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Autre publication  Texte publié également sur le forum du site de Philippe Meirieu, le 22 octobre 2007, ainsi que sur le site Les agoras d’ailleurs.

 

 
Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




L’authenticité et la crédibilité d’une information viennent de la possibilité de la vérifier dans les lieux où la rumeur la situe, non de ce qu’elle est admise comme vraie par la majorité de l’opinion. Soit le fait social dont on parle est isolé en un lieu précis, dans un petit groupe et en faible quantité, soit il s’observe avec régularité dans la totalité d’une communauté. Une hirondelle ne fait pas le printemps, la pluie bretonne n’arrose pas le midi de la France, le soleil de plomb provençal ne dissipe pas les brumes du Nord. Pourtant, les justiciers sans peur et sans reproche de l’institution scolaire, les Gardiens du Temple, dénoncent avec obstination la faute de la globale : empêcher les petits Français d’apprendre à lire sur tout le territoire national. Ces redresseurs de tort réclament des sanctions contre une méthode que, telle l’Arlésienne, ils n’ont jamais vue mais qui existe... selon une rumeur de source sûre. Des instituteurs clandestins, bien cachés dans des écoles de lande et de maquis, répandraient la dyslexie (trouble de la “lecture” des lettres et de la “fusion” syllabique) à l’ensemble de la population française. L’opinion publique dont les sources d’information plongent dans la pensée magique plutôt que dans l’exercice de la raison a besoin d’un bouc-émissaire pour nourrir ses fantasmes.

Cependant, les plus nombreux, qui travaillent scrupuleusement, partout, au grand jour, dans le respect de la tradition scolaire, pratiquent avec conviction les méthodes qui enseignent le b a, ba, c’est-à-dire la correspondance phonographique entre phonèmes et graphèmes, le bruit de la lettre, la lecture à l’unité, qu’elles soient syllabiques, phonémiques, phonétiques, phono-mimiques, gestuelles, grapho-phonologiques, orthophoniques. Toutes fondées sur le postulat que c’est le son qui donne le sens. L’oreille serait le canal incontournable de l’intelligence des textes écrits, messages visuels dont la spécificité est d’être insonore. C’est pourquoi les sourds ne sauraient apprendre à lire. De la maternelle au lycée et à l’université chacun pense qu’elles sont très efficaces, ces méthodes synthétiques qui assemblent des unités élémentaires pour construire des mots (même des mots inconnus), qui transmettent aux enfants les règles du déchiffrage, comme préalable à la compréhension de l’écrit, à travers des leçons méthodiques de lecture. Elles sont parfaites. On ne saurait s’en passer.

Par contre, la transmission par la pratique directe et sans préalable de la lecture comme instrument social de communication, à laquelle ne se hasarde qu’un nombre insignifiant de maîtres de CP, landais ou maquisards, - mais c’est encore trop - serait nocive. Cette position dogmatique est largement approuvée par l’opinion publique, reprise politiquement par les gouvernements successifs et avec beaucoup d’opportunité par les groupes de pression du marché du soutien scolaire et des soins à l’écolier en échec. C’est pourquoi parents profanes et enseignants professionnels, de bonne foi et en toute confiance, confortés par l’opinion dominante, offrent leur clientèle au marché du manuel scolaire à la fois pour enseigner la lecture, s’assurer une sécurité intellectuelle ou affective, se mettre en phase avec l’air du temps et sauvegarder les réputations. Une fois ce choix fait par cette majorité absolue dans un climat d’unanimité, comment démontrer autrement que par la cabale ou le ragot la nocivité pédagogique supposée de l’apprentissage de la lecture sans manuel de décodage ? Il faudrait l’observer quelque part objectivement. En cherchant bien, on en trouverait dans les rares classes tenues par ces maîtres non conformes, un peu marginaux, un peu dissidents, un peu gauchistes, un peu pédagogistes, introuvables dans une botte de foin.

Ces ratés du formatage idéologique, qui façonne à l’identique des petits hussards de plomb, cultivent les idées de traverse, rompant la symétrie monotone de la théorie dominante. Postulant que la langue écrite est une langue des signes visuels, ils apprennent à lire directement en donnant du sens aux signes graphiques sans détour par l’oralisation des graphèmes. Heureusement pour la tradition et le marché, la majorité s’accorde sans réserve sur l’obligation non discutable d’utiliser une méthode primaire de lecture élémentaire.

