La fonction d’apaisement
3 décembre 2005L’expression « fonction d’apaisement » est utilisée de façon occasionnelle dans divers champs de la réflexion sur les réalités humaines. Dans le champ psychanalytique, elle émerge dans divers textes, sans qu’à ma connaissance elle ait fait l’objet d’une réflexion structurée, instituante pour son usage. Voici donc un essai de définition de cette notion dans le champ de la psychologie psychanalytique.
Je propose de nommer « fontion d’apaisement » les effets interactionnels induits par la capacité de certaines personnes, face à d’autres personnes ou groupes de personnes, dans certaines situations, à réduire les angoisses, les tensions, les excitations et plus généralement l’ensemble des mouvements émotionnels et pulsionnels de ces personnes ou groupes de personnes.
Cette fonction d’apaisement tient essentiellement à la capacité de la personne apaisante à « accueillir » et « absorber » les affects de l’autre ou des autres, sans envoyer en retour à cet autre ou ces autres ses propres affects. Cela suppose chez cette personne une capacité à maintenir en interne un bas niveau d’excitation émotionnelle et pulsionnelle, dans la situation où elle est apaisante, et face aux personnes qu’elle est susceptible d’apaiser. Cette capacité est éminemment variable : une personne habituellement angoissée ou « nerveuse » peut parfaitement être apaisante dans certaines situations ou face à certaines personnes. Cependant, il existe des personnalités inaptes à l’apaisement en toute occasion, comme des personnalités « structurellement » apaisantes. Étrangement, cette aptitude à l’apaisement n’est pas corrélée à une sérénité intérieure fondamentale, bien au contraire. Les personnalités fortement narcissisées, par exemple, sont souvent peu capables d’apaisement. Inversement, certaines personnalités très tourmentées sont remarquablement apaisantes … pour les autres. Comme s’il fallait avoir l’expérience des troubles intérieurs pour savoir lénifier les tourments des autres.
Cette « passivité apaisante » est un phénomène inter-psychique assez déroutant, mais très lisible. Sa manifestation la plus banale s’observe dans les relations « mère-enfant ». Dans les soins prodigués à un bébé, il est important que l’adulte « maternant » soit susceptible de remplir correctement cette fonction, en particulier au moment de l’endormissement, mais pas exclusivement. L’hyper-excitation émotionnelle est psychiquement désorganisatrice, à tout âge, mais plus rapidement et plus dangereusement chez un nourrisson ou un bébé encore très peu « construit ». La plupart des mères, au moins pour leur propre enfant, sont capables de prodiguer les apaisements nécessaires. Les pères, souvent, sont plus excitants qu’apaisants avec leur bébé, les entraînant dans des interactions physiques fortes, du type tournoiements ou « lancers », qui ont le don d’affoler les mères, lequel affolement accroît en retour le plaisir de ces jeux, pour le père comme pour l’enfant. Cette répartition ordinaire des rôles s’inverse parfois, en fonction des situations ou des personnalités. L’important est que soit régulièrement présent auprès de l’enfant un adulte apaisant. Je ferais volontiers l’hypothèse que c’est l’absence ou l’insuffisance d’expériences précoces d’apaisement qui détermine des troubles de la régulation des affects, en particulier ce que la novlangue neuro-américaine nomme « trouble déficit de l’attention/ hyperactivité (TDAH) ».
Dans l’enseignement en général, et plus encore dans l’enseignement spécialisé, la capacité d’apaisement de l’enseignant est une composante importante de ses capacités professionnelles. Certains enseignants, même excellents pédagogues par ailleurs, rayonnent leur propre nervosité sur leur classe et la font régulièrement « flamber ». Inversement, j’ai croisé quelques collègues qui savaient apaiser des élèves excités seulement en … attendant tranquillement qu’ils se calment, ou en prononçant de temps à autre quelques paroles sereines d’appel à l’ordre. Ce que l’on nomme désormais, contaminés cette fois par la novlangue managériale, la « gestion » d’une classe ne se joue pas seulement sur l’organisation de la classe et les modalités de l’exercice de l’autorité. Elle se joue aussi, d’abord peut-être, sur ce subtil registre des interactions émotivo-affectives entre l’enseignant et ses élèves, collectivement et individuellement.
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P.S. : Parmi les références psychanalytiques classiques, l’auteur le plus proche de la notion de « fonction d’apaisement » est Bion, dans sa théorie de la pensée (transformation des « éléments bêta » en « éléments alpha » par la « rêverie maternelle »). Voir sur le Web : une présentation de Bion, ainsi qu’une courte biographie de Bion sur l’excellent site de René DesGroseillers. Cette proximité est très relative, et ne concerne au mieux que les formes les plus précoces de la fonction d’apaisement.
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En feuilletant les Propos sur l’éducation d’Alain, pour trouver tout autre chose, je tombe sur cette parfaite description de ce que j’appelle la fonction d’apaisement :
« Un désespoir d’enfant passe aussitôt toute mesure et viendrait à la convulsion, si une force supérieure, qui est celle de la maman ou de la nourrice, ne l’enlevait de la terre indifférente, trop sévère pour cet âge, et ne le roulait de nouveau dans le tissu humain d’où il vient de sortir, d’où se répand, sur le petit être, avec la chaleur et l’amour, le puissant remède des larmes et du sommeil. » (Propos XV)
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