En préambule peut être juste préciser que je poursuis ma formation en psychanalyse lacanienne et que je n'ai pas encore une distance suffisante avec ses concepts complexes pour vous les exposer ici sans précaution. Aussi, si des imprécisions demeurent, si un lecteur avisé veut compléter ou reprendre certains points, il sera le bienvenu !
Travailler les textes de J. Lacan m’apporte un aide concrète pour penser ce qui se joue dans la psychose, je le constate régulièrement. Vous faites référence, Stef, au stade du miroir que J. Lacan décrit comme «formateur de la fonction du Je ». Vous pouvez lire à ce sujet la communication que J. Lacan a donné au XVIe congrès international de psychanalyse ou reprendre le séminaire I.
http://pagesperso-orange.fr/espace.freu ... miroir.htm
Le stade du miroir est un temps mythique, structurel mais vous pouvez en trouver une incarnation dans le plaisir du jeune enfant (entre 6 et 18 mois environ) porté devant le miroir par un adulte. La jubilation de l’enfant devant la perception de son image corporelle est à comprendre, explique Lacan, comme l’appréhension de son corps en tant qu’unitaire.
Souvenez-vous que le tout petit bébé, de par son immaturité physiologique, est surpris quand sa propre main passe devant son regard. Avant cette expérience du miroir, le corps de l’enfant est perçu par lui-même comme morcelé. Les angoisses de morcellement, de dislocation du corps dans la psychose seraient des résidus de cette expérience infantile archaïque que nous avons tous traversés. Lacan remarque que l’enfant, porté devant le miroir, contrairement à l’animal qui reconnaît lui aussi son image (expérience avec des singes notamment), va se retourner vers l’adulte qui le porte. L’autre, qui porte, qui nomme «tu es ceci », est ce par quoi l’enfant va s’identifier à une image du semblable, image avec une unité anticipatrice de sa maîtrise corporelle.
L’enfant vit d’abord son corps comme unitaire dans la médiation de l’autre, avant de pouvoir en éprouver l’expérience sensori-motrice.
Lacan reviendra souvent sur cette immaturité physiologique de l’enfant, le fait que le nourrisson soit en dépendance totale avec l’autre, que le sein nourricier, fantasmé comme objet interne dans le psychisme infantile est un objet perdu, cause de désir… Pour les plus curieux, vous pouvez lire «le complexe de sevrage » de J. Lacan au lien ci dessous :
http://www.megapsy.com/Mental/pages/003.htm
Ce stade est donc à comprendre, indique J. Lacan « comme une identification au sens plein que l'analyse donne à ce terme : la transformation produite chez le sujet, quand il assume son image. [...] L'assomption jubilatoire de son image spéculaire par l'être encore plongé dans l'impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu'est le petit homme à ce stade infants, nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale »
(J. Lacan, Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je , in Écrits I p 93)
Vous comprenez ici que le regard, ce que J. Lacan nomme la pulsion scopique, a un caractère fondamental, dont on trouve une illustration dans les délires paranoïaques et qui est support aux différentes formes d’identification et de narcissisme (cf. le mythe de Narcisse)
Vous pouvez consulter le schéma optique que Lacan a formalisé mais il est un peu difficile à lire.
Pour simplifier, vous avez ici l’illustration des trois registres imaginaire, symbolique et Réel que J. Lacan a construit comme pivot de sa théorie.
L’imaginaire est porté sur l’axe a à, c’est-à-dire dans la relation spéculaire à l’autre en tant que support à des identifications. Mais Lacan parle d’impasse de cette relation à l’autre, d’aliénation du Moi à l’autre, support à l’agressivité et à la jalousie. Le Moi est constitué de toute la série de nos identifications, et en cela le Moi, différent du Je, est aliéné dans la relation au semblable.
La fonction symbolique, incarnée dans la parole, apaise les échanges inter humains, (Lacan donne pour exemple le mot de passe, le nom propre) elle va permettre de réguler la relation spéculaire imaginaire.
