Un travail sur le langage en maternelle (...) constitue un excellent exemple de prévention pour lutter contre l'illettrisme
Voilà une idée indéboulonnable, dont le dernier promoteur prestigieux est Alain Bentolila, linguiste. Elle est basée sur une idée, faussement évidente, selon laquelle l'accès à la langue écrite présuppose une bonne base en langue orale. Laquelle idée se réfère au fond à la conception multimillénaire qui voudrait réduire la question de l'entrée dans l'écrit à la question du transcodage oral-écrit...
Face à cette cascade de préjugés, la moindre expérience des réalités de l'enseignement primaire montre que :
1/ certains enfants très à l'aise à l'oral ont de grandes difficultés, parfois définitives, pour entrer dans l'écrit ; contrairement à une caricature répandue, aux limites du mépris de classe, nombre d'enfants de milieux populaires, enfants de migrants compris, ont un remarquable bagou oral, sans que cela les aide beaucoup à entrer dans l'écrit ; n'oubliez pas Gavroche et Jean Gabin ;
2/ inversement, certains enfants peu à l'aise à l'oral entrent avec facilité et bonheur dans l'univers de l'écrit ; c'est très majoritairement le cas des lecteurs précoces ;
3/ dans le cas des enfants déficients auditifs sévères, si l'on attendait qu'ils soient à l'aise à l'oral pour les initier à l'écrit, on risquerait d'attendre longtemps ; chez eux, c'est clairement l'accès à l'écrit qui facilite, voire autorise, l'accès à l'oral ;
4/ chez nombre d'enfants non-francophones, pas chez tous bien sûr, c'est également l'écrit qui étaye l'oral plus que l'inverse...
On pourrait aisément multiplier de telles observations. La conclusion minimale qui s'impose est que les rapports entre l'oral et l'écrit sont
singulièrement complexes, aussi bien "techniquement" que "psychologiquement". Je ne suis pas loin de penser, pour ma part, que l'aisance orale est plutôt défavorable à l'investissement de l'écrit... Mais il est vrai que j'ai mauvais esprit !
S'il faut proposer des pistes générales pour la prévention en maternelle, je privilégierais le travail sur la "pensée", la capacité à développer et maîtriser des activités strictement "mentales" : raisonnement, métacognition...
Voir à ce sujet le mémoire de Sophie Bautin,
Comment aider les élèves de petite section à développer leur capacité de raisonnement ?, ainsi que celui de Claudine Ourghanlian,
Activités de catégorisation en moyenne section.
J'ajoute, pour conclure, que, précisément, les activités de langue orale, tournées vers les excitations de la communication immédiate avec autrui, sont fort peu favorables à ce "travail de la pensée". Socrate, déjà, opposait les sophistes beaux parleurs et les vrais "philosophes" !