Un sens à la vie
22 mai 2009J’ai croisé Dominique Bourdon, petite dame discrète, au cours d’une réunion « militante » à Belfort. Elle a lu un texte écrit par des petits adolescents de son quartier, dans un atelier d’écriture qu’elle y anime. Coup de poing, coup de cœur. Lors du pot qui a suivi notre assemblée, nous avons parlé, de plain-pied. Elle m’a promis un texte pour mon blog, qu’elle connaissait. Un extrait de son livre, que je ne connaissais pas. Coup de poing, coup de cœur. J’ai pensé, une fois encore, à Il postino (Le facteur), Pablo Neruda apportant mots et métaphores aux taiseux de l’île, à ce facteur empêtré qui s’empare de ces signes pour conquérir les deux seuls trésors qui vaillent dans son monde, l’amour de Beatrice et la musique de son île. Dominique Bourdon, c’est le Pablo Neruda de son quartier. Elle prête sa plume aux emmurés. Ça fait un bruit d’enfer, inoubliable.
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Souffrance d’une immigrée
Encore une étreinte.
Les mains qui s’accrochent.
Un dernier baiser.
Les larmes.
– Oh mes filles pourquoi partir ? Je ne veux pas. Je suis trop vieille.
Des mains étrangères agrippent ses poignets, les forcent à se détacher de l’épaule qu’elle serre contre elle. Et l’étreinte se déchire sous ses doigts glacés. Un chuchotement dans son oreille :
– Sois courageuse ma sœur.
Ses mains battent l’air par dessus la foule des femmes.
Une autre voix plus forte.
– Il faut monter sur le bateau maintenant, c’est ton mari que tu vas rejoindre, ne l’oublie pas. Tes filles, elles sont mariées, elles n’ont plus besoin de toi ici.
Les voix la pressent.
La foule la déporte.
– Mes filles. Oh mes filles.
Un cri poncé par l’impuissance.
Devant la passerelle les femmes s’arrêtent.
Elle lève les yeux vers le bateau, son fils est déjà sur le pont. Il fait des signes.
Elle se retourne encore une fois.
A la lisière de la foule, ses filles immobiles la regardent partir.
La plus jeune a plaqué une main contre sa bouche.
Kadidja sourit et ferme les yeux.
Un youyou anonyme roule dans le silence.
Elle se détourne. Regarde le bateau.
Son fils agite une main dans sa direction.
Alors elle se met en marche lentement. Un pied après l’autre.
Elle avance par saccades, le poids du corps sur une jambe, puis sur l’autre. Un pied. Puis l’autre.
Dans son dos les youyous n’en finissent pas.
Elle continue d’avancer sans se retourner.
Elle est assise sur le tapis, les jambes repliées derrière elle.
Sur sa gauche la table, les chaises, le divan, la télé.
Troisième étage. La fenêtre ouverte.Les voix qui viennent du dehors.
– Il fait froid, après il fait chaud, le temps change trop vite, dit une femme.
Des bruits de pas. Une autre voix.
– Mon mari il a des grands ongles noirs il me donne des coups de poings sur la tête moi je crie jamais alors personne entend quand il me donne des coups de poing le docteur a dit qu’il fallait que je le dénonce parce que tout le monde croit qu’il est gentil alors je vous le dis il est méchant.
Un court silence.
Des pas qui s’éloignent.
La porte du hall qui grince et se referme.
Encore le silence.
Elle y guette le chant d’une cigale.
Le bruissement des herbes.
Elle entend le klaxon d’une voiture. Une cavalcade dans les escaliers.
Encore la porte qui grince.
Elle déplie ses jambes et se relève lourdement.
Qu’est-ce qu’on peut faire quand on est seule ?
La salle de séjour pour passer l’aspirateur, regarder la télévision et boire le café.
La cuisine pour faire à manger.
La chambre pour dormir.
Le bleu du tapis sous les pieds. Pour l’errance.
L’eau du robinet pour laver l’eau de ses larmes.
Et la voix joyeuse du petit Mohamed qui resurgit.
– Il y a la mer en nous. C’est pour ça que les larmes sont salées.
Si tu avales un poisson vivant il nagera dans ton ventre.
Et Kadidja, sa belle Kadidja en train de décorer des gâteaux de fête en forme de cœur dit en riant : mon fils quelle imagination il a.
Et quand le silence revenait, on entendait le chant des cigales et le bruissement des herbes.
Son mari ne comprend pas quand elle pleure.
Il lui dit :
– T’as tout ce qu’il faut, pourquoi tu pleures ? T’as la maison, les meubles, t’as la cuisine pour faire à manger, le lit pour dormir, moi quand je suis venu en France j’avais rien… alors pourquoi tu pleures ?
– Mes filles…mes filles, elle répond d’un murmure chaviré en posant les mains sur son cœur.
Un jour il s’assied. Se passe la main sur le visage d’un geste lent.
– Moi quand je suis venu j’avais rien, il répète d’une voix lointaine… j’ai habité dans la cabane de chantier sans l’eau après j’ai été dans le foyer j’avais sept mètres carrés à moi, je te montrerai le papier c’est écrit… sept mètres carrés. La chambre.
Il se masse le front du bout des doigts. Garde les yeux baissés.
Parle tout seul on dirait.
– Dans le foyer on était tous mélangés. Les drogués. Ceux qui buvaient et ceux qui venaient du bled. Un jour la police elle est entrée par une fenêtre pour attraper un gars. Des fois le soir je mettais de l’eau chaude dans la semoule de couscous, je la laissais gonfler et je mangeais comme ça. Sans viande et sans légumes, avec juste un peu de harissa. Et en mangeant je pensais au couscous du bled avec la sauce bien rouge… je pensais aux enfants aussi.
Les filles je les ai pas beaucoup vues. Mais le garçon il est ici maintenant.
Il travaille bien à l’école. Il veut faire mécanicien. Il a dit.
Il pose la main sur la table et regarde la femme.
– La veille que vous veniez j’ai pas dormi de la nuit.
Elle le regarde aussi. Tend le bras. Frotte un court instant sa main sur la sienne.
– Ce soir je fais le couscous avec la sauce bien rouge. Le fils aussi il m’a demandé.
Elle se lève. Ouvre le robinet, se passe le visage sous l’eau, se rince les yeux, les tamponne doucement avec le torchon et dit :
– Mécanicien c’est bien… avec toutes ces voitures.
Dominique Bourgon
Un sens à la vie, Le Seuil, Paris, 2007.
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