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Publication originale  Ce texte a été initialement publié sur Le blog de l’amie scolaire : Questions de profs, le 6 décembre 2009, dans un billet intitulé Quand la “cécité théorique“ conduit à croire que faire plus, c’est faire mieux, avec une présentation d’Evelyne Charmeux.

 

 
Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Quand la théorie ne dit pas son nom, quand la pratique didactique va de soi et ne souffre aucun questionnement, c’est l’idéologie cachée qui gouverne, discrètement, et guide d’une main invisible le praticien aveugle. La pratique fonctionne alors au bénéfice des actionnaires de la théorie et de l’idéologie. « L’enseignement » de la lecture illustre très bien cette cohérence et cette solidarité entre théorie et pratique.

Quand on enseigne la lecture comme une activité de production de sons qui correspondraient aux assemblages de lettres, c’est qu’on croit qu’apprendre à lire, c’est apprendre le bruit des lettres et « installer » des « mécanismes » associatifs réflexes. C’est donc qu’on adhère, involontaire­ment et inconsciemment, si on est profane, – volontairement et sciemment, si on est « expert » en didactique ou auteur de « méthode » –, à la définition : « l’écrit est la transcription graphique des sons de la langue parlée ». Après la phase initiale d’étude de ces « mécanismes », suite logique, la maîtresse, de bonne foi et de bonne volonté, invite les élèves à comprendre ce qu’ils s’entendent prononcer, par transmission de la bouche à l’oreille du « lecteur ». Que peut-on prononcer devant un écrit non encore lu, que la « méthode » nous prescrit de déchiffrer ? Allez donc déchiffrer : « Monsieur Second », avant de l’avoir lu ! Contrairement aux apparences, « connection » n’est pas un mot français. Le déchiffrage ne se contente pas d’embrouiller et de tromper les déchiffreurs confiants, en outre il se comporte en faux ami. Quand le cerveau cortical intervient tardivement, forcément, il arrive trop tard, après la faute, dans cette « lecture méthodique », définie par la théorie comme un acte réflexe, étranger à l’intelligence. 90% des enseignants, approuvés par 90% de leur encadrement et des universitaires qui pensent l’enseignement, incités par 100% des auteurs de méthodes, pratiquent ainsi et croient à la théorie des sons. Ailleurs, 10% des enseignants, consciemment, se réfèrent à une autre théorie : « l’écrit est la représentation graphique de la langue et de la pensée ». Ce n’est pas du tout pareil. Deux théories qui, quoique contradictoires, ne s’affrontent jamais, pour autant. Si les tenants de l’écrit intelligent connaissent bien la théorie des sons sans sens, les utilisateurs de « méthodes de lecture » ignorent l’autre, la dénient. Pour un enseignant du déchiffrement, il n’y a pas d’autre chemin pour lire. Pour les penseurs de la majorité phoniste, les « méthodes » qui ne font pas déchiffrer se réduisent à la seule et unique « méthode globale ». Car, selon l’idéologie dominante, il faudrait impérativement une « méthode » pour apprendre à lire. « Nul ne peut apprendre à lire sans méthode », de déchiffrage, s’entend. « C’est simple. » Ici, le jugement simplificateur se fait instrument de conservation de la pensée conforme et figée.

Dans la majorité des classes, donc, on fait appliquer aux enfants la recette : « je vois/j’entends » parce que lire, serait faire du bruit avec la bouche. Dans une petite minorité d’irréductibles « gaulois », on lui préfère : « je vois/je pense ». Là, lire, c’est comprendre avec les yeux, c’est penser en silence. L’intelligence est immédiatement sollicitée, avant la faute.

Pour la théorie et les pratiques dominantes, la lecture est une activité sous-corticale. Dans les rares classes « marginales », elle est intelligente. Dans les classes de la majorité, l’écolier ne serait pas doué d’une intelligence originelle, active dès le début des apprentissages. L’éduquer consiste donc à le soumettre à un dressage ayant pour but « d’installer » des mécanismes, contre sa volonté, mais dépendants de sa bonne volonté et de l’autorité magistrale. D’où les bons points et les punitions. Si on croit à la doctrine des sons de l’écrit, on fait faire des « dictées de sons » – « écris ce que tu entends ! » –, on invite les enfants à mettre le peu d’intelligence, qu’on leur consent, en veilleuse et à recourir en priorité à l’audition et à la prononciation, deux activités parfaitement absentes de la lecture adulte. Dans ce contexte, quand l’école rate son enseignement, la leçon d’orthophonie est un emplâtre audio sur une langue de bois, ou, pour reprendre la terminologie systémique, un feed-back négatif.(*)

