TICE et enseignement
5 janvier 2008Un étudiant suisse vient de me poser une question qui a le mérite de la clarté :
À l’heure de la société mondialisée du savoir,
peut-on supprimer les enseignant(e)s grâce aux TICE ?
Avec son accord, voici ma réponse :
Je vous répondrais volontiers sur un mode provocateur : non, sauf les mauvais !
Quelques explications quand même… Je suis assez âgé pour savoir que le rêve (?) de remplacer les enseignants par des « machines » n’est pas nouveau. En France, dans les années 1960, notre ministre de la culture, André Malraux, personnalité considérable et grand romancier, avait caressé très officiellement l’espoir de largement remplacer les profs par des télévisions. Le rêve était allé jusqu’à financer l’équipement de tous les établissements scolaires en télévisions et magnétoscopes… qui ont presque tous pris la poussière sur des étagères.
Autre remarque : la « société mondialisée du savoir » n’est pas du tout une réalité neuve. Gaston Bachelard parlait déjà de la « Cité Savante », exactement dans ce sens. Au fond, la « société mondialisée du savoir » est consubstantielle à la pensée scientifique, à sa volonté de soumettre toute théorie à l’épreuve des faits…
Plus directement, l’idée de substituer aux enseignants de chair et d’os des systèmes techniques d’enseignement, y compris sophistiqués et « interactifs », repose sur une méconnaissance profonde de la réalité des acquisitions de savoirs. Tout apprentissage scolaire, toute acquisition de savoir, à quelque niveau que ce soit et à quelque âge que ce soit, même si c’est plus perceptible chez les plus jeunes, est un processus fondamentalement psychique, et non un simple « transfert d’informations » d’un cerveau à un autre.
C’est même, plus précisément, un processus de transformation psychique. On est psychiquement modifié par tout savoir acquis, parfois très profondément. Apprendre à lire, par exemple, n’est pas l’apprentissage méthodique d’une technique de transcodage de l’oral vers l’écrit, comme voudraient le faire croire quelques imbéciles bruyants, mais une révolution anthropologique, tardive dans l’histoire de l’humanité, que chaque enfant doit refaire pour son propre compte. Apprendre les rudiments de la pensée scientifique implique de renoncer aux enchantements de l’anthropocentrisme ; la pensée scientifique, écrivait Bachelard, appelle à une ascèse…
De plus, les apprentissages scolaires et les acquisitions de savoir sont des processus d’insertion dans la culture commune (universelle ou non, d’ailleurs), des processus d’acculturation. Au bout du compte, psychique et culturel ensembles, ce sont des processus d’humanisation.
C’est pourquoi ces processus sont nécessairement portés par des relations interpersonnelles, faute de perdre toute signification, comme le montre bien la pseudo-culture des autistes dits « de haut niveau ».
Seule nuance à cette réponse radicale : les « relations interpersonnelles » peuvent prendre des formes très diverses. La distance tolérable par rapport au « maître » est fortement déterminée par l’âge de l’élève ou de l’étudiant, ainsi que par la qualité de sa maturation psychique et de son acculturation antérieure. De longue date, les lettrés apprennent beaucoup des livres et se reconnaissent des maîtres qu’ils n’ont jamais croisé dans la vie matérielle : Bachelard est mon maître plus que tous les maîtres que j’ai croisés « en chair et en os ». Si l’on analyse de près ces processus, il est assez aisé de percevoir que la relation qui s’établit ainsi « à distance » entre « le maître et le disciple » ne se limite nullement à une relation « intellectuelle », mais met en jeu quasiment tous les ressorts des relations humaines matérielles : les photographies de Bachelard ont joué un rôle dans la relation que j’ai construite avec lui – tout comme, très classiquement, les représentations traditionnelles de Socrate jouent un rôle dans ce qui se joue autour de ce personnage à chaque nouvelle génération de lettrés.
Cela implique que le rôle « pédagogique » possible d’un auteur n’est pas seulement déterminé par la qualité purement intellectuelle de son œuvre, mais aussi par sa capacité à « habiter » son œuvre, son écriture – voire sa propre pensée. Voyez, du côté du « positif », les écritures de Bachelard, Nietzsche, Edgar Morin, ou, dans un autre registre, celles d’Alain ou Voltaire…
D’où le sérieux de mon affirmation première : seuls de très mauvais maîtres peuvent être remplacés avantageusement par des systèmes matériels.
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