte en trois fois moins de temps qu’il n’en faut pour le « parler ». Elle envoie, bonne intention pédagogique, ses deux meilleurs lecteurs lire à des camarades de maternelle un « livre » illustré dont, hélas, le texte débile et creux, sans intérêt parce que sans réel contenu, prend les enfants pour des déficients intellectuels. Ces fausses lectures dressent les enfants à manifester poliment un enthousiasme de façade ou à s’ennuyer fermement en silence, mais ne leur apprennent rien. On ne les y reprendra pas. Comme les contremaîtres dans les ateliers du siècle de Hugo, elle ordonne à ces jeunes enfants de travailler, ignorant que, dans le pays des droits de l’homme et de l’enfant, l’instruction est un droit, non un devoir. L’école n’est pas un camp de travail, c’est une communauté éducative. Que sait-elle sur la lecture et sur la psychologie de l’enfance ? Que sait-elle de l’histoire de l’éducation et de l’enseignement en France ?

Ce n’est pas vrai qu’il faille mettre de la distance entre les élèves et soi, comme elle le conseille à sa stagiaire. Pour être un bon maître de CP et d’ailleurs, il faut être un adulte serein et chaleureux, un pédagogue bienveillant et empathique. Adulte responsable et humain, proche des enfants. Sans proximité, pas d’éducation. À coté de cette maîtresse, Georges Lopez, le maître du film reportage Être et avoir, quoique traditionnaliste, était un expert en éducation. C’est plutôt par rapport à des pratiques scolaires dictées par une philosophie éducative imprégnée de morale d’encyclique, héritée du XIXe siècle, qu’il faut prendre ses distances. Forcément, prof d’un jour ou enseignante à vie, faute de formation pédagogique, on se met dans la peau d’un contremaître, comme ceux qu’on a connus, enfant, plutôt que dans celle d’un éducateur pédagogue, dont l’image est contraire aux « valeurs républicaines » diffusées par les penseurs de l’idéologie dominante. Quand on prend pour modèle les maîtres de notre enfance et leurs méthodes, on oublie qu’ils n’ont rien inventé, qu’ils imitaient déjà leurs anciens, qui, eux-mêmes… On se fait donc utilisateur candide de méthodes qui étaient appropriées – et le restent – à l’alphabétisation des enfants des prolétaires du XIXe siècle. Intransigeant ou accommodant, on se sent obligé de se montrer « sévère » et de batailler sans mollir pour, directeur de conscience civil, obtenir des efforts spontanés de la part de vingt élèves de 6 ans qui perçoivent mal le sens et la finalité de ce travail obscur, parfois aride, qui leur est demandé pour le motif qu’il faut « boucler le programme » concrétisé par le manuel.

Alexandra, quand vous aurez relu Carl Rogers, pensez à prêter ses écrits à votre hôtesse et à la hiérarchie qui l’a certifiée dans sa fonction de formatrice !

« Il n’est d’éducation qu’émancipatrice. Tout le reste est dressage. » Jean-Claude Barbarant.

Quand est-ce qu’on donnera aux enseignants et à leurs cadres une véritable formation professionnelle avec des formateurs pédagogues plutôt que neurologues ? Qui formera les formateurs ? Quels sont les groupes de pression qui ont intérêt à ce que la pédagogie n’entre pas dans le système scolaire français ?

Alexandra, à présent que vous avez plongé dans la piscine, c’est le moment d’enquêter.

Laurent Carle
Septembre 2015

 
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Dernière révision : mercredi 16 septembre 2015 – 12:00:00
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