Le petit Prince dérangeant

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sabine
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Le petit Prince dérangeant

Message par sabine »

J'évoque ainsi un élève de ma classe qui me questionne beaucoup.
C'est un garçon de 9 ans, au physique harmonieux (et aux cheveux blonds évidemment), dont les soignants (CATTP) disent qu'il est en train d'évoluer.
Dans la classe, j'observe des moments (plusieurs minutes) de "décrochage" important : le petit prince ne répond plus à son prénom, il cligne des yeux, ne comprend plus ce qu'il fait (lecture ou calcul) alors qu'il est un lecteur habile, a un sourire flottant et un regard "balai", se met à rire dans les situations de tristesse ou sérieuses abordées dans une histoire par exemple, ou dans la vie de la classe, "dérangeant" ainsi profondément les autres et moi-même je dois reconnaître.
Un épisode m'a particulièrement touchée : un camarade lui dit "t'es fou", lui rétorque "je ne suis pas fou, arrête de dire ça". J'ai alors essayé de lui expliquer :? que les autres trouvaient que c'était triste, et qu'ils ne comprenaient pas son rire, peut-être parce qu'on dit que quelqu'un est fou quand on ne le comprend pas... petit prince dérangeant... et dérangé... tant il m'a semblé loin de nous à cet instant, il avait l'air tellement fou en réalité ! Qu'est-ce qui me fait penser cela ? son visage, son imperméabilité aux autres et à moi... et mon désarroi...

Je ne sais plus si je suis encore enseignante dans ces moments-là...

sabine, clis 1
clairea
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Re: Le petit Prince dérangeant

Message par clairea »

Votre témoignage est celui d'une expérience singulière de la rencontre avec ce qui chez l'autre ne correspond pas au code symbolique qui régule les liens sociaux ... provoquant chez vous ce "désarroi" ou ce que des psy pourraient nommer un sentiment d'inquiétante étrangeté.

Le fou, figure caricaturale de la souffrance psychique, est celui qui, pour vous saluer, vous tendrait son pied, est celui qui est là où vous ne l'attendiez pas.

Il y aurait tant à écrire sur la définition de la folie ... Mais finalement, vous en donnez une des expérience plus vives, celle qui relie la folie, non pas à une structure mais à une rupture du lien social... L'étranger" décrit si magnifiquement par A Camus, le Horla, celui qui est en dehors et finalement si intime à Maupassant .... Le petit Prince, enfin que vous tentez de rencontrer et qui vous ramène à son étrangeté singulière mais que vous nommez en empruntant les traits poétiques de St Exupery.

J'apprécie votre message dans sa valeur de témoignage de cette rencontre ... (aussi je ne développerai pas le versant clinique propre à cet enfant... car ce n'est pas l'objet de votre message...).
Votre message parle de vous, dans cette rencontre avec l'altérité radicale de cet enfant ... C'est un témoignage précieux car souvent le questionnement né de cette rencontre est évacué avant toute tentative d'élaboration... parfois résumé justement par ce bon sens populaire énoncé par un de vos élèves... il est fou celui là... mais qui clôt la relation avant toute tentative de rencontre... l'étranger dehors.

Alors êtes-vous enseignante avec cette élève ?

La position d'enseignante est une place faite par l'élève, (cf Hegel dialectique du maître et de l'esclave)
Votre position est fragilisée parce que cet élève ne répond pas aux codes sociaux qui régulent la relation du maitre à l'élève, il ne vous fait pas maitre ... Je vous renvoie pour le versant pédagogique au triangle didactique... Modifier l'axe qui relie l'élève au maitre parce que l'élève ne joue pas le jeu relationnel et le triangle pour le moins vacille .

Cependant, renoncer à enseigner à cet enfant serait l'enfermer dans une exclusion définitive des codes sociaux... La souffrance de ce petit prince tient dans ce qu'il n'entend pas la même chose que les autres, ne le vit pas de la même façon .... aider cet enfant, c'est tenir compte de cette distorsion du lien social et accompagner l'enfant dans le respect de sa souffrance vers des codes sociaux qu'il pourra petit à petit faire sien...

Vous savez cette étrangeté n'est pas très éloignée de celle de tant d'artistes, d'écrivains ou de monsieur tout le monde ...
Ce petit prince, (et je veux croire que vous l'avez nommé ainsi car il vous renvoie une forme de poésie...) a un chemin à parcourir, sur ce chemin vous serez une de ces expériences de rejet ou d'acceptation et d'accompagnement.

Métier d'équilibriste, métier impossible que celui d'enseigner... Je vous invite à oser la rencontre, rencontrer le ce petit prince, guidez le pas à pas, prudemment mais ne le réduisez jamais à cette étrangeté, il risquerait de la trouver confortable...