Seul couac, une différence de détail entre ceux du premier degré qui l’enseignent vraiment et ceux du second ou du supérieur qui ne sont pas concernés directement par cet enseignement. Les “premiers degrés” affirment qu’ils produisent de bons lecteurs. Les “seconds degrés” déclarent que dans leur classe un élève sur quatre ne sait pas lire et ils se demandent si ce ne serait pas la faute des enseignants de l’école primaire. À partir du même choix théorique, du même attachement à la tradition scolaire qui enseigne magistralement les sons de l’écrit, ils aboutissent à des conclusions opposées sur les résultats de cet enseignement orthodoxe, déclaré unanimement efficace. L’uniformité d’opinion n’empêche donc pas le désaccord entre fournisseurs et destinataires sur la qualité du produit livré. Accord didactique théorique parfait sous l’aile de la pensée unique, désaccord polémique sur la capacité d’enseignement des collègues fournisseurs. Pour ne pas se déchirer, désignons un coupable extérieur, à la marge du système, un insoumis franc-tireur, spécialiste du sabotage, le pédagogiste ! L’identification du bouc-émissaire évite de chercher là où on ne veut pas voir. Elle permet de conserver coûte que coûte les rites, les us et coutumes qui inscrivent l’école dans un passé intemporel, un passé plus-que-parfait à conjuguer au présent. Pour qui ne veut ni savoir, ni comprendre, l’école n’a pas d’histoire, seulement une légende. L’école est de tous temps ! Médicaliser oui, désacraliser non ! Pour y parvenir, imaginer l’impensable, la fièvre quarte, le bubon cholérique, la peste noire, les pathologies multiformes du langage, la globale, le mal absolu, tout plutôt que penser l’école autrement !

L’homme moderne se hâte d’acheter le dernier modèle de téléphone mobile, celui qui, après avoir fait la télé, le cinéma, chanté la Traviata, communique avec l’au-delà, Big Brother et Mister Pub réunis dans le même tuyau qui va au cerveau. La vie, toute la vie, tout ce qui fait la vie du mouton branché. Mais il demande aux “instits” d’assurer un enseignement traditionnel conforme aux idées reçues à l’aide de méthodes archaïques, les “bonnes vieilles” qui auraient fait leurs preuves autrefois, dans le temps, sous la IIIe république, ou la IVe, quand « tout le monde réussissait à l’école », pour leur reprocher ensuite d’être “primaires”.

Mieux on accepte la laisse électronique qui alimente en messages commerciaux sous perfusion le cerveau archaïque et qui anesthésie l’esprit critique de plus en plus nécessaire pour se défendre contre l’idéologie dominante omniprésente aujourd’hui, plus on exige que les générations montantes se livrent pieds et poings liés aux méthodes de conditionnement d’une “pédagogie” du passé. Le consommateur moderne sous influence s’accroche à cette nostalgie des temps où il avalait la substance hypnagogique aux saveurs d’encre violette et de craie sous forme de leçons magistrales quasi-religieuses. Cet acheteur sans modération aurait-il oublié l’austère vertu des leçons qu’il réclame pour ses enfants ?

Si, loin des consommateurs de bruit stupéfiés par leurs amplis auriculaires, ils sont de vrais penseurs réfléchis, pourquoi les profs du second degré, sans implication personnelle, ni compétence professionnelle dans cet enseignement spécifique que la tradition réserve au CP, se plaignent-ils des résultats qu’il produit ? Pourquoi, paradoxalement, sont-ils si convaincus de son efficacité ?

Comment de bonnes méthodes d’enseignement traditionnelles modernes (Ratus, Gafi, Léo et Léa) ou anciennes (Boscher, Borel-Maisonny), qui se vendent bien et se partagent le marché scolaire, auxquelles les uns et les autres prêtent un grand pouvoir didactique, presque magique, peuvent-elles fournir autant de mauvais lecteurs en 6e ? Que s’est-il donc passé pour que les bons alphabètes du CP se révèlent illettrés au collège ?

Si l’enseignement du bruit est si efficace, où est le problème ?

Laurent Carle
Septembre 2007

 
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Dernière révision : lundi 03 février 2014 – 15:40:00
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