Les conséquences de ces deux orientations opposées sont évidentes. La théorie dominante forme des déchiffreurs, la minoritaire forme des lecteurs. Les enseignants du déchiffrage font, sciemment ou non, une « pédagogie » sélective, bien avant tout contrôle et toute notation. Involontairement, ils servent, même électeurs de gauche, même militants syndicalistes, les intérêts des classes sociales supérieures. En effet, les élèves formés à déchiffrer (90% des écoliers) sont contraints d’apprendre à lire en dehors des « leçons de lecture » de l’école, conduits à tricher avec « le code ». S’ils ont, dans leur environnement proche, un lecteur, ils apprennent à lire et… à tricher. Sinon, ils rejoignent les 15 à 20% de Français, candides et disciplinés, qui quitteront l’école, illettrés, malgré dix années de scolarisation. Qui sont-ils ? Majoritairement, des enfants issus du prolétariat et des classes les plus défavorisées. Peut-on exiger des élèves qu’ils apprennent studieusement les « règles » de lecture et de grammaire, sans s’imposer à soi-même d’ouvrir les yeux et de se mettre à l’étude, sans préjugé, des théories didactiques ?

Faute de quoi, en reproduisant les pratiques surannées de nos grands-parents, sans les analyser au microscope, nous nous faisons, à notre insu, les agents de propagation d’un produit toxique pour l’esprit – des enseignants, comme des enfants. La théorie phoniste ne peut pas se permettre d’accorder à l’enseignant un statut d’acteur-chercheur, créateur de démarches intelligentes d’appropriation des savoirs, pas plus qu’à l’élève celui d’apprenant-chercheur, qui a droit à l’erreur, comme tout chercheur. Pour ne pas risquer de remise en question pouvant la faire disparaître, cette théorie doit impérativement confiner l’enseignant dans un rôle d’agent d’exécution loyal de méthodes conçues et élaborées en dehors de l’école, c’est-à-dire hors du lieu où on s’en sert. De même, elle doit définir le cerveau de l’élève comme un disque de stockage sur lequel le maître grave de l’information selon une démarche prédéfinie par les didacticiens, auteurs de méthodes et formateurs « pédagogiques », conformes à la théorie. Les livrets « pédagogiques » du maître qui accompagnent les manuels, les aides et soutiens médico-psychologiques et psycho-pédagogiques, qui prennent en charge, ne sont pas destinés à aider le maître à penser ses pratiques didactiques de lecture, mais à le dissuader de renoncer à faire usage de la méthode. Cette théorie de l’enseignement est en harmonie avec l’idéologie d’une école juste, où chacun réussirait selon son mérite, dans une société juste, où chacun, par la grâce de la providence ou par la volonté divine, occuperait la place qu’il mérite, dans un monde juste, où les individus entreraient individuellement dans une « saine et stimulante concurrence ». Dans la bouche des idéologues qui déplorent « la panne de l’ascenseur social », on trouve le même souci de sauver la théorie individualiste de l’école du « chacun pour soi ». Cette théorie et cette idéologie nient la fonction scolaire de reproduction sociale et dissolvent la conscience d’appartenance à une classe sociale sous une panoplie de récompenses scolaires et de diplômes confirmant les distinctions de naissance.

À quoi sert l’école ?