Ce petit prince est-il fou ?
Peut-être un peu mais à peine plus que tant d'autres :)

Lacan avait commencé son enseignement en écrivant sur les murs de l'hôpital psychiatrique : "N'est pas fou qui veut" et le termina par un "tout le monde délire" ...

Cordialement

Clairea
sabine
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Re: Le petit Prince dérangeant

Message par sabine »

artiste... poète... comme mon petit prince qui dessine/écrit toujours le nom des couleurs avec le feutre qui correspond : rouge en rouge... un peu comme Rimbaud et son "A noir, E blanc, I rouge..."

le rencontrer... peut-être avec de la musique... (faisiez-vous référence à "l'accordage émotionnel" de Daniel Stern ?
c'est que précisément, je n'arrive pas à imaginer son état émotionnel dans ces moments-là...

merci de m'aider à réfléchir.
cordialement
sabine
clairea
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Re: Le petit Prince dérangeant

Message par clairea »

Ce petit prince est créatif ...
Il fait avec les failles de l'ordre symbolique.

Je vous donne quelques lignes théoriques qui m'aident dans mon appréhension clinique... vous en ferez ce que vous voudrez, leur pertinence n est peut-être liée qu'à ma pensée.

La psychanalyse aborde le sujet par le biais du langage, c'est pour cela que Lacan avait crée le néologisme parletre ( être parlé, être parlant).

La langue est basée sur des codes implicites... un ordre que la psychanalyse nomme l'ordre symbolique...

Tout signifiant renvoie à un autre qui renvoie à un autre ... mais comme nous avons cet ordre, ces renvois sont implicites... C'est cela le lien social... pouvoir se parler à peu près sur un registre partagé qui n'est fait que d'implicites et source de tant de malentendus acceptés.
Ainsi grand est opposé à petit et moyen, ouvert à fermé et nous pouvons utiliser ces termes sans les renvoyer sans cesse à leur définition... sinon notre discours serait insupportable...

Que montre le petit prince avec la couleur rouge ? Il montre que le signifiant, la métaphore ne suffit pas ... il a besoin d'y rajouter la preuve par l'image... l'imaginaire... ce que l'on voit... le symbolique c'est la métaphore en quelque sorte... l'imaginaire c'est le royaume de l'image

C'est cela que Lacan ne cesse d'expliciter par ordre symbolique, l'imaginaire et le réel.

Alors voilà peut-être une piste pédagogique pour comprendre ce petit prince, aidez-le à ordonner les signifiants ... Le signifiant rouge devrait pouvoir se suffire à lui même sans être compléter de la preuve visuelle ... Ce besoin de coller le signifiant à son signifié est un indice de la fragilité de cet ordre symbolique.

Imaginez à présent le monde de ce petit prince où ce qui est dit n(est jamais sûr, ce qui est écrit ne pèse pas plus lourd ... Grand est-ce vraiment plus haut que petit ? Imaginez s'il faudrait vérifier sans cesse cette évidence sous peine de confusion ... confusion mentale ... Il y a de quoi parfois perdre le fil du lien social ... comme si l'opposition binaire du monde ne tenait pas, ne s'ordonnait pas ... fille, garçon, mort vivant, rire larme... soi, non soi


Je ne sais pas ce que vous pourrez faire de ces quelques réflexions très psy. Mais vos quelques lignes me laissent à penser que vous l'avez déjà rencontré ce petit prince, pour en avoir perçu les tremblements subjectifs, les défenses et les luttes ... Beaucoup n'auraient pas même remarqué cette répétition étrange...

Cordialement

Clairea
sabine
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Re: Le petit Prince dérangeant

Message par sabine »

Ce petit Prince est peut-être en train de commencer à "ranger" ce qui l'entoure...

J'ai essayé de garder en tête cette notion d'imaginaire, pour garder le lien avec lui. J'ai axé mon travail pendant un temps sur le corporel et le sensoriel.
Et peu à peu, des attitudes inédites sont apparues.