Notre réalité est faite d’images structurées par le langage. Pour donner un exemple, je ne vois qu’une seule neige car je ne possède qu’un seul signifiant pour la nommer, alors qu’un esquimau en distingue plusieurs dizaines… et donc en voit plusieurs… La fonction symbolique donne une place aux choses, c’est ce qui ordonne, qui permet de se compter comme un, et donc de se différencier d’autrui et donc de l’axe purement imaginaire. C'est aussi ce qui fait que le concept vache regroupe un animal blanc et noir et aussi un animal marron.
Consulter pour vous aider le schéma L de J. Lacan au lien suivant :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Sch%C3%A9ma_L
Cette fonction symbolique est portée par la métaphore paternelle, le Nom du Père et pour vous simplifier la chose par ce qui fait que le sein vient à manquer pour le nourrisson, ce qui est cause du désir de la mère et qui s’illustre pour l'enfant dans ses allers et retours. C’est parce que la mère est absente par moment que le bébé va invoquer la métaphore paternelle. Relisez aussi le jeu du Fort-Da dans « Au-delà du principe de plaisir » de S. Freud.
La psychose donc, selon Lacan, correspond à ce qu’il nomme la forclusion du Nom du Père, c’est-à-dire, pour vraiment simplifier, un trou dans cette fonction symbolique qui ne protège alors plus complètement le sujet de la relation imaginaire, qui ne la médiatise pas. Le délire psychotique est une tentative de colmatage de ce trou, en créant une néo réalité pour simplifier
Dans la psychose, les signifiants se juxtaposent, le discours est une série hasardeuse avec ce qu’on nomme la logorrhée, les associations courtes qui nous renvoient une certaine étrangeté. Il manque une articulation. Lacan parle de métonymie alors que dans la structure névrotique, nous sommes dans le registre de la métaphore, un signifiant est articulé à un autre, ça raconte quelque chose. C’est donc interprétable mais dans la psychose, l’interprétation est plus délicate car le discours ne s’articule pas selon un ordre symbolique, il y a un trou. C’est ce que vous observez dans le discours de cet enfant sur l’orage, il est pris dans l’imaginaire, tente peut-être ponctuellement de vous donner une place mais comme sa réalité est lacunairement ordonnée, il vous rate et vous avez un sentiment de non-communication.
Dans le cas de l’autisme, la forclusion est parfois presque totale, et l’enfant est pris dans la sphère imaginaire, avec des fascinations pour des objets lumineux et des actions répétitives, tout est dans le semblable (besoin d'immuabilité), l’autre alors n’existe pas en tant que tel.
Difficile de vous traduire cela, mais la fonction symbolique est ce qui permet de vivre ensemble car en ordonnant nos réalités, en nous différenciant, elle pose la loi, ne serait-ce qu’une loi minimale comme celle repérée par Levi-Strauss dans « La pensée sauvage ». Sans cette loi, pas de vie sociale et aucune raison de ne pas vérifier indéfiniment que si je tombe je me fais mal. Si tout est mouvant, au royaume des images, le monde n'a pas de permanence car la chaise verte n’est plus chaise si elle est rouge ou si elle n'est plus à côté de la table. C'est le registre de la répétition métonymique, sans fin, sans scansion symbolique.
L’hallucination, le délire sont des effets de cette captation imaginaire et de ce trou dans une fonction symbolique, trou plus ou moins grand, plus ou moins aménageable.
Beaucoup d’adultes psychotiques vivent comme vous et moi, ou presque, tant que le trou est déguisé, aménagé par des béquilles : statut social (ça donne une place), passion (ça donne une identité) ou autre…. Quand la béquille symbolique cède, le sujet bascule et c’est la décompensation psychotique avec tous les ravages qu’on lui connaît, allant du fait divers sordide, à la bouffée délirante ou au suicide soudain…
Voilà, mes explications sont peut-être confuses, et sans doute très incomplètes. Mais le concept de forclusion est vraiment un concept opérant dans la pratique, j’en fais l’expérience régulièrement. J’espère vous en avoir donné un début d’explication.