Daniel Calin a écrit :
Conclusion : au rythme que prend apparemment la mise en cause des bien-pensances dans nos "démocraties libérales avancées", on est parti pour trente ans de cette "inclusion" manu militari des mômes handicapés parmi leurs "semblables" pas handicapés...
"l'inclusion" est devenue/devient une catégorie d'action publique (et ça se passe à l'échelle européenne). Elle se décline à la sauce "scolaire" mais aussi à la sauce "sociale" ("l'inclusion sociale" étant une antienne des productions de discours européens sur l'action sociale, bien que peu relayé en France). Il y a derrière cette notion de "inclusion" toute une vision du monde, vision qui a partie liée avec l'idéologie dominante consistant à faire primer par principe les actions, stratégies et décisions individuelles sur tout effet de structure, voire même à nier ces derniers.
Il y a plusieurs niveaux à "l'idéologie", plusieurs niveaux de puissance, voire de niveaux en terme de "avatars" (ce mot désignant dans l'hindouisme l'incarnation d'une divinité sur terre).
Je distingue l'idéologie "aérienne", celle qui enfante toutes les autres (dont celle de l'inclusion scolaire) de, justement, tous ses avatars, ou incarnations différentes dans tel ou tel domaine spécifique (comme l'école).
Cette idéologie de fond, dominante, matrice de nombre d'avatars qui lui sont autant de traductions spécifiques à des milieux professionnels et à des champs plus ou moins autonomes, se retrouve dans l'inclusion en remontant sa généalogie. "Inclusion" est un mot qui a été choisi et consacré par des intellectuels au service de l'OCDE, à la fin des années 1980. "Inclusion" a dès lors proprement incarné le versant éducatif des politiques "d'ajustement" menées par les organisations financières supranationales : "inclure", c'était, pour certains, abolir purement et simplement le spécialisé (les apôtres de la "full inclusion"), et pour les autres, à tout le moins s'engager dans un processus de rationalisation des dépenses d'éducation (intéressant quand on sait qu'à l'échelle mondiale, c'est 80% des dépenses consacrées à l'éducation qui se volatilisent dans la corruption).
Mais cette généalogie est complexe et pas du tout unilatérale, tout comme l'est la géographie du "handicap". Il y a aussi dans "l'inclusion" les traces d'actions véritablement politiques qui procèdent d'un objectif de transformation sociale, notamment de la place des personnes "handicapées" dans la société.
On en est un peu toujours là, entre des visées politiques de transformation sociale (bien dominées, minoritaires, et bien peu sur le devant de la scène) et d'autres consistant à souhaiter "gérer" l'existant au mieux, dans un objectif de "rationalisation" des dépenses publiques (c'est-à-dire la privatisation de tout ce qui n'est pas régalien). Je crois qu'il est très difficile (et dangereux) de tracer à la va-vite la carte des défenseurs et pourfendeurs de "l'inclusion", tellement cette notion est beaucoup plus un réceptacle d'investissements d'intérêts divers qu'une véritable notion claire et clairement utilisée.
En d'autres termes, on l'invoque pour dire des choses qui peuvent s'avérer tout à fait divergentes. D'où la nécessité de l'utiliser avec des pincettes, et de toujours imposer aux interlocuteurs d'éclaircir l'investissement de sens et d'intérêt qu'ils mettent dans cette notion.
Il y a "l'inclusion" des récents textes réglementaires de notre bien-aimé ministère.
Il y a "l'inclusion" des associations parentales, elles-mêmes diverses et défendant diversement le principe, selon le territoire du "handicap" qu'elless occupent et défendent.
il y a "l'inclusion" telle qu'elle est vécue par les professionnels (un avatar de "l'inclusion" des textes).
il y a aussi "l'inclusion" des intellectuels, eux aussi divergeant et luttant parfois sur sa véritable définition - certains n'y voyant qu'idéologie, d'autre qu'un progrès, d'autres encore (dont je suis) une notion qui constitue un nœud extrêmement complexe et qui cristallise (un peu comme les passions autour du poste d'AVS) beaucoup d'enjeux actuellement très vivaces quant aux spécificités historiques de l'évolution des relations entre "spécialisé" et "scolaire".
En fait avec ce mot on assiste à ce phénomène de réduction systématique de réalités très diverses et complexes à une forme de slogan et d'idée simpliste - et c'est en ça qu'il est vraisemblablement tout à fait justifié de s'en méfier largement, surtout au travers de l'usage qu'en fait l'institution et, de manière générale, le pouvoir qui, comment ne pas le savoir maintenant, sert des intérêts extrêmement réduits et particuliers.
Pour ce qui est des effets de "l'inclusion" des textes et des dispositifs actuellement à l'œuvre en France sur les enfants concernés, je pense comme Daniel qu'une étude serait la bienvenue - mais une telle recherche serait, de mon point de vue, extrêmement compliquée à construire méthodologiquement (ce qui ne veut pas dire impossible). Chercher par catégorie de "handicap", certes, mais après, il y a d'autres facteurs, notamment la position sociale des déficiences et handicap (et je ne parle pas que des CSP, marqueur dont les (bons) sociologues se méfient éminemment puisque cette catégorie est une création administrative, et pas du tout une catégorie vraiment pertinente pour la recherche).
Une difficulté des recherches de comparaison c'est qu'on a beau comparer, les situations sont tellement différentes (au-delà du partage de telle ou telle déficience ou handicap) qu'on est incapable de dire ce qu'il serait advenu, ou quels processus se seraient enclenchés, si la personne en question avait suivi une autre filière ou trajectoire.
Je parle de trajectoire parce qu'à mon sens c'est dans cette notion (avec tout ce que ça implique de "changements", d'"ajustements" et de possibilité d'adaptation) que réside la meilleure acception de "l'inclusion" : c'est les allers et retours entre "ordinaire" et "spécial" qui devraient fonder les "trajectoires" éducatives des enfants handicapés.
Quand j'étais AVS, j'ai pu constater à quel point certains élèves (un petit garçon avec des "troubles autistiques", disait-on) pouvaient bénéficier grandement d'un passage dans "l'ordinaire". J'ai travaillé avec ce petit garçon pendant trois années scolaires consécutives (de la MS au CP), jusqu'à ce qu'il parte en CLIS (il est aujourd'hui en attente d'une place en UPI). Je l'ai vu ce week-end chez des amis (il est invité, encore, aux anniversaires des enfants avec lesquels il a partagé ces trois années, il y a un petit noyau dur qui est resté ensemble pendant ces trois ans) : sa mère m'a dit qu'il lisait maintenant. Bien sûr l'incertitude est grande pour l'avenir (la réponse pour l'ULIS arrive en juillet...) mais lui semble vivre bien, comme il était bien, je le sais, pendant son passage à l'école ordinaire. Peut-être ne serait-il pas resté heureux (et n'aurait pas continué à progresser dans le savoir) s'il n'était pas parti en CLIS ?