Il commence à montrer des émotions, à formuler des désirs propres, à tenir compte de l’autre : lors d’une séance de lecture orale aux petits de la maternelle, il a demandé au maître (des petits) de s’écarter car il les « empêchait de voir » ! Même pris dans une activité intellectuelle « chargée », puisqu’il devait lire à vois haute et montrer les illustrations à tous), l’autre existait pour lui, et en plus, il identifiait/interprétait le désir de « voir » de l’autre.
Désormais, il montre sa contrariété lorsque je lui fais une remontrance : il grimace, baisse la tête, se détourne, mais sans larmes. Il se défend si dans une file, un autre lui passe devant (ce qui le laissait totalement indifférent auparavant).
Il y a trois semaines, je lui ai montré le film de N. Philibert « Mon petit frère de la lune ». Et hier, il m’a demandé de le revoir en le désignant par « le film du petit frère ». Moi qui pensait que cela ne l'avait pas intéressé...
Il a également pour la 1ère fois utilisé un outil individuel que j’ai réalisé pour lui (il y a 2 mois !) : il s’agit de cases où figurent 6 phrases simples qui évoquent un type de difficulté (je n’arrive pas à lire certains mots, j’ai peur de me tromper, je n’arrive pas à me souvenir…). En désignant une des cases ("j’ai peur de me tromper"), il est entré dans la symbolisation et la communication que je lui proposais. J’ai pu alors axer mon aide sur sa demande, et lui a pu continuer son travail.
Et, cerise sur le gâteau, il a été capable de terminer toutes les évaluations que je lui proposais !

Voilà donc quelques nouvelles de ce jeune garçon, ce "parlêtre" qui chemine dans notre monde...

cordialement
sabine
clairea
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Re: Le petit Prince dérangeant

Message par clairea »

Merci beaucoup pour votre témoignage .. qui m'a simplement émue.

Vous l'avez rencontré ce petit prince..

Je prendrai le temps peut-être d'une réaction plus développée et professionnelle... mais merci encore d'avoir montré que ce petit prince existait et de n'avoir pas renoncé.

Clairea
sabine
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Re: Le petit Prince dérangeant

Message par sabine »

Tant de souffrance... pour lui et moi... qu'il m'est parfois impossible de "penser" autour de lui, de moi. Associés dans cette tourmente qui dure, je le tiens, le soutiens, le retiens, je n'ai pas le droit de lâcher.
Lui aussi me tient, par le cœur... de mon rôle, ce qui me fait enseignante, faire apprendre quelque chose pour accroitre l'autonomie du sujet.
Il ne veut pas de "mes savoirs", il m'interpelle sur des contenus "primaires", toujours cette recherche de signifiants : "la boisson, c'est quand on boit ?", il s'échappe si fort, avec ses réponses automatiques, et la voix plate qui les porte, son regard ailleurs...
Maintenant il pleure, de vraies larmes, petites, qui ne roulent pas, mais qui remplissent ses yeux. Quand je le gronde parce qu'il ne "s'habite" plus, qu'il "perd connaissance". Quand la soignante est dans la classe (2x par semaine), elle s'approche, lui parle, reprend ma demande. Elle aussi est inquiète pour lui, ne "sait" pas comment s'accorder.
Nous n'arrivons pas à savoir quelle est la part du sujet dans ces attitudes : est-ce qu'il se défend activement contre la pensée, la symbolisation, parce qu'elles le menacent, le font souffrir, ou bien est-ce que cette attitude est plus automatique, mécanique, se mettant en place "passivement", faisant partie de sa carapace ?

Pour moi l'enseignante, cette question soulève celle du sens des apprentissages : lui proposer des tâches qu'il maîtrise, afin de le valoriser, qu'il puisse être autonome pendant que travaille avec les autres élèves, ou bien solliciter des apprentissages nouveaux, correspondants à ses besoins cognitifs, afin de l'amener à aller chercher sa pensée, avec la tension que cela provoque entre nous et dans la classe, ou bien encore lui proposer des activités plus "basiques" sur les formes, les couleurs, les lettres, pour l'aider à construire des signifiants qui ne se sont pas élaborés quand il était tout petit?
Un jour il a dit qu'il voulait faire "des choses faciles" quand la soignante n'était pas dans la classe, j'en ai tenu compte...
Il dit qu'il n'a "pas de mémoire", pourtant il m'a demandé récemment de lui remontrer le film "de la lune" et "du petit frère".
Pour l'instant je navigue, au gré de mes intuitions, alternant les modalités, sans y voir très clair. Parfois je le sollicite corporellement pour maintenir son attention (rassemblement du corps par des pressions, soutien dorsal).
J'ai remarqué qu'il me prête mieux attention si je m'adresse à lui "en jouant", c'est-à-dire de façon caricaturale, théâtrale, comme avec un petit en fait...

On me dit qu'il bouge, qu'il évolue, mais moi je supporte de plus en plus mal ce "chaos scolaire", cette incompréhension dans laquelle me plongent ses paroles parfois, cette peur qui nait au point de me déclencher des crampes d'estomac...
Je me sens en échec, nulle quand je m'emporte, incapable de lui apporter de l'aide pédagogique, envahie par mes émotions et mon agressivité.
Mais je continue à chercher...
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