Fil de discussion passionnant. Un grand merci à
noesis pour sa grande honnêteté intellectuelle et professionnelle, une rareté en ces temps de bienpensance généralisée et de mises en spectacle égotiques.
J'interviens ici d'un point de vue différent des précédents. J'ai été d'abord professeur de philosophie, puis, longuement, formateur d'enseignants spécialisés. Autrement dit, je n'ai jamais été confronté
directement à des classes spécialisées, j'avais envie d'écrire "à bout portant", même si j'ai beaucoup fréquenté ces classes, et des établissements spécialisés souvent bien plus "lourds". Au contraire, j'ai eu la chance de travailler avec des publics d'enseignants spécialisés ou en voie de spécialisation, personnalités généralement passionnantes, parfois admirables, un vrai luxe professionnel.
Du coup, je comprends certainement mieux les réticences de
noesis que mes prédécesseurs sur ce fil. S'il est vrai qu'il existe des élèves en grande souffrance dans les classes ordinaires et que tout enseignant est amené à s'y confronter par ce biais, il n'en reste pas moins que,
dans une classe ordinaire, il y a surtout ... des élèves ordinaires ! Et, non seulement je comprends parfaitement qu'on devienne enseignant pour ces élèves ordinaires, mais il est parfaitement normal et même souhaitable qu'on s'oriente vers l'enseignement en fonction du plaisir qu'on s'attend à éprouver à enseigner à ces élèves ordinaires.
Les craintes de noesis me semblent donc renvoyer à
la distinction entre le métier d'enseignant et le métier d'enseignant spécialisé. Ces dernières années, je donnais une conférence introductive à nos formations ASH à l'IUFM de Paris intitulée "
Devenir enseignant spécialisé", dans laquelle je creusais cette question de la différenciation entre ces deux métiers (lire, dans un esprit très proche, le texte d'
Annie Langlois,
Rentrer en formation AIS). Je compte la rédiger et la mettre en ligne d'ici quelques mois. L'idée centrale est bien la distinction entre deux métiers très différents, qui renvoient à deux "vocations" à certains égards opposées.
Dit rapidement, donc de façon nécessairement caricaturale, on devient enseignant ordinaire par goût pour la
transmission et pour les plaisirs de la transmission réussie. Du coup, non seulement on préfère les élèves ordinaires, mais on a même un penchant pour les bons élèves, ceux qui percutent le plus vite, qui nous poussent le plus loin. Au fond, j'ai moi-même fonctionné comme cela tout au long de ma carrière, avec un grand bonheur professionnel quand j'avais affaire à des stagiaires ou à des groupes stimulants de cette façon, et beaucoup moins de plaisir quand j'avais affaire à des personnes ou groupes plus "difficiles", comme cela arrive parfois, même en formation d'enseignants spécialisés !
Les enseignants spécialisés, eux, ceux qui le deviennent volontairement, et tous le deviennent volontairement au moins au moment où ils choisissent la formation, carburent nécessairement à autre chose qu'à la transmission réussie - même s'ils éprouvent parfois ce plaisir-là aussi, et avec quelle intensité, du fait même de sa rareté ! Cette motivation émerge clairement au fil des messages précédents : c'est ce que j'appelle la "psychologie de la
réparation", la satisfaction éprouvée à "réparer" les autres, spécifiquement les enfants en l'occurrence - ce qui est toujours, on le sait, une façon de réparer quelque chose en soi. Le métier implique d'ailleurs, dans son intimité, une articulation suffisamment maîtrisée entre réparation de soi et réparation de l'autre, mais c'est un autre sujet. Les motivations pour le métier d'enseignant spécialisé sont ainsi plus proches de celles des travailleurs sociaux (ma compagne est assistante sociale !) que de celles des enseignants ordinaires.
Et les relations entre les enseignants spécialisés et les enseignants ordinaires (même leurs anciens amis restés dans l'enseignement ordinaire !) sont toujours ... compliquées. Les enseignants spécialisés sont toujours au fond plus ou moins persuadés que les enseignants ordinaires ne font pas correctement leur métier auprès des élèves en difficulté, sans percevoir que, même lorsque c'est vrai, ils le font parfois excellemment avec les autres élèves. Et les enseignants ordinaires regardent toujours d'un air étonné ces drôles d'enseignants qui ne se complaisent qu'avec les élèves qui les désespèrent.
Tout cela est normal, et doublement normal.
Humainement normal. Le désir de transmission (à ses enfants, à ses élèves, aux générations futures) est une composante fondamentale des désirs humains. Il faut être bien malade pour ne pas l'éprouver. Les enseignants ordinaires sont donc au cœur de cette normalité anthropologique. Ils sont un des grands axes de la conservation sociale, au meilleur sens du terme. Le désir de réparation suppose lui que l'on ait ... quelque chose à réparer. Ou plus exactement, puisque l'on a tous "un peu" quelque chose à réparer, que l'on ait
beaucoup à réparer, suffisamment pour passer une partie de sa vie à ça. Ce désir est donc loin, dans sa force en tous cas, d'être universel, "normal". Les gens "sans histoire", généralement, ne l'éprouvent pas, ne le comprennent même pas, et c'est normal. À l'autre extrême, les personnes trop souffrantes n'ont pas la distance nécessaire pour être capables de réparer les autres, ni même pour en éprouver le désir - comme Claire l'a justement remarqué, et comme noesis l'a ouvertement signifié. Eux ont plus besoin de se réchauffer à la norme des autres, fût-ce leurs élèves, qu'à se plonger encore dans les affres !
Institutionnellement normal. Il est bon que les élèves "ordinaires" aient affaire à des enseignants "ordinaires", qui vont les supposer "ordinaires" et les traiter "ordinairement". Il est peu souhaitable qu'ils aient affaire à des écorchés qui seraient à l'affût de leur moindre plaie, cela tendrait à les fragiliser plutôt qu'à les consolider. Tout comme il est bon que le "corps enseignant" comprenne des enseignants spécialisés, sensibles à ceux que leurs collègues tendent à tenir trop à distance. Je pense d'ailleurs pour ma part qu'il existe une catégorie d'enfants très délaissés à l'école et au collège : ce sont les enfants "brillants", qui rencontrent rarement des enseignants qui leur font écho - sauf parfois, paradoxe apparent, certains enseignants spécialisés...
Les idéologues de l'intégration qui voudraient voir disparaître les enseignants spécialisés au profit d'une formation de tous les enseignants à l'accueil des élèves handicapés commettent une lourde erreur. Formés ou pas, les enseignants ordinaires sont et resteront des enseignants psychologiquement organisés autour des plaisirs de la transmission réussie. La disparition des enseignants spécialisés ne pourrait que laisser les élèves handicapés ou en grande difficulté encore plus "loin", encore plus isolés psychologiquement, quelle que soit la "bienveillance" ou la "technicité" des enseignants bien "formés"...
Pour ma part, je souhaite à
noesis d'éprouver les joies ordinaires de l'enseignement, de panser là ses blessures. Quitte à, plus tard, se retourner vers ses petits frères et sœurs du malheur, quand elle en aura la force, si tant est qu'elle en éprouve un jour le désir. On a aussi le droit à l'oubli.