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En me relisant, a posteriori, je présume que, dans la conjoncture actuelle de suppression de postes et de restriction budgétaire, mon article peut être interprété comme une attaque politique de plus contre les réseaux ou comme une jouissance personnelle sadique à tirer sur l’ambulance. Mon regard critique, de gauche et non de droite, se porte sur les fonctions du réseau que l’institution refuse, sur celles qu’elle réclame et leurs effets invisibles sur les comportements didactiques des enseignants dans leurs classes, non sur les personnels de réseau, dévoués, désintéressés et compétents – j’en connais d’excellents –. Sur la normalisation, en somme, qui fait perdre, à cette structure circonstancielle mais originale, qui fonctionnait à ses débuts à la marge idéologique de l’institution, l’opportunité de subvertir les pratiques didactiques coutumières, l’inertie systémique et la résistance au changement. Ce n’est pas l’aide psychopédagogique que je remets en question, c’est « l’effet rééducation », la « prise en charge » rééducative et ses conséquences, de type feed-back négatif, sur l’accentuation de la dépendance de l’élève en échec, pris en charge, sur la psychologie et la pédagogie traditionnelles des enseignants. Effet en contradiction avec la mission originelle, programmée en 1970, de prévention de l’échec et de subvention pédagogique à l’école. En particulier, la dilution en dose homéopathique de la contribution au bien collectif aspirée par le tourbillon des interventions dans l’urgence, au cas par cas. Effet dont les membres des réseaux, parce qu’ils ont le nez dans le guidon, n’ont pas forcément conscience. Je vais écrire une suite dans le but de clarifier ma pensée, de préciser ma position et de lever toute ambiguïté sur mes intentions. J’insiste. Cet article est indépendant du contexte politique. J’aurais pu l’écrire sous la présidence de Chirac, de Mitterrand, de Giscard ou de De Gaulle, sous les ministères Savary, Chevènement ou Jospin, qui, tous, augmentèrent le nombre de postes dans le système scolaire. Pour avoir été psychologue, tantôt hors GAPP, tantôt en GAPP et, pour finir, en réseau, j’ai occupé le poste imprenable d’observateur des mœurs, coutumes, traditions, pratiques et opinions scolaires, des relations maîtres-élèves, maîtres-maîtres, maîtres-parents, maîtres-hiérarchie, des attitudes et des principes éducatifs dominants. Contrairement à la Finlande, aujourd’hui, la France, depuis toujours et encore à présent, n’accorde à l’enfant scolarisé aucune légitimité de droit humain, aucun statut social. La présence dans l’école de psychopédagogues et de psycho-rééducateurs, depuis plus de trente ans, de psychologues et de conseillers pédagogiques, depuis plus de cinquante ans, n’y a rien changé. Tous ces emplois relativement nouveaux et théoriquement subversifs fonctionnent donc bien en feedbacks négatifs, renforçant la tradition et l’homéostasie.

Laurent Carle
Décembre 2009

 
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(*) Pour Paul Watzlawick, en présence d’un dysfonctionnement, le feed-back négatif est une réponse qui consiste à chercher dans le passé une ancienne recette, réputée, mais sans rapport avec le présent, réponse qui neutralise tout changement, pour maintenir un système dans une immuable stabilité. Au temps des aspirateurs, faire la poussière avec un plumeau. C’est le choix de se rallier sans discussion à « ce qui se fait », de ne rien changer et d’écarter, d’emblée, toute solution créative. C’est « faire plus de la même chose ». Exemple : aux élèves qui font « trop de fautes en dictées », on fait faire plus de dictées. Aux élèves pour qui la méthode de « lecture » a échoué, on fait reprendre les « sons de base » avec une deuxième méthode qui enseigne encore le déchiffrement, si possible avec un rééducateur qui fera une « prise en charge » individuelle. Comme son nom l’indique, la « prise en charge » est une attitude éducative professionnelle, calquée sur le modèle médical. Médicalement, elle est efficace, elle redonne la santé aux malades et sauve des vies. Mais, en éducation, la prise en charge vise, officiellement, l’assistance aux élèves en échec, implicitement, la sauvegarde de l’institution et la pérennité de ses pratiques. Elle infantilise et entrave l’autonomisation de l’enfant, en le maintenant sous tutelle, contrairement à la vraie lecture, outil de conquête de l’autonomie psychosociale, venant compléter l’acquisition de la marche et de la parole. Cette rééducation « médicalisée » est une « solution » qui ne change rien. Désormais, le problème sera « la solution ». Car on ne résout pas un problème éducatif sans changer de théorie pédagogique. La cécité théorique est facteur aggravant de feedbacks négatifs et d’échecs didactiques répétitifs, de problèmes.

Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin, Don D. Jackson, Une logique de la communication, Col. Points Essais, Editions du Seuil, 1979.

Paul Watzlawick, John H. Weakland, Richard Fisch, Changements, Col. Points Essais, Editions du Seuil, 1981.

 
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